L’Amérique latine, des « peninsulares » aux incessants coups d’État

Les présentations des pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique visent à saisir leur parcours propre, les spécificités de leurs émergences historiques.

Avec José Carlos Mariátegui qui a réussi à magistralement analyser le parcours historique du Pérou, on sait qu’il faut voir le parcours vivant de la réalité : la vie du mode de production, le parcours du matériau humain en transformation, les manières dont les choses et les êtres humains s’agencent.

Il ne s’agit pas de faire un fétiche de réalités spécifiques à tel ou tel pays et de s’imaginer que tout dépendrait de ça. Il n’existe pas de telles « structures » décisives.

L’objectif, c’est au contraire de voir l’Histoire en mouvement, de reconnaître la dignité du réel.

Et ce qu’il faut toujours garder en tête, c’est que la naissance des pays d’Amérique latine ne se produit pas lors d’une simple crise, avec la monarchie espagnole incapable de conserver le contrôle de ses colonies.

La naissance des pays d’Amérique latine est elle-même une crise, qui ne s’est jamais terminée. Les incessants coups d’État le prouvent. Il est constamment recherché un équilibre, une stabilité, alors qu’en réalité la contradiction est interne.

Cette contradiction consiste initialement en la vitalité de la contradiction entre Espagnols peninsulares et Espagnols criollos.

La monarchie espagnole, lorsque le continent américain est « découvert » en 1492 par Christophe Colomb, vient tout juste de triompher des envahisseurs musulmans. C’est ce qu’on appelle, du point de vue de la monarchie espagnole, la « Reconquista ».

La Reconquista et sa victoire s’accompagnent de deux modalités.

D’une part, on est dans une opération militaire de guerre, de prise de contrôle, d’établissement du pouvoir. Cela veut dire que les guerriers sont soutenus, remerciés, valorisés : les chefs de guerre se voient, au fur et à mesure des avancées, remettre des terres, avec notamment des juifs et des musulmans à leur service (avant leur expulsion en 1492).

Il va se produire la même chose en Amérique.

D’autre part, on est dans une reconquête et dans une peur paranoïaque de perdre ce qui a été conquis. Par conséquent, les Espagnols des territoires non conquis se voient accorder davantage de confiance que ceux des territoires conquis.

Les Juifs et les musulmans seront même finalement expulsés, car considérés comme un risque potentiel. Et ceux qui se convertissent seront vus comme suspects par une inquisition fanatique débordant même les consignes du Vatican et obéissant aux exigences particulièrement brutales de la monarchie espagnole.

Pendant deux siècles, obtenir des postes à responsabilité impliquait en Espagne de prouver sa  limpieza de sangre, sa « pureté de sang », c’est-à-dire la preuve qu’on n’était pas d’une famille de juifs ou de musulmans convertis.

Il y a une hiérarchie « ethnique » qui est établie, où il est considéré que plus proche on est historiquement du noyau dur de la monarchie espagnole reconquérante, plus on est fidèle à celle-ci.

Il va se produire la même chose en Amérique.

L’attribution de fiefs aux conquistadors faisant la conquête de l’Amérique et la hiérarchie ethnique vont permettre à la monarchie espagnole de très vite être en mesure d’établir un pouvoir très fort.

Sur le long terme, cela ne pouvait que se retourner en son contraire. C’est ce qui donne naissance aux pays indépendants d’Amérique latine, par en haut.

Mais ces pays sont donc le produit d’un échec, ils sont la négation d’une incapacité.

Ils sont ainsi eux-mêmes incapables.

Il faut donc la négation de la négation, c’est-à-dire la réelle naissance des pays d’Amérique latine comme nations, sur une base populaire, donc démocratique.

L’indépendance des pays issus de la colonisation espagnole en Amérique ne signifie pas que différentes nations ont émergé, seulement qu’un territoire a acquis son autonomie complète. Il est affirmé que des nations sont nées, mais c’est erroné : ce n’est pas la fin, mais le tout début de l’émergence nationale.

L’indépendance n’est pas le couronnement de l’émergence des nations, mais le tout début. Et la nation émerge, de manière tourmentée, dans un territoire se prétendant déjà nation, mais relevant en réalité d’une construction par en haut.

Voilà pourquoi chaque pays d’Amérique latine connaît, dans son histoire, une instabilité chronique, des affrontements déchirants de proportion immense, des fuites en avant permanentes de la part des régimes, une opposition frontale entre une petite minorité très aisée vivant à l’écart et des larges masses dans une pauvreté chronique et une précarité prononcée.

Les révolutions démocratiques sont donc inévitables en Amérique latine ; les masses populaires ne sauraient accepter de s’affirmer numériquement et culturellement et d’être pourtant des laissés pour compte du progrès des forces productives, d’être repoussés avec hostilité de la part de l’appareil d’État.

L’affirmation d’un État nouveau – ce qui veut dire la guerre populaire – est inéluctable comme nécessité historique. L’Amérique latine va voir les nations naître – ce qui implique la révolution démocratique portée par la classe ouvrière et allant de manière ininterrompue au socialisme.

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Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique