C’est le document sur la question du racisme en Amérique latine qui eut le plus de retentissement lors de la première conférence communiste latino-américaine de juin 1929 à Buenos Aires.
Néanmoins, il y eut deux autres contributions péruviennes, là encore formulées par José Carlos Mariátegui.
Elles sont relativement courtes, mais pleines de finesses naturellement.
La première s’intitule Arrière-plan et développement de l’action classiste (c’est-à-dire de classe).
Ici, il faut savoir que quelques semaines plus tôt, le 17 mai 1929, s’est fondé la Confederación General de Trabajadores del Perú (Confédération Générale des Travailleurs du Pérou), dont les statuts et le programme de lutte ont été rédigés par José Carlos Mariátegui.
C’est tout un aboutissement du processus d’affirmation révolutionnaire. Mais le document retrace surtout le cheminement des idées, à travers les luttes.
On a donc un historique qui part de Manuel González Prada (1844-1918), aligné sur l’anarchisme, jusqu’à l’acceptation du socialisme comme doctrine par José Carlos Mariátegui.
Et il est souligné le rejet du « populisme démagogique et inconcluant », ainsi que du « caudillisme personnaliste », le caudillo désignant en Amérique latine un démagogue souvent chef de guerre se présentant comme le sauveur providentiel du peuple et de la nation, etc.
Ce document, en soi, ne présente pas un intérêt essentiel dans ce qu’il raconte. Il exprime pourtant un point de vue fondamental : celui que la contradiction est interne.
José Carlos Mariátegui présente l’affirmation du socialisme au Pérou comme le fruit de luttes sociales et idéologiques au Pérou même.
Ce faisant, par contradiction, il rejette le principe d’une idéologie « importée ».
La seconde autre contribution a comme titre Point de vue anti-impérialiste ; elle présente comme on s’en doute la manière dont il faut comprendre la question. C’est aussi une sorte de bilan.
José Carlos Mariátegui avait, en effet, collaboré avec Víctor Raúl Haya de la Torre.
Celui-ci qui avait fondé en 1924, à Mexico, l’Alianza Popular Revolucionaria Americana (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine) et notamment publié en 1927, à Buenos Aires, Pour l’émancipation de l’Amérique latine.
Les cinq points fondamentaux de l’Alianza Popular Revolucionaria Americana, connu sous l’acronyme APRA, étaient les suivants :
« 1. Action contre l’impérialisme yankee ;
2. Pour l’unité politique de l’Amérique latine ;
3. Pour la nationalisation des terres et des industries ;
4. Pour l’internationalisation du canal de Panama ;
5. Pour la solidarité avec tous les peuples et toutes les classes opprimés du monde. »
On est ici dans la variante la plus à gauche du nationalisme latino-américain formulé en 1900 par l’Uruguayen José Enrique Rodó dans son essai Ariel.
La prétention à l’anti-impérialisme était, pour cette raison, relativement vaine et José Carlos Mariátegui en constata vite la nature.
De fait, le projet de parti unique latino-américain cessa bien vite ; l’APRA devint un mouvement politique seulement péruvien en 1928 et bascula très vite dans le populisme.
On lit dans Point de vue anti-impérialiste au sujet de toute cette prétention latino-américaine bourgeoise :
« Dans quelle mesure la situation des républiques latino-américaines peut-elle être assimilée à celle des pays semi-coloniaux ?
La situation économique de ces républiques est indéniablement semi-coloniale, et à mesure que leur capitalisme se développe et, par conséquent, la pénétration impérialiste, ce caractère de leur économie doit s’accentuer.
Mais les bourgeoisies nationales, qui voient dans la coopération avec l’impérialisme la meilleure source de profit, se sentent suffisamment maîtres du pouvoir politique pour ne pas se préoccuper sérieusement de souveraineté nationale.
Ces bourgeoisies, en Amérique du Sud, qui n’a pas encore connu l’occupation militaire yankee, à l’exception du Panama, ne sont pas prédisposées à admettre la nécessité de lutter pour une seconde indépendance, comme le supposait naïvement la propagande de l’APRA.
