25 Octobre 1937
Le Parti communiste chinois et la Guerre de Résistance contre le Japon
James Bertram : Quelle a été la position concrète adoptée par le Parti communiste chinois avant qu’éclaté la guerre sino-japonaise et après ?
Mao Tsé-toung : Avant que cette guerre éclate, le Parti communiste chinois a averti maintes fois toute la nation que la guerre avec le Japon devenait inévitable, que les propos des impérialistes japonais sur un prétendu règlement pacifique ainsi que les belles phrases de leurs diplomates n’étaient qu’un écran de fumée destiné à camoufler leurs préparatifs de guerre.
Nous avons fait remarquer à plusieurs reprises qu’il est impossible de triompher dans la guerre de libération nationale sans renforcer le front uni et sans appliquer une politique révolutionnaire.
Dans cette politique, il est un point particulièrement important : le gouvernement chinois doit procéder à des réformes démocratiques, afin d’entraîner les masses populaires dans le front antijaponais.
Nous avons signalé à maintes reprises les erreurs de ceux qui croyaient aux « garanties de paix » japonaises et pensaient que la guerre pourrait être évitée, ou de ceux qui croyaient à la possibilité de résister à l’envahisseur sans mobiliser les masses populaires. Le fait même que la guerre a éclaté et la façon dont elle se déroule depuis ont prouvé la justesse de nos vues.
Le lendemain de l’Incident de Loukeoukiao, le Parti communiste a lancé un manifeste à la nation, appelant tous les partis et groupements politiques, toutes les couches de la population à faire cause commune pour résister à l’agresseur japonais et à renforcer le front uni national.
Peu de temps après, nous avons publié le Programme en dix points pour la résistance au Japon et le salut de la patrie, dans lequel nous avons défini la politique que devrait suivre le gouvernement chinois dans la Guerre de Résistance.
Quand le Kuomintang et notre Parti ont établi leur coopération, nous avons publié un autre manifeste important. Tout cela atteste notre ferme attachement à ce principe que, pour résister au Japon, il faut renforcer le front uni et appliquer une politique révolutionnaire. Notre mot d’ordre fondamental dans la présente période est : « Résistance générale de toute la nation ».
La situation militaire et les leçons de la Guerre de Résistance
Question : D’après vous, quels sont jusqu’à présent les résultats de la guerre ?
Réponse : Ils sont principalement de deux ordres. D’une part, par la prise de nos villes et l’occupation de nos territoires, par les violences contre les femmes, les pillages, les incendies et les massacres dont ils se sont rendus coupables, les impérialistes japonais ont fini par placer le peuple chinois devant le danger de se voir asservi.
D’autre part, la majorité des Chinois a acquis la profonde conviction que la crise ne peut être surmontée sans une union plus étroite et sans une résistance de toute la nation. En même temps, la guerre a commencé à rendre les pays pacifiques du monde conscients de la nécessité de résister aux menaces du Japon. Tels sont jusqu’à présent les résultats de la guerre.
Question : Quels sont, à votre avis, les objectifs du Japon ? Dans quelle mesure ont-ils déjà été réalisés ?
Réponse : Le Japon compte s’emparer, dans une première phase, de la Chine du Nord et de Changhaï et, dans une seconde phase, d’autres régions de la Chine.
Quant à la réalisation de ses plans, l’envahisseur a déjà occupé en peu de temps les provinces du Hopei, du Tchahar et du Soueiyuan, et il menace le Chansi ; la raison en est que la guerre de résistance de la Chine n’a été menée jusqu’ici que par le gouvernement et l’armée. La seule issue à cette situation dangereuse est que les masses populaires et le gouvernement poursuivent la résistance en commun.
Question : Pensez-vous que la Chine ait déjà remporté quelques succès dans la Guerre de Résistance ? Et si l’on peut parler des leçons de la guerre, en quoi consistent-elles ?
Réponse : Je voudrais m’arrêter un peu plus longuement sur cette question. Tout d’abord, des succès, nous en avons eu, et de très grands. Voici en quoi ils consistent : 1) Depuis que l’agression impérialiste a commencé en Chine, il n’y a jamais rien eu de comparable à la Guerre de Résistance actuelle. Celle-ci est vraiment, au sens géographique, une guerre nationale. Elle a un caractère révolutionnaire.
2) La guerre a eu pour effet de donner à notre pays divisé une unité relative, qui repose sur la coopération entre le Kuomintang et le Parti communiste.
3) La guerre du peuple chinois a gagné la sympathie de l’opinion mondiale. Ceux qui méprisaient la Chine pour sa non-résistance la respectent maintenant pour sa résistance.
4) La guerre a causé de lourdes pertes à l’envahisseur japonais. Elle lui coûte, paraît-il, vingt millions de yens par jour. Et ses pertes en hommes, bien qu’on n’ait pas encore de chiffres, sont sûrement très lourdes aussi. Alors qu’il a pu s’emparer des quatre provinces du Nord-Est presque sans coup férir, l’agresseur n’est plus à même aujourd’hui d’occuper de territoire chinois sans livrer de combats sanglants.
L’impérialisme japonais comptait assouvir en Chine son féroce appétit, mais notre résistance prolongée finira par l’amener à sa ruine. Ainsi, la Chine résiste non seulement pour son propre salut, mais aussi pour assumer ses grandes responsabilités au sein du front antifasciste mondial. Par là également la Guerre de Résistance manifeste son caractère révolutionnaire.
5) Nous avons tiré des enseignements de cette guerre. Ils ont été payés de notre sol et de notre sang.
Les leçons, elles aussi, sont grandes. En quelques mois, la guerre a révélé un grand nombre des points faibles de la Chine, surtout dans le domaine politique.
Bien que, géographiquement, tout notre pays soit engagé dans cette guerre, ce n’est pourtant pas la nation entière qui la fait. Les mesures restrictives du gouvernement empêchent toujours la grande masse du peuple de participer à la guerre qui, pour cette raison, n’a pas encore un caractère de masse.
Et tant qu’elle n’aura pas ce caractère, la guerre contre l’agression de l’impérialisme japonais n’aura aucune chance d’être victorieuse. Certains disent : « La guerre a déjà un caractère général ».
Certes, mais uniquement du point de vue géographique ; car du point de vue des forces qui y participent, elle reste toujours partielle, parce qu’elle est faite seulement par le gouvernement et l’armée, et non par le peuple. Là réside la cause principale de la perte de vastes territoires et des nombreux revers militaires subis au cours des derniers mois.
Ainsi, la Guerre de Résistance actuelle est révolutionnaire sans l’être tout à fait, parce qu’elle n’est pas encore une guerre des masses.
C’est là aussi une question d’unité. Bien que les partis et groupements politiques du pays soient maintenant plus unis que par le passé, il s’en faut de beaucoup que l’unité voulue soit réalisée. La plupart des détenus politiques n’ont pas encore été relâchés, l’interdit sur les partis politiques n’est pas encore entièrement levé.
Quant aux rapports entre le gouvernement et le peuple, l’armée et le peuple, les officiers et les soldats, ils demeurent très mauvais ; il ne s’y manifeste que de l’éloignement et point d’unité. Or, c’est là une question primordiale. Tant qu’elle n’est pas résolue, il est inutile de songer à la victoire.
En outre, les fautes commises sur le plan militaire sont également une cause importante de nos pertes en hommes et en territoire. Dans la plupart des engagements, l’armée chinoise a laissé l’initiative à l’ennemi, c’est ce qu’on appelle, en termes militaires, « la défense pure ».
Cette façon de se battre ne peut conduire à la victoire. Pour vaincre, il faut adopter une ligne politique et militaire radicalement différente de celle qui est appliquée actuellement. Telles sont les leçons que nous avons dégagées.
Question : Quelles sont alors les conditions politiques et militaires que vous jugez indispensables ?
Réponse : Sur le plan politique, voici ce que nous devons faire : Premièrement, transformer le gouvernement actuel en un gouvernement de front uni, auquel participeront les représentants du peuple. Ce gouvernement sera à la fois démocratique et centralisé. Il appliquera la politique révolutionnaire qui s’impose.
Deuxièmement, donner au peuple la liberté de parole, de presse, de réunion et d’association, ainsi que le droit de prendre les armes pour résister à l’ennemi, afin que la guerre ait un caractère de masse.
