Le thème du Discours de la servitude volontaire est simple : le peuple accepte un régime en lequel il ne croit pas ou ne devrait plus croire, par la force de l’habitude.
Nicolas Machiavel en Italie à la même époque avait raisonné au sujet de cette question de l’opinion publique, tout comme Kautilya en Inde au IVe siècle avant Jésus-Christ. Cependant, Machiavel et Kautilya s’adressaient au Roi, tout au moins le prétendaient-il.
Or, le Discours de la servitude volontaire parle du peuple, en espérant faire réagir les couches intellectualisées non liées au « tyran ». C’est précisément la position de Jean Calvin, qui ne dit pas autre chose que le Discours de la servitude volontaire dans ce prêche de novembre 1599 :
« Il n’y a roi au monde qui ne soit sujet à tous ceux qui discernent entre le bien et le mal, pour être condamné de ses vices.
Si un roi est dissolu et efféminé, on dira qu’il n’est pas digne d’un tel lieu.
S’il est un ivrogne ou un gourmand, il sera condamné aussi bien.
S’il est cruel et qu’il tourmente son pauvre peuple par tributs, par tailles, on l’accusera de tyrannie.
Mais cependant le jugement des hommes s’évanouit tantôt, en sorte que cette majesté éblouit les yeux, et c’est comme si on donnait un coup de marteau sur la tête de chacun, qu’on n’ose pas juger ceux qui sont élevés si haut. »
Ces dernières lignes expriment parfaitement les concepts de « servitude volontaire » (c’est-à-dire d’opinion publique) et de « tyran » , qui répond aux besoins protestants de dénoncer le Roi, sans être capable d’en appeler au peuple, de proposer une révolution.
Pour cette raison, la littérature « monarchomaque » tourne précisément autour de ces concepts. On trouve ainsi une telle démarche dans les œuvres principales que sont la Francogallia (1573) de François Hotman, de Du droit des magistrats sur leurs sujets (1574) de Théodore de Bèze, de Vindiciae contra Tyrannos (1579) écrit sans doute par Philippe Duplessis-Mornay, de Résolution claire et facile d’Odet de La Noue, du Réveille-Matin des François et de leurs voisins ainsi que d’une multitude de pamphlets.
Parmi ceux-ci, on a justement le Discours de la servitude volontaire est un document historique d’une très grande valeur ; on y trouve une dénonciation de la passivité de la population devant une tyrannie. Sans cette servitude intégrée psychologiquement, le régime tyrannique ne pourrait se maintenir, la force militaire ne suffisant pas face à des millions de personnes.
On fait alors face à un problème de taille : le genre monarchomaque fut développé à partir de 1572, à la suite de la Saint-Barthélémy, le fameux massacre anti-protestants. Or, le Discours de la servitude volontaire date d’avant 1572, tout au moins en théorie. Car en réalité, on n’en sait strictement rien et même le nom de son auteur doit être mis en doute.
La raison de cela est que les seules informations au sujet de la Discours de la servitude volontaire nous sont fournies, formulées de manière très étrange, par Michel de Montaigne dans ses fameux Essais.
Comprenons ici ce qui s’est déroulé historiquement. Au départ, on a un large extrait du Discours de la servitude volontaire qui fut publié en latin, en 1574 (donc après1572), dans des Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopoliti, puis dans la foulée dans une version française intitulée Le Réveille-matin des Français et de leurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe, cosmopolite, en forme de Dialogues.
Cette décision de publier le Discours vient de la plus haute direction politique protestante et relève donc résolument de l’idéologie monarchomaque.
Puis, on retrouve le Discours de la servitude volontairedans un ouvrage compilant plusieurs documents et intitulé Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, contenant les choses plus notables, faites et publiées tant par les catholiques que par ceux de la religion depuis le troisième édit de pacification fait au mois d’août 1570 jusqu’au règne de Henri troisiesme(dans le tome 3).
La date est on ne peut plus clair : l’ouvrage fut publié en 1576, en 1577 et une nouvelle fois en 1578 ; c’est cette dernière édition, rassemblant des écrits allant dans le sens de la révolte protestante, qui a été brûlé en place publique à Bordeaux, sur ordre du Parlement, en mai 1579.
Une version intégrale, la même que dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, mais donc cette fois de manière autonome, fut ensuite publiée en 1577, avec comme auteur Odet de La Noue, sous le titre de Vive description de la Tyranie et des Tyrans, avec les moyens de se garantire de leur joug.
Jusque-là, aucun doute ne peut subsister sur le caractère du Discours de la servitude volontaire, qui est un pamphlet particulièrement réussi, présentant certaines caractéristiques particulières par rapport à la littérature monarchomaque, notamment le fait de puiser non pas tant dans l’histoire du droit français que dans l’antiquité gréco-romaine.
Puis, lorsque Michel de Montaigne publie ses Essais, il place en 1580 un long chapitre intitulé De l’amitié. Il y parle d’une amitié extrêmement profonde avec Etienne de la Boétie, né le 1er novembre 1530 et est décédé jeune, le 18 août 1563.
Il y fait l’éloge de celui qu’il présente comme son ami, parti trop tôt ; de manière lyrique, il écrit notamment ces lignes très connues :
« Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent.
En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.
Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms.
Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection.
Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation.
Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille.
Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. »
Ce n’est pas tout, Michel de Montaigne ajoute des précisions de grande importance, révélant alors que c’est Étienne de la Boétie qui aurait, selon lui, écrit Le Discours de la servitude volontaire.