L’État, ou plutôt la classe dirigeante, n’aspire pas à une autonomie nationale plus large et plus certaine.
La révolution pour l’indépendance est relativement trop proche, ses mythes et ses symboles trop vivants, dans la conscience de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
L’illusion de la souveraineté nationale persiste dans ses principaux effets.
Prétendre qu’un sentiment de nationalisme révolutionnaire, semblable à celui qui, dans des conditions différentes, représente un facteur de la lutte anti-impérialiste dans les pays semi-coloniaux soumis à l’impérialisme au cours des dernières décennies en Asie, serait une grave erreur. »
José Carlos Mariátegui, conséquemment à sa propre analyse, dit que la bourgeoisie nationale est issue de l’indépendance conquise face aux Espagnols, et que par la manière dont elle est née, elle ne se sent aucune attache avec le peuple.
Et là, de manière brillante, il affirme que l’anti-impérialisme ne suffit pas. Il a compris que la contradiction est interne et, effectivement, il a toujours souligné que c’est le verrou féodal qui empêchait le Pérou d’avancer historiquement.
« La divergence fondamentale entre les éléments péruviens qui ont initialement accepté l’APRA – comme un projet de front unique, jamais comme un parti, ni même comme une organisation efficace et pérenne – et ceux extérieurs au Pérou qui l’ont ensuite définie comme un Kuo Min Tang latino-américain, réside dans le fait que les premiers restent fidèles à la conception socio-économique révolutionnaire de l’anti-impérialisme, tandis que les seconds expliquent ainsi leur position : « Nous sommes de gauche (ou socialistes) parce que nous sommes anti-impérialistes.»
L’anti-impérialisme est ainsi élevé au rang de programme, d’attitude politique, de mouvement autosuffisant qui mène spontanément, par un processus inconnu, au socialisme, à la révolution sociale.
Ce concept conduit à une surestimation excessive du mouvement anti-impérialiste, à une exagération du mythe de la lutte pour la « seconde indépendance », à un romantisme selon lequel nous vivons déjà l’époque d’une nouvelle émancipation.
D’où la tendance à remplacer les ligues anti-impérialistes par une organisation politique.
De l’APRA, initialement conçue comme un front uni, une alliance populaire, un bloc des classes opprimées, nous sommes passés à l’APRA définie comme le Kuo Min Tang latino-américain.
Pour nous, l’anti-impérialisme ne constitue pas et ne peut pas constituer, en soi, un programme politique, un mouvement de masse capable de prendre le pouvoir.
L’anti-impérialisme, même s’il pouvait mobiliser la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationalistes aux côtés des masses ouvrières et paysannes (nous avons déjà catégoriquement nié cette possibilité), n’annule pas l’antagonisme entre les classes, ni ne supprime leurs divergences d’intérêts. »
Pour José Carlos Mariátegui, la propagande de l’APRA de Víctor Raúl Haya de la Torre consiste en une :
« prédication confuse et messianique qui, tout en se présentant comme relevant de la lutte économique, fait en réalité principalement appel à des facteurs raciaux et sentimentaux. »
José Carlos Mariátegui fait alors une remarque brillante. C’est un passage qui préfigure la compréhension de ce qu’est le capitalisme bureaucratique, comme capitalisme dans un pays semi-féodal semi-colonial.
Si on a en effet une conception « purement » anti-impérialiste, alors seul compte l’anti-impérialisme et on s’imagine que le pays victime de l’impérialisme ne connaît aucun développement économique.
Une telle vision est cependant unilatérale, anti-dialectique. José Carlos Mariátegui a, quant à lui, très bien compris le nœud des contradictions qui existent.
Et il constate donc qu’il existe une contradiction entre l’impérialisme et le féodalisme d’un pays, même si ce féodalisme forme un verrou à l’expression démocratique.
Il peut donc y avoir une confrontation de l’impérialisme avec le féodalisme, ou des modifications.
C’est le principe du capitalisme bureaucratique, qui va être développé en tant que tel dans les années 1960 dans le cadre du maoïsme.