Troisièmement, élever le niveau de vie du peuple, ce qui est une nécessité, en supprimant les impôts exorbitants et les taxes multiples, en réduisant les fermages et le taux d’intérêt des prêts, en améliorant les conditions de vie des ouvriers, des officiers subalternes et des soldats, en accordant un traitement de faveur aux familles des combattants de la Guerre de Résistance, en portant secours aux victimes des calamités naturelles et aux réfugiés de guerre, etc.
Les finances du gouvernement devront reposer sur une répartition équitable des charges, c’est-à-dire sur le principe : « Que celui qui a de l’argent donne de l’argent ».
Quatrièmement, adopter une politique extérieure active.
Cinquièmement, réformer notre politique en matière de culture et d’éducation. Sixièmement, liquider impitoyablement les traîtres à la nation. Cette question est d’une gravité extrême à l’heure actuelle. Les traîtres ont le champ libre. Au front, ils aident l’ennemi ; à l’arrière, ils sèment le désordre. Certains même, se posant en partisans de la Résistance, font arrêter des patriotes comme traîtres.
Une répression effective des traîtres à la nation n’est possible que si le peuple se lève et coopère avec le gouvernement. Sur le plan militaire, nous devons entreprendre une réforme complète et, avant tout, rejeter la défense pure en stratégie et en tactique pour adopter le principe de l’attaque active ; transformer les armées de type ancien en armées de type nouveau ; remplacer la méthode de l’enrôlement forcé par celle de l’agitation pour engager le peuple à aller au front ; remplacer le commandement non unifié par un commandement unique ; mettre fin à l’indiscipline qui règne dans l’armée et qui l’isole du peuple, et instituer une discipline qui sera observée de façon consciente et qui ne tolérera pas la moindre atteinte aux intérêts du peuple ; passer de la situation actuelle où l’armée régulière combat seule à une guerre populaire de partisans largement développée qui appuie les opérations de l’armée régulière ; etc.
Toutes ces conditions politiques et militaires ont été énoncées dans le Programme en dix points que nous avons publié. Elles sont conformes à l’esprit des trois principes du peuple du Dr Sun Yat-sen, de ses trois thèses politiques fondamentales et de son testament. La guerre ne peut être gagnée que si elles sont réalisées.
Question : Que fait le Parti communiste pour appliquer ce Programme ?
Réponse : Notre tâche est d’expliquer inlassablement la situation présente, de nous allier avec le Kuomintang et avec tous les autres partis et groupements patriotiques pour élargir et consolider le front uni national antijaponais et pour mobiliser toutes les forces du pays en vue de remporter la victoire dans la Guerre de Résistance.
Il est indispensable d’élargir le front uni dont le cadre actuel est encore très restreint ; en d’autres termes, il faut « éveiller les masses populaires », comme le recommande le testament du Dr Sun Yat-sen, en mobilisant le peuple à la base afin qu’il participe au front uni. La consolidation du front uni suppose l’application d’un programme commun qui engage tous les partis et groupements politiques.
Nous acceptons les trois principes du peuple révolutionnaires du Dr Sun Yat-sen, ses trois thèses politiques fondamentales et son testament comme programme commun du front uni de tous les partis politiques et de toutes les couches sociales. Mais, jusqu’à présent, ce programme n’a pas été reconnu par tous les partis, et le Kuomintang, en particulier, n’a pas encore reconnu et proclamé un programme aussi complet.
Il a partiellement réalisé par sa résistance à l’envahisseur le principe du nationalisme du Dr Sun Yat-sen, mais non le principe de la démocratie ni le principe du bien-être du peuple, d’où la sérieuse crise actuelle dans le déroulement de notre Guerre de Résistance. Face à une situation militaire aussi critique, il est temps que le Kuomintang applique entièrement les trois principes du peuple ; s’il tarde encore, il sera vain pour lui de s’en repentir.
Le Parti communiste a le devoir d’élever sa voix pour faire auprès du Kuomintang et dans le peuple tout entier un travail inlassable d’explication et de persuasion, afin que les trois principes du peuple authentiquement révolutionnaires, les trois thèses politiques fondamentales et le testament du Dr Sun Yat-sen soient appliqués intégralement et de façon radicale dans tout le pays, et que le front uni national antijaponais soit ainsi élargi et consolidé.
