L’exigence de la culture, une tâche personnelle, un devoir collectif

Les romans dystopiques – c’est-à-dire anti-utopiques – pratiquent tous la dénonciation de la société, de la collectivité, au nom de la liberté absolue de l’individu. Toute organisation collective serait malsaine et oppressive ; toute « structure » dépassant l’individu le détournerait de son être véritable.

Cela relève évidemment de la propagande anticommuniste de la bourgeoisie. En réalité, le socialisme s’accompagne de la dialectique entre la société et la personnalité (et non plus « l’individu »).

Chaque être humain peut ainsi s’épanouir et développer ses propres facultés en particulier, dans la dialectique de l’égal et de l’inégal, du particulier et du collectif.

C’est là le sens même du Communisme, pour qui la culture n’est pas un simple agrément de la vie. C’est le reflet de la vie, non pas de manière passive, mais de manière productive, car c’est ce qui lui donne sa densité, son épaisseur.

C’est d’abord une affaire de sensibilité. Il faut être en mesure d’être marqué, au plus profond de soi, par un parfum, une chanson, l’intimité d’une scène montrée dans une peinture au réalisme poignant.

Par la culture, on saisit pleinement les moments vrais ; ce n’est que parce que notre regard est instruit que l’on peut saisir ces moments, être touché et grandi par le travail de l’artiste.

Être instruit, éduqué, c’est élargir le champ de sa sensibilité, c’est être le fruit non pas simplement de son temps, mais de toute l’évolution humaine et son accomplissement.

L’écrivain russe Fiodor Dostoïevski a très bien exprimé cela dans une lettre à son frère, en disant que :

« J’ai lu presque tout Balzac. Balzac est grand. Ses personnages sont les produits de l’intelligence universelle. Ils ne sont pas le fruit d’une époque : ce sont des milliers d’années de lutte qui ont préparé une pareille profondeur dans l’âme d’un homme. »

Les communistes s’intéressent par nature à la culture, et même plus : ils la vivent et vivent à travers elle. Un communiste au 21e siècle a forcément une liste très élaborée d’albums de musique auxquels il tient absolument, et qui évolue avec le temps.

Il en va de même de photographies, de films, de peintures, de tout ce qui relève des différents domaines de la production artistique.

L’exigence est ici très grande. Il ne s’agit pas de se dire qu’il suffit d’écouter des choses et d’en apprécier certaines plutôt que d’autres pour être au niveau qu’exige la culture. Il faut se fonder sur le principe de civilisation, et c’est là nullement de l’élitisme : c’est comprendre la différence entre la quantité et la qualité.

D’où la grande difficulté que pose notre époque, puisque la culture, sous des formes extrêmement variés et de valeurs totalement inégales, est partout. Elle est massive, abondante, souvent diluée par manque d’exigence et par souci de les rendre simples, consommables.

De manière très concrète, si l’on pense à Karl Marx et Friedrich Engels au 19e siècle, les choses étaient plus faciles à aborder pour eux. La culture portait en elle-même une exigence.

Aller vers la culture et recevoir la culture, c’était déjà une exigence. Être cultivé, c’était avoir et avoir eu l’exigence de se tourner vers les œuvres. Karl Marx et Friedrich Engels étaient très cultivés et la culture imprègne chacun de leurs travaux avec à chaque fois un très haut niveau.

Il en va de même pour Lénine, Staline, Mao Zedong. Si on prend les auteurs de romans cités par Lénine dans les 29 premiers volumes de ses œuvres complètes, on retrouve 320 fois Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine, 99 fois Nikolaï Gogol, 60 fois Ivan Krylov, 46 fois Ivan Tourgueniev, 26 fois Nikolaï Nekrassov, 19 fois Alexander Pouchkine, 18 fois Anton Tchekhov, 17 fois Alexander Ostrovsky, 16 fois Gleb Ouspensky, 11 fois Ivan Gontcharov.

Il était, à l’époque, plus facile de repérer les « classiques ». C’est désormais à la fois plus facile (l’accès aux œuvres est facile) et plus difficile (faire le tri entre les œuvres est difficile).

Cela signifie qu’il faut d’autant plus savoir trancher sur des choses très concrètes.

Par exemple, la danse contemporaine, dans sa forme ultra normalisée et codifiée telle qu’elle existe aujourd’hui, est-elle acceptable ?

Relève-t-elle d’une approche moderne du mouvement dans la société industrielle, ou bien est-ce une insulte à la grâce du corps n’exprimant rien d’autre que le subjectivisme bourgeois ?

Ce n’est pas simple, mais il faut y répondre ; la culture exige une telle réponse.

Il en est de même pour tout ce qui concerne le patrimoine architectural. La France est riche de milliers d’églises, chapelles, monastères et cathédrales. La valeur de ces monuments est en général évidente, il s’agit dans la plupart des cas d’un héritage indiscutable.

