La situation du matérialisme dans l’Inde antique était intenable. Les deux directions possibles du matérialisme étaient bloquées à la fois par l’hindouisme et le bouddhisme.
Le matérialisme devait surmonter deux difficultés. La première difficulté était d’expliquer qu’il n’y a pas d’« âme », que seul le corps existe et que les êtres humains ne « pensent » pas : il n’y a que la matière.
La deuxième était de considérer que l’univers ne fait qu’un et que la pensée en est le reflet, un simple élément de sa totalité.
Cependant, ces deux affirmations étaient impossibles. Le bouddhisme expliquait déjà que les « âmes » étaient une illusion, qu’il n’y avait pas d’individu, et appelait à nier la matière pour plonger dans le Nirvana.
Ainsi, les tendances matérialistes qui comprenaient la vacuité du concept d’ « individu » avec un ego unique étaient prisonnières d’une mystique religieuse qui devenait leur seule issue.
Tout mouvement d’orientation épicurien devait se transformer en négation de l’ « âme », non pas au nom de la matière, mais au nom de sa négation et de celle de l’ « âme ».
Il y avait ensuite la question de la pensée comme reflet de l’univers, à travers l’« intellect », pour utiliser le concept d’Aristote, d’Avicenne et d’Averroès.
Mais cette orientation n’était pas possible non plus, car l’hindouisme et en particulier Shankara avaient développé un concept très proche de celui du bouddhisme : il y avait, en effet, un intellect universel, mais il n’était pas le reflet du monde, il était le reflet de Dieu.
Ainsi, ceux qui prenaient cette direction acceptaient le monisme, mais c’était un monisme religieux qui niait la matière.
Une œuvre très importante à cet égard, est la Baghavad-gītā, le Chant du Bienheureux, écrit vers le 5ème siècle avant notre ère. Il se compose de 700 vers issus du Mahabharata, le plus long récit épique jamais écrit en sanskrit.
Le but de la Bhagavad-gītā est la destruction directe du bouddhisme, du matérialisme et du prestige d’Ashoka.
En voici la trame : dans la bataille pour la succession au trône du roi défunt, Arjuna, qui est à la tête d’une armée, est dépité à l’idée de combattre les membres de sa propre famille, il ne veut pas d’une guerre. Mais le conducteur de son char est en fait Krishna, un avatar de Vishnou.
Vishnou lui explique qu’il est seul à exister, de telle manière qu’Arjuna peut tuer puisqu’il ne tuera pas vraiment, à condition de comprendre que seul Vishnou existe.
Cela signifie deux choses : d’un côté cette œuvre défend un monisme total, dans lequel seul l’univers existe en tant que « produit » de Vishnou, et dans lequel les pensées sont des sous-produits de l’existence de Vishnou. De l’autre côté, la Bhagavad-gītā explique que les castes doivent être respectées, que les Védas sont sacrés, etc.
Si cette œuvre est une arme si puissante, c’est parce que dans le renouvellement du système des castes, il apparaît que le véritable but n’est pas d’atteindre le sommet de la société, mais de quitter la fausse réalité de l’univers et de comprendre que seul Vishnou existe.
Citons ici quelques passages très intéressants de la Bhagavad-gītā qui sont vraiment très proches d’une compréhension matérialiste de la pensée comme reflet de l’univers éternel :
« Les sens sont supérieurs à la matière inerte ; l’esprit est supérieur aux sens ; l’intelligence est encore supérieure à l’esprit ; et [la conscience] est encore plus grande que l’intelligence. »
« Ce qui imprègne le corps tout entier, cela est, sachez-le, indestructible. Personne ne peut détruire cette conscience impérissable. L’enveloppe matérielle de l’entité vivante incommensurable, éternelle et indestructible est vouée à la disparition (…)
Pour la conscience il n’y a ni naissance ni mort à aucun moment. Elle n’est pas venue au monde, ne vient pas au monde, ne viendra pas au monde. Elle ne naît pas, elle est éternelle, infinie, sans âge. Elle ne meurt pas quand le corps est tué ».