La VIIIe Armée de Route dans la Guerre de Résistance
Question : Parlez-moi, je vous prie, de la VIIIe Armée de Route à laquelle s’intéressent beaucoup de gens par exemple, de sa stratégie et de sa tactique, du travail politique qu’on y fait.
Réponse : Depuis que la VIIIe Armée de Route − nouvelle dénomination de l’Armée rouge − est partie pour le front, beaucoup de gens en effet s’intéressent à ses activités. Je vais vous en donner une idée générale.
Commençons par les opérations militaires. Sur le plan stratégique, la VIIIe Armée de Route prend, comme centre de ses opérations, le Chansi.
Elle a remporté, ainsi que vous le savez, de nombreuses victoires ; des exemples en sont fournis par la bataille de Pinghsingkouan, la reprise de Tsingping, Pinglou et Ningwou, les opérations pour recouvrer Laiyuan et Kouangling, l’occupation de Tsekingkouan, les opérations qui ont permis de couper trois des principales voies de ravitaillement de l’armée japonaise (de Tatong à Yenmenkouan, de Yuhsien à Pinghsingkouan et de Chouohsien à Ningwou), l’attaque des arrières japonais au sud de Yenmenkouan, la reprise, par deux fois, de Pinghsingkouan et de Yenmenkouan et les opérations récentes pour recouvrer Kiuyang et Tanghsien.
Les troupes japonaises qui ont pénétré dans le Chansi sont, à l’heure actuelle, stratégiquement encerclées par la VIIIe Armée de Route et d’autres forces chinoises.
Nous pouvons affirmer avec certitude que désormais elles se heurteront en Chine du Nord à la résistance la plus opiniâtre. Si elles persistent à vouloir opérer comme bon leur semble dans le Chansi, elles iront assurément au-devant de difficultés plus grandes que jamais.
Je passe maintenant à la question de la stratégie et de la tactique. Nous faisons ce que les autres armées chinoises n’ont pas fait : nous opérons principalement sur les flancs et à l’arrière de l’ennemi. Cette méthode de combat est très différente de la défense purement frontale. Nous ne sommes pas opposés à l’emploi d’une partie des forces dans des opérations de front, car cela est indispensable.
Mais il faut utiliser le gros des forces contre les flancs de l’ennemi, recourir à l’encerclement et aux mouvements tournants, attaquer l’ennemi en toute indépendance et en faisant preuve d’initiative, pour conserver ses propres forces et anéantir celles de l’ennemi.
De plus, il est particulièrement efficace d’utiliser une partie des forces pour des opérations à l’arrière de l’ennemi, car elles désorganisent ses lignes de ravitaillement et ses bases d’appui. Même les troupes qui combattent de front doivent recourir principalement à des « contre-assauts » et non à la tactique de la défense pure. Une raison importante des revers militaires de ces derniers mois réside dans l’emploi de méthodes opérationnelles inadéquates.
La méthode de combat qu’utilisé la VIIIe Armée de Route est celle que nous appelons guerre de partisans et guerre de mouvement menées avec indépendance et initiative. Elle est, quant à ses principes fondamentaux, la même que celle qui a été appliquée au cours de la dernière guerre civile, tout en comportant certaines différences.
A l’étape actuelle, par exemple, si nous dispersons nos forces plus souvent que nous ne les concentrons, c’est pour pouvoir mieux attaquer par surprise, sur un territoire étendu, les flancs et les arrières de l’ennemi.
Puisque l’armée chinoise considérée dans son ensemble possède une grande importance numérique, il faut qu’une partie en soit employée à la défense de la ligne de front, une autre à des opérations de partisans en ordre dispersé, tandis que le gros des forces doit toujours être concentré sur les flancs de l’ennemi. Le premier principe de la guerre, c’est de conserver ses propres forces et d’anéantir celles de l’ennemi.
Pour y parvenir, il faut mener avec indépendance et initiative la guerre de partisans et la guerre de mouvement et éviter toute passivité et rigidité dans la conduite des opérations. Si des forces massives sont jetées dans la guerre de mouvement et que la VIIIe Armée de Route les appuie de ses opérations de partisans, notre pays tiendra certainement la clé de la victoire.
