On se doute que la grande difficulté de l’établissement d’un plan, c’est la question des données : non seulement il faut les déterminer, les définir en détail, mais il faut aussi les rassembler, elles doivent être fiables, complètes, mais en plus il faut savoir les utiliser. Pour cette raison, l’URSS de Staline a fourni un apport d’une incroyable valeur à la comptabilité et aux statistiques.
Staline, au XVIe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), résume cela de la manière suivante :
« Un travail de construction, un travail de gouvernement, un travail planifié sont impensables sans une comptabilité exacte. Et la comptabilité est impensable sans la statistique. »
Le premier problème qu’a affronté la révolution d’Octobre, à ce niveau, est la question des statisticiens. Si ceux-ci ont une approche erronée, s’ils sont contre la révolution, alors les données seront incomplètes, fausses, contre-productives, etc.
Or, on peut voir que lorsque les statisticiens tiennent leur congrès, le premier depuis 1917, à Moscou en juin 1918, il s’agit pratiquement des mêmes personnes qu’auparavant. Par conséquent, il était à craindre que leur vision du monde, leurs méthodes, leur conception de statistiques « neutres » soit encore présente.
A leurs yeux, les statistiques se basent sur une moyenne, principe niant le développement inégal ; les transformations se feraient de manière lisibles à travers les chiffres, qu’il suffirait de décrire, conception niant les sauts qualitatifs, la complexité du réel, etc. C’est, en définitive, l’idéologie de la sociologie, qui prétend expliquer la société à travers des photographies chiffrées des comportements et des situations socio-économiques.
Cela rentre profondément en contradiction avec la révolution d’Octobre qui instaure le matérialisme dialectique comme idéologie et par conséquent le plan quinquennal comme gestion complète de l’économie, ce qui suppose en même temps un renforcement du rôle des statistiques comme support à la planification. Entre 1918 et 1920, d’ailleurs, l’administration s’occupant des statistiques, la Direction Centrale de la Statistique, voit son nombre de départements passer de 10 à 26, avec 3000 personnes y travaillant.
Par conséquent, les contradictions, antagoniques ou non, devaient nécessairement grandir et se développèrent effectivement avec la pratique. Les statisticiens tentaient, en effet, de prendre des photographies des rapports existants, avec le PCUS(b) attendant des informations contribuant à l’élaboration de plans modifiant les rapports existants.
Gleb Krzhizhanovsky, responsable du GOELRO devenu responsable du GOSPLAN, formulera cela ainsi au XIIIe congrès du PCUS(b) :
« La statistique antérieure nous donnait un cimetière de chiffres, et il nous faut des chiffres vivants. Voilà l’approche de l’économie qu’il nous faut, la tâche de nos camarades des statistiques, pour que leur sagesse ne se déverse pas dans de gros livres de rayons poussiéreux de bibliothèques, et pour que notre immense travail économique ne puisse se passer de leurs courtes mais vivantes indications. »
Les statisticiens formés par l’ancien régime se considéraient pourtant comme indépendants, fournissant des informations brutes, sur une réalité statique ; ils rentraient en contradiction avec la recherche d’informations étant en transformation.
Par conséquent, en 1924 eut lieu une première purge de l’administration, qui échoua en raison du sabotage de la direction, qui avait pratiqué le népotisme, placé des gens appartenant à leurs familles, caché les origines sociales de ses membres, etc., avec le directeur adhérant même au PCUS(b) pour saboter les mesures de l’intérieur.
L’affrontement se produit alors à l’issue du XIVe congrès du PCUS(b), où Staline dénonça les données statistiques qui affirmaient qu’il y aurait, en 1925, plus de paysans pauvres qu’en 1917, ainsi qu’un renforcement des koulaks, les paysans riches. S’ensuivit une bataille lancée contre Staline par le responsable des statistiques, qui fut alors éjecté dans la foulée par une direction du Bureau Politique.
C’était une mise au pas et une réorganisation qui, en arrière-plan, posait la question de la relation à établir entre le GOSPLAN et l’Administration pour les Statistiques. Le GOSPLAN n’a initialement pas intégré cette administration et en décembre 1929, cela fut considéré comme une nécessité. L’administration s’occupant de statistiques devint alors le secteur statistique et économique du GOSPLAN, avec une direction dont les membres étaient en majorité au PCUS(b).
En 1931, le terme de statistique fut abandonné et l’organisme, devenu bien plus puissant, devint la « Direction centrale de la comptabilité économique nationale de l’URSS auprès du Gosplan », qui à partir de 1932 ne dut plus rendre public ses informations.
C’est que le développement de la planification se heurtait à une violente réaction de classe de la part des réactionnaires, qui procédaient à de multiples sabotages, à la formation d’organismes clandestins et terroristes, etc.
Dans la comptabilité, les partisans de la « neutralité » des statistiques, partisans ainsi d’une vision « sociologique », descriptive-explicative « en soi », de manière découplée de l’analyse matérialiste historique de la société et de sa transformation par la planification, furent donc de nouveau écrasés.
Ces sont les statistiques au sujet de la démographie qui furent le grand point d’achoppement ; voici l’accusation qui fut faite en 1937 à l’organisme ayant fourni les statistiques :
«Le recensement a été organisé en l’absence des règles les plus élémentaires ;
Le recensement a été saboté dans le but préconçu de démontrer le mensonge fasciste au sujet des décès en URSS, de la famine et de l’émigration hors des frontières de l’URSS en relation avec la collectivisation de quelques millions de personne ;
Ont été oubliés dans le recensement, à en juger d’après les données que nous avons présentées plus haut, pas moins de 4 % de la population, soit environ 6,5 millions de personnes. »
La direction centrale fut alors de nouveau purgée et amena l’avènement d’une nouvelle génération, authentiquement soviétique, capable de compiler les données et d’épauler le GOSPLAN.