Reste à savoir cependant comment aborder ce patrimoine et dans quelle mesure il faut le conserver plutôt que le faire vivre. C’est une contradiction puissante.

Est-il correct de jouer de la techno dans une église, ou bien il faut se contenter de grands concerts avec deux chœurs et un orchestre professionnel de la Passion selon Mathieu de Bach dans une version dite historiquement informée ? D’ailleurs, faut-il jouer une œuvre protestante dans une église relevant du catholicisme romain ?

On peut se demander également comment l’État socialiste devra aborder la Basilique de l’Immaculée-Conception de Lourdes.

Car le bâtiment est une mystification : ce n’est pas un héritage gothique, c’est du néogothique, construit entre 1862 et 1871, au moment où l’Église a prétendu croire Bernadette Soubirous, la fille d’un meunier, qui dit avoir vu et entendu la Vierge dans la grotte de Massabielle qui se situe en dessous. Pour autant, la destruction d’un tel monument serait probablement considéré comme inacceptable pour la population française.

La réponse à faire sera forcément très différente de celle concernant la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre à Paris, pourtant de la même époque. Dans ce dernier cas, il n’y a pas la même mystification néogothique et la valeur architecturale du bâtiment est beaucoup plus intéressante, en tous cas conforme à son époque car les Parisiens l’ont toujours trouvé laide (la surnommant la meringue).

Cependant, politiquement, le bâtiment est inacceptable, car il relève du fanatisme catholique le plus réactionnaire, dans le contexte de la période marquée par la Commune de Paris de 1871.

Seul un très haut niveau de connaissances culturelles et de réflexions culturelles de la part de l’État socialiste permettra d’aborder de manière juste de telles questions, en rapport direct avec le peuple.

Il ne s’agit pas de se dire qu’on trouvera à ce moment-là les bonnes réponses, de manière pragmatique. Si on n’aborde pas dès aujourd’hui la culture de manière systématique et avec un très haut niveau d’exigence, la faillite est promise.

La culture ne s’improvise pas. Il faut savoir trier, valoriser et préserver les œuvres et les ouvrages, mais sans jamais en faire des fétiches. La culture doit toujours être concrète.

A priori en France, n’importe quel enfant apprendra à l’écoleLe Corbeau et le Renard de Jean de la Fontaine. C’est très bien et, au-delà de la fable elle-même, il y a dans cet apprentissage la formation d’une culture commune, reliant les générations entre elles.

Il n’est pourtant pas normal que les enfants apprennent cette fable sans connaître la version (traduite en français moderne) de Marie de France au 12e siècle, qui est elle-même issue du fabuliste grec Ésope, 1800 ans avant elle. La culture exige une telle connaissance en profondeur des œuvres, et non pas de se contenter de réciter par cœur des rythmes de manière abstraite et figée.

Cela peut paraître pompeux et on pourrait se dire qu’on peut cultiver les enfants sans avoir besoin d’aller chercher aussi loin dans le patrimoine médiéval relavant lui-même du patrimoine antique. Mais on ne simplifierait rien avec une telle approche.

C’est qu’en effet, à rebours du principe bourgeois de la « création » (à partir de rien), l’art existe toujours en tant que production. C’est le fruit d’une longue transformation. Il y a des apports s’accumulant, il y a des rapports qui existent et qui expliquent ou soulignent.

Comme l’a formulé Mao Zedong,

« les œuvres du passé ne sont pas des sources, mais des cours d’eau ; elles ont été créées avec les matériaux que les auteurs anciens ou étrangers ont puisés dans la vie du peuple de leur temps et de leur pays ». 

On peut ainsi très facilement trouver agréable l’ouverture de Guillaume Tell de Gioachino Rossini, mais cela ne suffit pas ; il faut une éducation musicale et une attention personnelle très poussée pour aborder l’œuvre dans son ensemble, avec toutes ses subtilités et sa longueur ; sans compter qu’il faut alors s’intéresser de manière pratique et concrète à l’histoire de la formation nationale de la Suisse, puisqu’il s’agit de ça.

Pour cette raison, on ne peut pas s’imaginer qu’il suffit de demander à des millions de gens de payer 22 euros (en 2025) pour entrer dans le musée du Louvre et les laisser ensuite se débrouiller. Ni le bâtiment, très ancien, ni la puissance culturelle des collections, ne le permettent.

Un tel musée doit nécessiter un passeport culturel pour y accéder, et on ne devrait pouvoir y déambuler qu’à l’aide d’un guide très formé. Comme d’ailleurs dans pratiquement tous les musées.

C’est cela qu’exige la culture, qui ne consiste pas en la consommation d’œuvres (et pire, en leur accumulation, appropriation individuelle), mais en l’élévation personnelle, par l’éducation collective et permanente de la sensibilité à l’art.

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