J’en viens à la question du travail politique. Une autre particularité extrêmement importante et évidente de la VIIIe Armée de Route, c’est son travail politique, lequel repose sur trois principes fondamentaux. Premièrement, le principe de l’union des officiers et des soldats, qui implique l’abolition des pratiques féodales dans l’armée, l’interdiction des châtiments corporels et des injures, l’institution d’une discipline observée de façon consciente et la création d’un genre de vie où officiers et soldats partagent leurs joies et leurs peines, ce qui fait que l’armée est étroitement unie. Deuxièmement, le principe de l’union de l’armée et du peuple.
Il implique que la discipline ne tolère pas la moindre atteinte aux intérêts des masses, que l’armée fasse de la propagande parmi elles, qu’elle les organise et les arme, qu’elle allège leurs charges financières et qu’elle châtie les traîtres à la nation qui portent préjudice au peuple et à l’armée elle-même ; ainsi elle est unie au peuple et partout bien accueillie.
Troisièmement, le principe de la désagrégation des forces de l’ennemi et de la clémence à l’égard des prisonniers de guerre.
Notre victoire ne dépend pas seulement des opérations de nos troupes, mais aussi de la désagrégation des forces de l’adversaire. Bien que l’application de ce dernier principe n’ait pas encore donné de résultats tangibles, elle portera certainement ses fruits dans l’avenir.
En outre, conformément au deuxième principe, la VIIIe Armée de Route complète ses effectifs non en recourant à la contrainte mais en encourageant la population à aller volontairement au front. Cette méthode est de beaucoup la plus efficace.
La perte du Hopei, du Tchahar, du Soueiyuan et d’une partie du Chansi ne nous a nullement découragés ; nous appelons avec une ferme détermination notre armée à opérer en coordination avec toutes les troupes amies et à se battre avec acharnement pour défendre le Chansi et recouvrer les territoires perdus.
La VIIIe Armée de Route agira de concert avec les autres troupes chinoises et poursuivra résolument la résistance dans le Chansi ; cela est d’une très grande importance pour tout le cours de la guerre, en particulier pour les opérations en Chine du Nord.
Question : A votre avis, ces qualités de la VIIIe Armée de Route peuvent-elles être acquises par les autres troupes chinoises ?
Réponse : Certainement. L’armée du Kuomintang avait un esprit semblable, dans l’ensemble, à celui qui anime aujourd’hui la VIIIe Armée de Route. C’était en 1924-1927. A ce moment-là, le Parti communiste chinois et le Kuomintang avaient créé conjointement une armée d’un type nouveau.
Comprenant au début, en tout et pour tout, deux régiments, cette armée sut rallier autour d’elle de nombreuses troupes et remporta une première victoire en battant Tchen Kiong-ming. Par la suite, elle accrut ses effectifs, devint un corps d’armée et rangea sous son influence un plus grand nombre de troupes encore, ce qui rendit possible l’Expédition du Nord.
Une atmosphère nouvelle y régnait : en général, les officiers et les soldats étaient unis, de même que l’armée et le peuple ; les troupes étaient pénétrées d’un esprit révolutionnaire qui les portait sans cesse en avant. On y institua le système des délégués du Parti et des départements politiques, inconnu jusqu’alors dans l’histoire de la Chine, système qui donna à cette armée une physionomie toute nouvelle.
Depuis 1927, c’est l’Armée rouge, aujourd’hui la VIIIe Armée de Route, qui a hérité de ce système et l’a développé. Pendant la période révolutionnaire de 1924-1927, l’armée, animée de cet esprit politique nouveau, employait naturellement des méthodes de combat correspondantes : elle n’opérait plus d’une manière passive et rigide, mais avec initiative, dynamisme et esprit offensif ; aussi remporta-t-elle la victoire dans l’Expédition du Nord. C’est d’une telle armée que nous avons besoin actuellement sur les champs de bataille.
Elle ne doit pas forcément compter des millions d’hommes ; pour vaincre l’impérialisme japonais, il suffit d’avoir un noyau de quelques centaines de milliers de combattants.
Nous tenons en grande estime toutes les troupes du pays pour leurs sacrifices héroïques depuis le début de la Guerre de Résistance, mais nous devrions tirer des combats sanglants qu’elles ont livrés les leçons qui s’imposent.
