En apparence, le vargisme émerge donc en 1945, s’affirme ouvertement en 1946-1947, étant réfuté en 1947, puis vaincu en 1948. Dans les faits, Eugen Varga ne fut pas en mesure de publier d’ouvrage en 1951 et 1952, et pratiquement aucun article en 1948, 1949, 1950 et 1953, lui qui auparavant réalisait une avalanche d’ouvrages et d’analyses.
Cependant, le cheminement du vargisme continua. Car la critique de celui-ci aurait été juste s’il n’y avait eu qu’un besoin de rectification dans le Parti ; en réalité cependant, c’était une lutte de deux lignes qui se posait historiquement dans le contexte de l’époque.
La polémique avait des racines bien plus profondes, tenant à la formulation d’une économie politique correcte d’un côté et à une évaluation juste des rapports avec l’impérialisme de l’autre. C’était une double tâche difficile, c’était le véritable centre de gravité de tous les problèmes des années 1945-1953 en Union Soviétique.
L’instabilité provoquée par ce positionnement nécessaire était concrètement d’une substance bien plus grande que celle d’éventuelles erreurs ou fautes de l’équipe théorique des intellectuels des institutions, mais cela ne fut alors pas vu ainsi.
Staline comprit pourtant cela, mais trop tardivement. Il poussa à la rédaction d’un manuel d’économie politique, mais celui-ci provoqua des débats qui ajoutèrent au trouble, la réalisation prit beaucoup trop de temps. Lui-même tenta de mettre tout son poids dans la balance, en publiant, juste avant le 19e congrès du PCUS(b), un document sur le socialisme en URSS, mais cela ne fut pas suffisant.
Ce fut d’autant plus vrai que la critique du vargisme allait de pair avec une montée en puissance de la volonté du Gosplan de se placer au centre des décisions, parallèlement à la section du Parti de Leningrad qui, de par l’importance de la ville, entendait encore plus peser sur le cours des décisions et de la vie de l’URSS.
Il faut ici saisir l’arrière-plan d’un processus général de vacillement des principes, à travers deux nécessités:
a) celle de synthétiser l’expérience soviétique de manière adéquate, alors que le régime est désormais installé et développé ;
b) celle d’analyser de manière juste la situation internationale et la nature de la crise capitaliste, dans un contexte différent et à la suite de l’alliance effectuée durant la seconde guerre mondiale.
Le PCUS(b) ne fut pas en mesure de réaliser ces deux tâches, qu’il avait pourtant bien comprises. C’est là la source de la victoire révisionniste en URSS.
Ce processus de questionnement et de besoin d’analyse, de vacillement et de correction, commença très tôt, sur ce plan le Parti fut à la hauteur. Un article de 1943 de Sous la bannière du marxisme, l’organe philosophique du PCUS(b), intitulé Sur certaines questions de l’enseignement de l’économie politique, demanda que l’accent soit mis sur ce qui valorise l’URSS plutôt que sur une critique du capitalisme, et souligna que la différence devait être faite entre les régimes démocratiques bourgeois et les régimes fascistes.
C’était là en un sens se mettre en conformité avec deux faits : tout d’abord, que l’URSS s’était développé, ensuite que celle-ci se retrouvait alliée avec certains pays impérialistes contre d’autres. On en était plus à la situation de 1920, où il s’agissait simplement de faire contre-poids au capitalisme ; il fallait également bien discerner de manière adéquate les pays fascistes de ceux ne l’étant pas.
Cependant, on se doute qu’il y avait un espace évident pour un esprit de conciliation avec les forces impérialistes non fascistes, dans l’idée d’une coexistence pacifique dans un monde changé.
La menace était évidente et la tendance exista de manière assez nette pour que Konstantin Ostrovitianov explique, en août 1944, à la troisième réunion des dirigeants des enseignants pour les sciences sociales, devant 250 scientifiques, que :
« Certains professeurs tirent des conclusions erronées du fait que nous travaillons avec les Etats-Unis dans la guerre contre l’impérialisme hitlérien.
Ils évitent d’informer sur le développement du capitalisme monopoliste dans les pays qui nous sont alliés.
