A partir du moment où les institutions sont reconnues, à partir du moment où l’ennemi est présenté comme étant une oligarchie (et non plus la bourgeoisie), alors la voie est ouverte pour le refus de la guerre civile, objectif pourtant central des communistes.
Dans « Pour le pain, la liberté et la paix », un discours prononcé en septembre 1936, Maurice Thorez explique :
« Ce qui est vrai, c’est que nous nous refusons, surtout en considérant l’horreur des événements d’Espagne, à accepter la perspective de deux blocs dressés irréductiblement l’un contre l’autre et aboutissant à une guerre civile dans des conditions qui seraient pour notre pays encore plus redoutables que l’Espagne, ne serait-ce qu’en raison des menaces de Hitler. »
Cette position est, au sens strict, l’antithèse de la culture des communistes de l’Est européen, qui elle était fondée justement sur la nécessité de l’affrontement bloc contre bloc, par la lutte armée, avec naturellement toutes les conséquences pratiques allant avec dans la préparation.
C’est là qu’on comprend ce que représente Maurice Thorez. Ce qui a donné naissance à Maurice Thorez en tant que figure populaire, c’est tout d’abord son activité réformatrice au sein du Parti Communiste, puis sa mise en avant du Front populaire. Alors que le Parti Communiste était en crise, Maurice Thorez s’est présenté comme l’homme de la base, et de là il s’est propulsé comme figure populaire portant l’idée d’un « front » du peuple.
Si l’on dit qu’il s’est propulsé, c’est nécessairement de manière impropre. Maurice Thorez, en tant que figure politique, est une construction. Il n’y a pas d’écrit théorique de Maurice Thorez, ni d’analyse particulière de la France, et l’on sait que ce n’est pas lui qui était à l’origine du contenu des documents qu’il pouvait mettre en avant.
La figure de Maurice Thorez est ainsi une construction idéologique. Elle est un moyen de combler le vide politique et idéologique existant dans le mouvement communiste en France, par opposition aux autres Partis Communistes d’Europe, principalement à l’Est.
La situation en France, sur le plan théorique, était misérable ; en cela la France se rattache à la situation anglaise, voire à la situation italienne. Mais de par la situation politique justement, il fallait qu’émerge une figure portant le communisme, pour former une sorte de « pensée-guide » élémentaire, chargée justement de générer de véritables communistes par la suite.
Il va de soi qu’un tel pragmatisme ne pouvait qu’échouer, et que si l’on regarde le Parti Communiste en France, la seule chose de radicale était l’organisation clandestine de celui-ci, portée par l’Internationale Communiste.
Une fois l’Internationale Communiste supprimée, le PCF était livré à lui-même et devenait ouvertement un parti comme bras politique du syndicalisme « révolutionnaire. »
Le souffle républicain, l’ordre, la tranquillité
Cependant, la situation provient également des ambiguïtés du VIIe congrès de l’Internationale Communiste au sujet du rôle du Front populaire, de sa nature sociale, culturelle et idéologique.
La position de l’Internationale Communiste, puis du Kominform qui a suivi en Europe, visant la fusion des Partis Communiste et Socialiste, fusion qui par nature aurait généré un authentique Parti révolutionnaire capable de prendre les commandes de la société, était porteuse de nombreuses possibilités, mais de dangers immenses.
Il y a là tendanciellement une négation des questions culturelles et idéologiques, qui justement posera problème en URSS et permettra aux révisionnistes de prendre le pouvoir après la mort de Staline en 1953 ; inversement, Mao Zedong a compris cette question et y a répondu en Chine populaire avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.
On a là le cœur de la question de ce que représente Maurice Thorez. Ce qu’il représente, c’est d’une certaine manière une position frontiste, qui elle-même se place au sein du Front populaire. Sans être révolutionnaire, Maurice Thorez symbolisait un front démocratique, voire démocratique-bourgeois, radical.
On a ici un exemple quand Thorez explique à la fin de l’année 1937, dans un meeting à Longwy à l’ouverture d’une campagne électorale :
« Eh bien ! Notre Parti proclame, et il le dit sur les murs de Paris, et il le dit dans ses manchettes de L’Humanité, il le répète dans ce meeting, et il le dira partout, avec une formule qui a son sens : il faut en finir : La France aux Français.
La France aux Français, ce n’est nullement pour les communistes un mot d’ordre de caractère chauvin, xénophobe, lancé à la manière de ceux qui excitent à la haine contre les travailleurs émigrés, nos frères, ou contre d’autres peuples, tout en léchant les bottes de Hitler et de Mussolini.
Notre mot d’ordre signifie : aux travailleurs émigrés, aux victimes de la réaction fasciste, de la réaction blanche à travers l’Europe : fraternité, asile sacré, égalité avec leurs frères de France.
Il signifie : assez d’espions et de provocateurs, à la porte les mercenaires du fascisme, fauteurs de guerre, en prison leurs complices français, de la Rocque, Doriot et les autres.
Il signifie : le souffle républicain dans les administrations, dans la magistrature, dans la police de notre pays.
C’est la condition pour l’ordre et la tranquillité dans notre pays, c’est la condition pour sauvegarder la paix. »
Ce discours est en tous points formellement en opposition avec celui qui a existé dans l’Est de l’Europe dans les années 1930 au sein des Partis Communistes, dont la rhétorique était ouvertement celle de l’insurrection pour l’instauration du pouvoir des soviets.
Maurice Thorez a proposé un discours de réforme radicale au sein des institutions, de démocratisation de l’État bourgeois interprété comme une république qui ne serait pas allé au bout d’elle-même ; il n’a jamais porté une stratégie d’accumulation des forces en vue de l’insurrection, mais en vue d’une démocratisation générale.
Maurice Thorez a ainsi représenté idéologiquement la social-démocratie, qui n’a donc pas consisté en le Parti Socialiste, qui a toujours été relativement de gauche seulement, mais bien en le Parti Communiste français.
Le PCF a été, durant la période de Maurice Thorez, une sorte d’équivalent de la social-démocratie allemande de la fin du 19e siècle : des références strictes au marxisme mais pas de velléités insurrectionnelles, une base ouvrière mais sur une base syndicaliste révolutionnaire, le Parti Communiste français servant de bras politique de ce syndicalisme.
Ce n’était ainsi pas la CGT qui a été la courroie de transmission du PCF, mais l’inverse, de la même manière que Maurice Thorez ne représentait pas l’insurrection, mais le frontisme démocratique, particulièrement poreux au démocratisme bourgeois.