Question : Ne vous semble-t-il pas qu’avec la discipline qui règne dans l’armée japonaise, votre politique de clémence envers les prisonniers de guerre puisse se révéler inopérante ? Par exemple, les prisonniers que vous relâchez pourraient être exécutés à leur retour par le commandement japonais, et alors l’armée japonaise dans son ensemble continuerait à ignorer le sens de votre politique.
Réponse : C’est impossible. Plus le commandement ennemi en fera exécuter, plus les soldats japonais auront de la sympathie pour l’armée chinoise.
On n’arrivera pas à cacher notre politique à la masse des soldats japonais. Nous persisterons à l’appliquer. Par exemple, l’armée japonaise a déjà fait savoir ouvertement qu’elle emploierait les gaz contre la VIIIe Armée de Route ; eh bien, même dans ce cas, nous n’abandonnerons pas notre politique de clémence à l’égard des prisonniers.
Nous continuerons à traiter avec générosité les prisonniers japonais − les soldats et ceux des officiers subalternes qui ont dû se battre contre nous par contrainte −, nous leur épargnerons les affronts et les injures, nous leur expliquerons la communauté d’intérêts de nos deux peuples et nous les renverrons chez eux.
Ceux qui ne voudront pas rentrer auront la possibilité de servir dans la VIIIe Armée de Route. Et s’il se forme une « brigade internationale » sur le théâtre d’opérations de la Guerre de Résistance, ils pourront en faire partie et prendre les armes pour combattre l’impérialisme japonais.
L’esprit de capitulation dans la Guerre de Résistance
Question : II paraît que les Japonais, tout en poursuivant la guerre, font courir à Changhaï des bruits de paix. Quels sont donc les buts du Japon ?
Réponse : Parvenu à une certaine étape de l’exécution de son plan, l’impérialisme japonais va de nouveau se servir de l’écran de fumée de la paix pour réaliser les trois objectifs suivants :
1) consolider les positions qu’il a déjà conquises, afin d’en faire des bases stratégiques pour de nouvelles offensives ;
2) rompre le front antijaponais en Chine ;
3) disloquer le front mondial de soutien à la Chine.
Les rumeurs de paix qu’il répand aujourd’hui signifient simplement qu’il a commencé à tendre son rideau de fumée.
Le danger, c’est qu’il y a en Chine des éléments hésitants, prêts à se laisser prendre au piège de l’ennemi et que, de plus, les traîtres s’agitent parmi eux, font courir toutes sortes de faux bruits et cherchent à amener la Chine à capituler devant l’envahisseur.
Question : A votre avis, à quoi peut conduire ce danger ?
Réponse : Il n’y a que deux issues possibles : ou bien le peuple chinois viendra à bout de l’esprit de capitulation, ou bien celui-ci l’emportera, et alors la Chine sera plongée dans le désordre, et le front antijaponais rompu.
Question : De ces deux issues, laquelle est la plus probable ?
Réponse : Le peuple chinois tout entier exige que la Guerre de Résistance soit menée jusqu’au bout. Si une fraction du groupe dirigeant de la Chine prenait le chemin de la capitulation, le reste, demeuré ferme, s’y opposerait certainement et poursuivrait la Résistance aux côtés du peuple. Il va sans dire qu’une telle capitulation serait un malheur pour le front antijaponais en Chine. Mais je suis certain que les capitulards n’auront pas les masses avec eux, que les masses vaincront l’esprit de capitulation, poursuivront la guerre avec persévérance et remporteront la victoire.
Question : Puis-je vous demander comment on peut vaincre l’esprit de capitulation ?
Réponse : A la fois par la parole, pour en signaler le danger, et par l’action, en organisant les masses populaires en vue de mettre fin aux activités de capitulation. L’esprit de capitulation tire sa source du défaitisme national, ou pessimisme national, c’est-à-dire de l’idée que la Chine, ayant perdu quelques batailles, n’a plus la force de résister au Japon.
Les pessimistes ne comprennent pas que la défaite est la mère du succès et que les leçons tirées des défaites sont à la base des victoires futures. Ils ne voient, dans la Guerre de Résistance, que les défaites et non les succès ; à plus forte raison, ils ne savent pas que dans nos défaites se trouvent déjà les éléments de la victoire, et dans les victoires de l’ennemi les éléments de sa défaite.