Certains professeurs s’abstiennent de parler de crise générale du capitalisme, de contradiction de deux systèmes, du système socialiste, du système capitaliste, etc.
Cela amène une présentation fausse et unilatérale de l’enseignement de Lénine sur l’impérialisme et de la crise générale du capitalisme. »
C’était là une correction juste et le Parti lança une offensive contre l’esprit de capitulation, ce que la bourgeoisie appela la doctrine Jdanov, du nom de sa principale figure, Andreï Jdanov.
Cependant, ce qui était vu comme une rectification, une lutte idéologique, était en réalité une lutte entre deux lignes. Les expressions allant dans le mauvais sens venaient d’un véritable fond diffus, cherchant toujours à s’exprimer.
On peut prendre en exemple le fait que Lan, le spécialiste des Etats-Unis à l’Institut d’Eugen Varga, expliqua dans son article de la fin 1945 sur le commerce extérieur de ce pays, que celui-ci consacrerait désormais davantage de moyens financiers à sa défense. Un terme soulignant la dimension prétendument pacifique ou du moins non agressive de l’impérialisme américain après la guerre.
Rojtburd, dans son article sur la sidérurgie américaine, la même année, ne se consacrait qu’à la dimension technique, dans un esprit de prétendue neutralité, d’objectivité, etc.
Dans les deux cas, c’est Konstantin Ostrovitianov qui intervint pour corriger le tir ; de manière générale, il exposait les reproches suivants à l’équipe d’Eugen Varga : la considération que l’impérialisme américain n’était pas agressif, une grille d’analyse technico-économique, une vision apolitique, la fascination servile pour la technique américaine, la reprise sans critique aucune des statistiques occidentales, l’absence de critique des théories économiques bourgeoises.
De fait, cette tendance avait donc été vue. L’émergence du vargisme ne fut stoppé pour autant et le Parti ne réajusta pas son opération de critique, malgré l’échec relatif de celle-ci, malgré que la tendance vargiste continuait de s’agiter.
L’Académie des sciences de l’URSS connut bien quelques changements à la fin de l’année 1944 : si son organigramme ne fut pas modifié, chaque section fut placée sous la supervision d’un conseil scientifique et d’un secrétariat. L’Institut pour l’économie mondiale et la politique mondiale d’Eugen Varga rejoignit la section pour l’économie et le droit, aux côtés de l’Institut de droit et l’Institut d’économie. Eugen Varga en était le secrétaire et il devint en conséquence membre de la présidence de l’Académie.
On allait dans le sens d’une centralisation et d’une responsabilisation, le Parti ayant conscience qu’il manquait d’envergure dans les productions intellectuelles effectuées et qu’il fallait élever l’encadrement, développer les institutions en ce domaine.
Dans Bolchevik, en 1946, un article dénonça dans cet esprit les économistes comme ils étaient « en retard sur la pratique de la construction socialiste », comme quoi ils n’auraient ni analysé les « grands avantages du système socialiste », ni « le stade actuel de l’impérialisme ».
L’article souligna la crise des pays capitalistes, le maintien de la pression de l’État sur les masses pour tenter de contrecarrer les luttes de classes, ainsi que les tendances à la guerre. La compétition entre le système capitaliste et le système socialiste était présentée comme le véritable arrière-plan historique et les économistes devaient assumer un « esprit combatif ».
Le 12 août 1946, la Pravda publia également un article de compte-rendu sur l’autocritique réalisée à la section pour l’économie et le droit de l’Académie des sciences de l’URSS. Une autre session d’autocritique eut lieu dans le même esprit en septembre, mais en octobre un nouvel article de critique fut publié, cette fois dans la revue de la section. Intitulé Le niveau théorique de l’étude des questions de l’économie soviétique doit s’élever, l’article reprocha l’arriération des analyses faites, un éloignement des masses, des erreurs théoriques. Il appelait à une série de réunions, conférences, meetings, impliquant le plus de cadres possibles.
