De par sa démarche, Georges Bernanos rompait nécessairement avec l’Église catholique comme institution. Il la respecte, comme institution incontournable, mais il développe des thèmes qui s’éloignent des valeurs de celle-ci, appelant à une autonomie spiritualiste tout à fait conforme à l’esprit français historiquement.
Georges Bernanos le sait très bien et dans La lettre aux Anglais, il assume ainsi sa démarche :
« Jusqu’en 1918 la bourgeoisie a pu garder des doutes sur l’authenticité de sa mission apostolique, mais l’avènement du communisme l’a définitivement consacrée – si j’ose dire, d’un cœur plein d’amertume – la véritable Fille aînée de l’Église.
Je l’ai parfois accusée de se servir du Catholicisme au lieu de le servir, et cette formule-là, aussi, est trop sommaire.
Le ralliement à l’Église de l’Ordre a certainement été plus ou moins feint chez les pères, mais les fils l’ont réellement consommé (…).
Il est évidemment regrettable que nos ouvriers aient fini par confier à des avocats marxistes le dossier de leurs revendications. Mais d’abord, s’ils l’avaient confié aux Jésuites, qu’auraient-ils obtenu depuis cinquante ans ?
Lorsque, avant 1888, l’État ne leur reconnaissait aucun droit syndical ou corporatif, où étaient les Révérends Pères ? Ils auraient d’ailleurs décliné cet honneur, non sans raison.
Alors quoi ? De choisir un avocat indigne fait-il qu’une cause soit mauvaise ? Il en fut ainsi pourtant, cette fois. La cause ouvrière s’est trouvée chez nous déconsidérée, discréditée, disqualifiée.
A toutes les revendications du prolétariat, légitimes ou non, la bourgeoisie bien-pensante, d’une seule voix, évoquait le spectre du bolchevisme.
Une augmentation de salaire, une simple réduction des heures du travail, était une menace à la famille, à la religion, à la morale, à l’Église. »
Il s’agit là ni plus ni moins que d’une disqualification de l’Église comme institution dans sa réalité sociale.
Dans le même texte, Georges Bernanos cherche d’ailleurs à modifier le sens de l’humanisme chrétien, le découplant de l’Église comme institution :
« Vous me dites que ces masses sont déchristianisées.
Le sont-elles autant que vous dites ? D’un brave ouvrier parisien qui, sans être jamais allé au catéchisme, se révolte contre l’usage du gaz moutarde en Ethiopie, ou du dévot italien qui l’approuve, lequel est le plus chrétien ? (…)
M. [Gilbert Keith] Chesterton, écrivit jadis que le monde était plein d’idées chrétiennes devenues folles.
Il serait peut-être permis de dire aujourd’hui que le Fascisme, l’Hitlérisme, le Communisme devront apparaître un jour, à la lumière de l’Histoire, ainsi que des déformations monstrueuses de l’antique Idée de Chrétienté.
Des millions d’hommes croient trouver dans le totalitarisme une Foi, une Religion, avec sa mystique, sa morale et ses dogmes ; dans le Parti organisé une Église ; dans le Dictateur omniscient et omnipotent un Pape ou même un Dieu. »
Georges Bernanos a ainsi une lecture « basiste », même s’il prétend être légitimiste. Il exprime clairement un luthérianisme à la française, avec 500 ans de retard. C’est ce qui fait la grandeur et le caractère décalé, historiquement incohérent, de Georges Bernanos.
Son appel aux masses catholiques, comme ici dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, avec ce passage écrit en 1942, se fait au nom d’un positionnement dans l’Histoire. On sort tout à fait du catholicisme traditionnel.
« J’ai cité jadis, dans Les Grands Cimetières sous la lune, une page très caractéristique de Vittorio [en fait Bruno] Mussolini, fils du Duce, officier aviateur italien au cours de la guerre d’Ethiopie. Je la transcris de nouveau ici.
« Je n’avais jamais vu un grand incendie, déclare-t-il, bien que j’aie souvent suivi les autos de pompiers…
C’est peut-être parce que quelqu’un avait entendu parler de cette lacune de mon éducation qu’une machine de la 14e escadrille a reçu l’ordre d’aller bombarder la zone d’Adi-Abo exclusivement avec des bombes incendiaires.
Nous… devions mettre en feu les collines boisées, les champs et les petits villages. Tout cela était très divertissant… À peine les bombes touchaient-elles le sol qu’elles éclataient en fumée blanche et une flamme gigantesque s’élevait pendant que l’herbe sèche se mettait à brûler.
Je pensais aux animaux. Mon Dieu, ce qu’ils couraient !… Lorsque les châssis porte-bombes furent vidés, j’ai commencé à lancer des bombes à la main… C’était très amusant.
Une grande « zariba » entourée de grands arbres n’a pas été facile à atteindre. J’ai dû viser très exactement et je n’ai réussi qu’à la troisième fois. Les malheureux qui s’y trouvaient ont sauté au-dehors lorsqu’ils ont vu leur toit brûler et se sont enfuis comme des fous…
Entourés d’un cercle de flammes, quatre à cinq mille Abyssins sont arrivés à leur fin par asphyxie. On aurait dit l’enfer : la fumée s’élevait à une hauteur incroyable et les flammes coloraient en rouge tout le ciel noir. »
Que le lecteur veuille bien méditer ces pages révélatrices. Il y trouvera peut-être la raison du silence gardé jusqu’à présent par de hautes autorités spirituelles, pourtant très bien informées des atrocités de la guerre nazie.
Comme M. Mussolini a précédé Hitler, c’est la guerre fasciste éthiopienne, bénie par l’épiscopat italien [et donc le Vatican], approuvé par les masses catholiques du monde entier, qui a transmis sont esprit et ses méthodes à la guerre nazie. »
Il est évident ici que Georges Bernanos marque une rupture avec l’Église catholique qui est tout à fait similaire de celle faite par l’Action française : une activité politique autonome par rapport à l’Église aboutit inévitablement à une rupture, sauf lors d’un contexte historique de rupture totale, comme avec l’austro-fascisme ouvertement clérical ou le franquisme en Espagne.
Cependant, Georges Bernanos va dans le sens du contenu spirituel, il va dans le sens de la question de la psychologie, il voit la vie intérieure, mais il ne parvient pas à la synthétiser, d’où ses dénonciations, sa fuite en avant, son style consistant en une perpétuelle remise en cause.