« Les intérêts du capitalisme impérialiste coïncident-ils nécessairement et fatalement dans nos pays avec les intérêts féodaux et semi-féodaux de la classe des propriétaires fonciers ?
La lutte contre le féodalisme est-elle nécessairement et totalement identifiée à la lutte anti-impérialiste ?
Certes, le capitalisme impérialiste utilise le pouvoir de la classe féodale, dans la mesure où il la considère comme la classe politiquement dominante.
Mais leurs intérêts économiques ne sont pas les mêmes.
La petite bourgeoisie, sans exclure les plus démagogiques, si elle modère dans la pratique ses pulsions nationalistes les plus marquées, peut parvenir à la même alliance étroite avec le capitalisme impérialiste.
Le capital financier se sentira plus en sécurité si le pouvoir est entre les mains d’une classe sociale plus large qui, en satisfaisant certaines revendications pressantes et en entravant l’orientation de classe des masses, est mieux placée que la vieille et détestée classe féodale pour défendre les intérêts du capitalisme, pour en être le gardien et l’initiateur.
La création de la petite propriété, l’expropriation des grands domaines et la liquidation des privilèges féodaux ne sont pas immédiatement contraires aux intérêts de l’impérialisme.
Au contraire, dans la mesure où les vestiges du féodalisme ont entravé le développement d’une économie capitaliste, ce mouvement de liquidation du féodalisme coïncide avec les exigences de la croissance capitaliste, promue par les investissements et les techniciens de l’impérialisme.
La disparition des grands domaines et l’instauration à leur place d’une économie agraire fondée sur ce que la démagogie bourgeoise appelle la « démocratisation » de la propriété foncière, le remplacement des anciennes aristocraties par une bourgeoisie et une petite bourgeoisie plus puissantes et influentes – et donc plus à même de garantir la paix sociale – ne sont en rien contraires aux intérêts de l’impérialisme.
Au Pérou, le régime Leguia, bien que timide dans la pratique quant aux intérêts des grands propriétaires terriens et des patrons locaux, qui le soutiennent largement, n’hésite pas à recourir à la démagogie, à fustiger le féodalisme et ses privilèges, à tonner contre les anciennes oligarchies et à promouvoir une répartition des terres qui ferait de chaque ouvrier agricole un petit propriétaire.
C’est précisément de cette démagogie que le léguaïsme tire sa plus grande force. Il n’ose pas toucher à la grande propriété.
Mais le mouvement naturel du développement capitaliste – projets d’irrigation, exploitation de nouvelles mines, etc. – va à l’encontre des intérêts et des privilèges du féodalisme.
À mesure que les terres arables s’étendent et que de nouveaux centres de travail émergent, les grands propriétaires terriens perdent leur principal atout : la disponibilité absolue et inconditionnelle de la main-d’œuvre.
À Lambayeque, où des projets d’irrigation sont actuellement en cours, les activités capitalistes du comité technique qui les supervise, présidé par un expert américain, l’ingénieur Sutton, sont rapidement entrées en conflit avec les intérêts des grands propriétaires féodaux.
Ces grands propriétaires terriens sont principalement producteurs de sucre.
La menace de perdre leur monopole sur la terre et l’eau, et donc les moyens de déposséder à volonté la population laborieuse, les rend fous et les pousse à une attitude que le gouvernement, bien qu’étroitement lié à nombre de ses éléments, qualifie de subversive ou antigouvernementale.
Sutton présente les caractéristiques d’un homme d’affaires capitaliste américain.
Sa mentalité et son travail se heurtent à l’esprit féodal des propriétaires terriens.
Sutton a par exemple établi un système de distribution d’eau fondé sur le principe selon lequel la propriété de l’eau appartient à l’État.
Les propriétaires terriens considéraient le droit à l’eau comme annexé à leur droit à la terre.
Selon leur théorie, les eaux leur appartenaient ; elles étaient et demeurent la propriété absolue de leurs domaines. »
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José Carlos Mariátegui et le matériau humain