Michel de Montaigne est donc prisonnier d’une contradiction : il veut des consciences organisées, mais a une lecture pessimiste de la nature humaine.
N’étant pas calviniste, il ne croit pas en la rationalité de tout un chacun. Il représente uniquement les intérêts rationalistes de l’appareil d’État. C’est l’averroïsme politique au sens strict.
Ce faisant, Michel de Montaigne n’a pas le choix : il va attribuer à son époque les faiblesses empêchant l’avènement de ce qu’il conçoit.
Et au-delà de l’époque, il va expliquer que le destin du monde est chaotique, saccadé, non linéaire, etc. Il n’a pas le choix: comment expliquer que Rome, si parfaite, ait décadée?
Voilà comment Michel de Montaigne constate le décalage entre le passé et le présent :
« Peut-être est-ce le commerce continuel que j’entretiens avec les conceptions de l’Antiquité et l’idée que j’ai de ces belles âmes du temps passé qui me dégoûtent et d’autrui et de moi-même.
Ou bien peut-être qu’en vérité nous vivons dans un siècle qui ne produit que des choses bien médiocres.
Toujours est-il que je n’y vois rien qui soit digne d’une grande admiration. Mais il est vrai aussi que je ne connais pas beaucoup d’hommes avec la familiarité nécessaire pour pouvoir les juger, et ceux que ma condition me fait rencontrer le plus souvent ne sont pour la plu-part que des gens qui montrent peu d’intérêt pour la culture de l’âme, et auxquels on ne propose pour toute béatitude que l’honneur, et pour toute perfection que la vaillance. »
Les Essais
Dans le passé, l’aristocratie ne cherchait pas que l’honneur et la bataille, elle avait une âme : c’est ce que croit Michel de Montaigne, parce qu’en réalité il parle d’une aristocratie étatisée, vertueuse à la romaine.
Selon lui, la psychologie moderne doit être capable de gérer de multiples aspects, exactement en fait comme Henri IV a dû gérer plusieurs aspects pour parvenir à être roi. L’homme moderne présenté par Michel de Montaigne est celui qui sait gérer et se gérer, en profitant des multiples exemples historiques, qui sont à seus yeux la véritable connaissance.
Montaigne théorise en pratique les sciences politiques ; il est le Nicolas Machiavel français. Voici un exemple de comment il rejette la position élitiste aristocratique empêchant de cerner la complexité du réel :
« Et pourtant je vois bien que celui dont l’objectif essentiel est, comme moi, les agréments de la vie (et je parle ici des agréments bien réels), doit fuir comme la peste ces contorsions et subtilités de comportement.
Je louerais volontiers un esprit à plusieurs étages, capable de se tendre et se détendre ; qui se trouverait bien partout où son sort le conduit ; qui puisse parler avec son voisin de ses projets, de sa partie de chasse et de ses procès en cours, qui puisse converser avec plaisir avec un charpentier et un jardinier. J’envie ceux qui savent lier connaissance avec le moindre de leurs serviteurs, et faire la conversation avec les gens de leur maison. »
Les Essais
Ces lignes sont une provocation par rapport aux exigences aristocratiques.
D’une certaine manière, Michel de Montaigne engage ici la rupture avec l’esprit aristocratique espagnol, au profit d’une approche psychologique : il annonce déjà la défaite de Pierre Corneille face à Jean Racine.
Michel de Montaigne avait par ailleurs absolument conscience de la question centrale que cela représentait pour la culture nationale. Le culte du factionnalisme, du panache, tout cela s’oppose à la rationalité civilisée de l’État moderne, cela empêche la France de s’affirmer.
Il formule cela de la manière suivante :
« Nation excessive! Nous ne nous contentons pas de nous faire une réputation de nos défauts et de nos folies dans le monde entier, nous les apportons chez les peuples étrangers pour les leur montrer. Mettez trois français dans le désert de Lybie: ils ne seront pas un mois ensemble sans se quereller et s’envoyer des piques. Cette expédition aura l’air conçue pour offrir aux étrangers le plaisir de nos drames, et le plus souvent à ceux qui se réjouissent de nos maux et qui s’en moquent. »
Les Essais
Le relativisme de Michel de Montaigne a par conséquent une signification politique, plus que démocratique. Il s’agit de comprendre que des avis différents n’influent pas nécessairement sur le réel, et que dans la réalité il faut agir au cas par cas, au coup par coup.
Il est particulièrement offensif sur ce terrain, ce qui est un tour de force en pleine guerre de religions :
« Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides. Je ne hais pas les opinions contraires aux miennes.
Cela ne m’effraie pas du tout de voir de la discordance entre mes jugements et ceux d’autrui, et je ne me coupe pas pour autant de la société des hommes qui ont un autre point de vue et sont d’un autre parti que le mien.
Au contraire (comme la diversité est la méthode la plus générale que la Nature ait suivie, et surtout en ce qui concerne les esprits, plus que pour les corps, car les esprits sont faits d’une substance plus souple et plus susceptible d’avoir des formes variées), je trouve qu’il est bien plus rare de voir s’accorder des caractères et des desseins.
Et il n’y eut jamais au monde deux opinions semblables, pas plus que deux cheveux, ou deux grains.Leur façon d’être la plus générale, c’est la diversité. »
Les Essais
Cela aboutit à une sorte d’affirmation de la société civile, qui peut exister justement parce que l’État est déjà formé, une certaine tradition déjà lancée.
Le tort du calvinisme, pour Michel de Montaigne, est de semer le trouble alors que le processus est déjà en cours ; le calvinisme vient selon lui perturber l’ordre civil qui permet de sortir de la barbarie. En cela, il exprime le point de vue des politiques, de la faction royale.
Voici comment il règle la question, brutalement :
« Ces discussions à a n’en plus finir sur la meilleure forme de société, et sur les règles les plus propres à nous lier les uns aux autres ne servent qu’à exercer notre esprit, de la même façon que dans les « arts libéraux » des sujets qui sont essentiellement des occasions de débats et de discussions et n’ont aucune existence en dehors de cela. Un projet de société de ce genre conviendrait pour un nouveau monde, mais nous sommes dans un monde déjà fait et doté de certaines traditions. »
Les Essais
Il y a alors des individus à double face, ayant un point de vue individuel et un point de vue social, les deux aspects s’équilibrant.
Les Essais, pris comme un tout, formulent justement ce double aspect : un individu isolé qui raisonne sur la société, qui exprime ses expériences de manière personnelle tout en les reliant à un ensemble laïc.
Voici des lignes qui expriment bien le message de Michel de Montaigne dans les Essais :
« Il y a des gens repliés sur eux-mêmes, peu portés vers les autres. Mon attitude profonde est au contraire favorable à la communication, à la démonstration extérieure : je me montre au dehors, je me mets en évidence, je recherche naturellement la compagnie et l’amitié.
La solitude que j’aime et que je prêche consiste essentiellement à ramener vers moi mes sentiments et mes pensées, à restreindre et resserrer, non mes pas, mais mes désirs et mes préoccupations, refusant tout souci venant de l’extérieur, et fuyant à tout prix la servitude et l’obligation, non pas tant la foule des hommes que celle des affaires.
La solitude de ma demeure, au vrai, me prolonge plutôt, elle me pousse vers le dehors, je me plonge plus volontiers dans les affaires d’État et dans le vaste monde, quand je suis seul. »
Les Essais
Michel de Montaigne ouvre une nouvelle perspective : on peut, en tant qu’individu, avoir son avis, et le conserver pour soi, et même le formuler lorsque le moment est opportun ; la société civile a une valeur, elle est un lieu où la monarchie peut puiser des ressources.