C’est alors que commença l’affaire Varga en tant que telle. Mais on peut voir que les problèmes continuaient y compris après sa mise à l’écart et la liquidation de son Institut. Ce dernier, même réorganisé et supervisé, restait un vrai problème. Malgré les demandes faites – comme celle de la revue La culture et la vie qui, en octobre 1950, constatait que la revue Problèmes d’économie n’avait publié en 1949 qu’une seule analyse, par ailleurs superficielle, sur la crise capitaliste – il n’y avait pas de dynamique de lancée.
Alors qu’on aurait dû après 1945 se retrouver avec un haut niveau d’analyse et de brillantes compétences, ce que le PCUS(b) pensait, d’où la campagne lancée par Andreï Jdanov pour se mettre au niveau, il fallait constamment exiger des productions. En 1951, l’Institut d’économie réorganisé ne fut même pas en mesure de produire d’ouvrages scientifiques sur le capitalisme contemporain en tant que tel.
Il fallait également courrir derrières les erreurs commises. Lorsque Mendelson publia son étude Crises et cycles économiques au 19e siècle, en 1949, préparé avant-guerre à l’Institut d’Eugen Varga mais corrigé par l’Institut en 1948, la Pravda de septembre 1950 s’aperçut d’erreurs profondes, notamment concernant la capacité du capitalisme à surmonter les cycles. L’éditeur de l’ouvrage, Figurov, fut au passage critiqué pour ses erreurs « vargistes » concernant l’État capitaliste dans deux écrits de 1948 et 1949, et il fut par conséquent démis de ses fonctions de responsable à l’Institut des études de l’impérialisme.
Un autre ouvrage critiqué fut par exemple également celui de Pevzner sur Le capital monopoliste du Japon durant la seconde guerre mondiale et après, publié en 1950, considéré comme favorable aux réformes exécutées par en haut par l’impérialisme américain à la suite de la défaite japonaise.
La mise au pas du vargisme n’avait pas suffi face à ce qui représentait une tendance de fond. Eugen Varga restait lui-même une figure active autant qu’il le pouvait. À l’occasion du 30e anniversaire de la révolution d’Octobre, soit après la fermeture de l’Institut, il écrivit que les bourgeoisies ouest-européennes acceptaient désormais avec fatalité les nationalisations, le contrôle de l’économie par l’État, ainsi que des plans d’État.
Cet article, publié dans le journal maintenu de l’ex-Institut d’Eugen Varga, Économie mondiale et politique mondiale, amena la décision immédiate de la cessation de sa parution par le Parti. Mais il n’y eut pas de répression contre les tenants de la ligne d’Eugen Varga, qui maintenaient leurs positions, tout en ayant perdu l’Institut, leur grande base. Eugen Varga pouvait même, étant encore membre de l’Institut d’économie, intervenir de manière assez volontaire.
L’intervention la plus marquante fut, à l’occasion d’une conférence à l’Institut d’économie en octobre 1948. Eugen Varga remit encore en cause la thèse du caractère inéluctable des guerres inter-impérialistes et appela à réétudier la thèse léniniste de la guerre impérialiste, en raison de la situation présente, où les États-Unis avaient une hégémonie militaire parmi les pays capitalistes, les autres ayant de toutes façons des problèmes sur le plan intérieur, ainsi que dans le rapport avec leurs colonies.
En 1949, Eugen Varga expliqua aussi dans la revue soviétique Économie planifiée que :
« On a souvent dit dans le passé que sous le capitalisme monopoliste, l’État ne sert que les monopoles, cela dans la paix comme dans la guerre. Je prétends que cela n’est pas vrai.
Dans les guerres modernes, qui est d’une importance décisive pour toute la bourgeoisie y compris l’oligarchie financière, l’État en tant qu’organisation de la classe bourgeoise est obligé de prendre des mesures de régulation qui contredisent les intérêts de certains monopoles.
Par le fait de mener la guerre, les États capitalistes mirent en place des impôts de guerre, qui anéantirent les gains des entreprises capitalistes obtenus par la guerre.
En conséquence, les monopoles perdirent des milliards de profit, et les capitalistes aux États-Unis étaient tellement alarmés, qu’ils préfèrent utiliser leurs profits plutôt que de les cumuler. »
C’était là clairement affirmer que le capitalisme ne mène pas directement à la guerre, mais que le militarisme en serait la cause, qu’il y aurait même un antagonisme possible entre les deux.