« Bien que je ne sois pas né et que Mon corps transcendantal ne périsse jamais, et bien que Je sois le Seigneur de tout ce qui vit, J’apparais chaque millénaire sous ma forme transcendantale d’origine. Partout où il y a un déclin de la pratique religieuse, Ô descendant de Baratha, et une prédominance de l’irréligion – c’est à ce moment que Je descends.
Pour libérer les pieux et anéantir les mécréants, ainsi que pour rétablir les principes de la religion, J’apparais en personne, millénaire après millénaire. »
Vishnou « descend » quand cela est nécessaire : nous voyons qu’en toile de fond, il y a une mauvaise compréhension du principe de synthèse de la pensée-guide dans un moment de « crise ». Et il est comme l’univers dans sa compréhension matérialiste : éternel, sans limites, etc.
En raison de la situation, il fallait que le matérialisme dise : oui, le bouddhisme a raison de dire que la conscience individuelle est une illusion, mais il est faux de dire qu’à cause de cela la réalité est sans importance, et oui, l’hindouisme a compris que l’univers n’est qu’un et qu’il n’y a qu’une pensée, mais il est faux de dire que cette pensée émane d’un dieu extérieur à la réalité.
La situation n’était pas mûre pour cette perspective matérialiste, qui n’est apparue que plus tard avec la Falsafa arabo-persane, puis l’averroïsme latin.
La position du matérialisme en Inde était extrêmement faible. Tous les documents relatifs au matérialisme antique ont été perdus, mais nous connaissons les positions des matérialistes à travers les critiques qui en ont été faites et qui récapitulaient souvent ces positions.
Shankara nous donne les informations suivantes sur la conception de ceux qu’on appelait les Lokāyatikas, les matérialistes.
« Selon les Lokāyatikas, la fondation du monde est représentée par quatre éléments – la terre, l’eau, la chaleur, le vent – et cela est tout ; ils ne reconnaissent rien d’autre ».
Cela signifie que selon les matérialistes de l’Inde antique, il n’y a pas d’âme, seulement de la matière (comprise comme les quatre éléments indiens traditionnels).
Shankara résume ainsi leur position :
« Je suis fort, faible, vieux, jeune – ces caractéristiques sont attribuées au corps spécifique, particulier qui est ātman, et il n’y a rien à côté de cela ».
Grâce à d’autres auteurs, nous savons aussi de la même façon que selon les Lokāyatikas, seuls existent la terre, l’eau, le feu et l’air, qui une fois mis en relation constituent les corps, les organes sensoriels et les objets. Rien de vivant ne peut se maintenir dans l’ « au-delà », donc il n’y a pas d’ « au-delà ».
Cela signifie que les Lokāyatikas étaient des empiristes. Ils ne prenaient pas en compte la question de l’unité globale de l’univers ou même du corps : ils ne croyaient que ce qu’ils voyaient et étaient donc un équivalent direct de l’épicurisme.
C’était une orientation pratique, un matérialisme primitif. Shankara dit aussi à propos des Lokāyatikas :
« Avec l’aide des moyens accessibles à la perception, c’est à dire l’agriculture, l’élevage, le commerce, la politique, l’administration et les occupations de ce genre, Que les sages connaissent le bonheur sur terre ».
Cela signifie que les Lokāyatikas étaient des épicuriens directement connectés aux rois. Dans l’Inde antique, les dirigeants voulaient gouverner sans l’interférence des prêtres, c’est pourquoi ils soutenaient l’épicurisme.
Dans cette opposition au sein des classes dirigeantes, les intellectuels matérialistes apparaissaient comme des armes idéologiques, dans un phénomène qui s’apparente déjà à ce que nous appelons l’averroïsme politique, apparu notamment avec John Wycliffe et le hussitisme.
Ce phénomène est allé tellement loin que nous trouvons un équivalent direct du Prince de Machiavel, l’Arthashastra, écrit pas Kautilya, le premier ministre de Chandragupta, le fondateur de l’empire Maurya, et grand-père d’Ashoka.