Dans un phénomène, il y a deux aspects et il y a un mouvement entre ces deux aspects. Saisir cette dynamique permet de cerner la nature du phénomène ou, au moins, d’en voir ce qui compte. Voici par exemple ce que constate Jean de La Bruyère, à travers la présentation d’une situation.
Il ne s’agit pas seulement de la critique qui est faite – cela les commentateurs bourgeois l’ont vu. Non, ce qui compte, c’est aussi l’enseignement dialectique que fait Jean de La Bruyère en nous présentant cela ainsi :
« « Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l’esprit, de l’agrément, de l’exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l’attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré ; il ne plaît pas, il n’est pas goûté. »
— Expliquez-vous : est-ce Philanthe, ou le grand qu’il sert, que vous condamnez ? »
Au-delà de la critique sociale qui est faite, le lecteur découvrant cela est entraîné à voir les choses de telle manière à en saisir les aspects. Il est intéressant à ce titre comment, chez Jean de La Bruyère, la critique sociale arrive jusqu’à une constatation dialectique. Voici en l’occurrence ce que cela donne :
« Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux.
L’un ne se forme et ne s’exerce que dans les choses qui sont utiles ; l’autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse.
Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie.
Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple. »
Maintenant, regardons : Jean de La Bruyère est-il parvenu au moyen de la dialectique à cerner ce qu’est la nation ? Il y parvient effectivement, relativement, bien sûr, en raison de son impossibilité historique à être matérialiste dialectique.
Il voit qu’il existe une contradiction entre en haut et en bas sur le plan des classes, mais qu’en même temps il existe un cadre national qu’il définit, forcément, comme marqué par l’opportunisme et le rejet des comportements corrects. Voici ce qu’il dit :
« Qui dit le peuple dit plus d’une chose : c’est une vaste expression, et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle embrasse, et jusques où elle s’étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands : c’est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux : ce sont les grands comme les petits. »
Jean de La Bruyère est tout autant dialectique dans sa typologie des comportements insupportables :
« L’impertinent est un fat outré. Le fat lasse, ennuie, dégoûte, rebute ; l’impertinent rebute, aigrit, irrite, offense : il commence où l’autre finit. Le fat est entre l’impertinent et le sot : il est composé de l’un et de l’autre. »
On a même une présentation de la schizophrénie de l’être tendant à accepter de devenir quelqu’un d’autre que lui-même afin de mieux répondre aux exigences sociales :
« Un homme inégal n’est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu’il a de nouveaux goûts et de manières différentes ; il est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt ce qu’il n’a jamais été : il se succède à lui-même.
Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions ; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d’humeurs.
Ne vous trompez-vous point ? est-ce Euthycrate que vous abordez ? aujourd’hui quelle glace pour vous ! hier il vous recherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis : vous reconnaît-il bien ? dites-lui votre nom. »
François de La Rochefoucauld et de Jean de La Bruyère dénoncent cela comme étant une surcharge, un décalage par rapport à la réalité. Ce qui est faux, c’est qui est en trop ; Jean de La Bruyère nous dresse une liste de ces surcharges :
« Un comique outre sur la scène ses personnages ; un poète charge ses descriptions ; un peintre qui fait d’après nature force et exagère une passion, un contraste, des attitudes ; et celui qui copie, s’il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l’ordonnance de son tableau plus de volume que n’en ont celles de l’original : de même la pruderie est une imitation de la sagesse.
Il y a une fausse modestie qui est vanité, une fausse gloire qui est légèreté, une fausse grandeur qui est petitesse ; une fausse vertu qui est hypocrisie, une fausse sagesse qui est pruderie. »
Il y a pour autant une tentative de discerner les fondements de cela.
« Tout est étranger dans l’humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes.
Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d’un courage fier et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l’on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements.
Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir : trop de choses qui sont hors de lui l’altèrent, le changent, le bouleversent ; il n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il paraît être. »
Cette tentative oscille, vacille ; l’idéologie baroque est toujours aux aguets :
« L’homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue, et il veut du spécieux et de l’ornement. »
Cependant Jean de La Bruyère cherche à l’éviter, dans l’esprit de la monarchie absolue ; la modestie est alors un critère permettant de distinguer les deux formes existantes. Jean de La Bruyère enseigne cela de la manière suivante :
« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief.
Un extérieur simple est l’habit des hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur leur mesure ; mais c’est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions : je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante.
Certains hommes, contents d’eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie sied bien aux grands hommes, osent être modestes, contrefont les simples et les naturels : semblables à ces gens d’une taille médiocre qui se baissent aux portes, de peur de se heurter. »
Il y a donc lieu, pour résumer, de s’intéresser à François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère en tant que portraitistes parvenant, dans leur tentative, à des éléments dialectiques. Ne trouvant pas de sens à leurs constatations – pour des raisons historiques – ils ont oscillé entre pessimisme et réforme des mœurs, la publication même de leurs œuvres témoignant qu’au-delà de leur abattement, ils pensaient qu’il existait une réflexion à ce sujet.
Car la problématique était d’actualité, de par la collision entre aristocratie et bourgeoisie à laquelle on assiste au XVIIe siècle. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont tenté de discerner et d’éviter les complications provoquées par cette collision. Leur nature même est de représenter la monarchie absolue.
Représentant les intérêts de celle-ci, ils n’ont pas d’autres choix que de chercher l’union des contraires, au lieu de leur séparation. C’est pourquoi leurs œuvres si marquantes n’ont pas été valorisées par la suite, à l’opposé des portraits psychologiques de Jean Racine et de Molière, qui étaient directement ancrées dans leur époque et soulignaient la complexité davantage que la nature problématique de l’époque.
François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont été des témoins inquiets, des idéologues de la monarchie absolue ; de par cette nature, leur entreprise ne pouvait qu’échouer.