Il faut montrer aux masses populaires nos perspectives de victoire dans cette guerre et leur faire comprendre que nos défaites et nos difficultés ne sont que des phénomènes passagers, et qu’à condition de combattre sans fléchir, nous remporterons sûrement la victoire finale. Privés de l’appui des masses, les capitulards ne réussiront pas dans leurs machinations, et le front antijaponais se verra renforcé.
La démocratie et la Guerre de Résistance
Question : Que signifie « la démocratie » dans le programme proposé par le Parti communiste ? N’est-elle pas incompatible avec un « gouvernement de guerre » ?
Réponse : Pas du tout. Dès le mois d’août 1936, le Parti communiste lançait son mot d’ordre pour une « république démocratique ». Politiquement et au point de vue de l’organisation, ce mot d’ordre signifie :
1) L’Etat et le gouvernement ne doivent pas être ceux d’une seule classe, ils doivent être fondés sur l’alliance de toutes les classes qui sont pour la Résistance, à l’exclusion des traîtres à la nation, alliance qui doit comprendre les ouvriers ainsi que les paysans et autres éléments de la petite bourgeoisie.
2) Ce gouvernement sera organisé selon le centralisme démocratique ; à la fois démocratique et centralisé, il unira sous une forme déterminée deux principes apparemment contradictoires : la démocratie et le centralisme.
3) Le gouvernement accordera au peuple toutes les libertés politiques indispensables, et notamment la liberté de s’organiser, de s’entraîner et de s’armer pour se défendre. Sous ces trois aspects, la république démocratique n’a rien d’incompatible avec ce que l’on appelle un gouvernement de guerre. Elle est précisément le régime d’Etat et le système de gouvernement qui favorisent la Guerre de Résistance.
Question : L’expression « centralisme démocratique » n’est-elle pas contradictoire en elle-même ?
Réponse : Il ne faut pas s’arrêter à l’expression, mais voir la réalité. Il n’y a pas d’abîme infranchissable entre la démocratie et le centralisme, tous deux sont nécessaires à la Chine.
D’une part, le gouvernement que nous voulons doit pouvoir vraiment être l’interprète de la volonté du peuple ; il doit jouir de l’approbation et du soutien des masses populaires de toute la Chine, et le peuple doit avoir toute latitude de le soutenir et toute possibilité d’influer sur sa politique. Telle est la signification de la démocratie.
D’autre part, la centralisation du pouvoir exécutif est nécessaire ; dès lors que la politique exigée par le peuple sera transmise, par le canal de ses organes représentatifs, au gouvernement élu par lui, celui-ci l’appliquera, et il pourra le faire sans difficultés tant qu’il ne violera pas la ligne adoptée en accord avec la volonté du peuple. Telle est la signification du centralisme.
Ce n’est qu’en adoptant le centralisme démocratique qu’un gouvernement devient réellement fort, et c’est ce système que le gouvernement chinois de défense nationale doit adopter dans la Guerre de Résistance.
Question : Mais cela ne correspond pas au régime d’un cabinet de guerre, n’est-ce pas ?
Réponse : Non, cela ne correspond pas au régime de certains cabinets de guerre comme on en a vu dans l’histoire.
Question : Il y a donc eu des cas où cela correspondait ?
Réponse : Oui. Les régimes politiques du temps de guerre peuvent, en règle générale, être de deux sortes, selon le caractère de la guerre : l’une est le centralisme démocratique, l’autre, le centralisme absolu. Les guerres de l’histoire peuvent se diviser en deux catégories selon leur caractère : les guerres justes et les guerres injustes. Par exemple, la Grande Guerre qui a éclaté en Europe il y a plus de vingt ans fut une guerre injuste, impérialiste.
Les gouvernements des Etats impérialistes, allant à l’encontre des intérêts du peuple, l’obligeaient à se battre pour les intérêts de l’impérialisme ; il fallait, dans ces conditions, des gouvernements comme celui de Lloyd George en Grande-Bretagne.
Lloyd George opprimait le peuple britannique, lui interdisant d’élever la voix contre la guerre impérialiste, il n’admettait l’existence d’aucune organisation ou assemblée exprimant le sentiment populaire contre la guerre ; le Parlement continuait certes à exister, mais il n’était que l’organe d’un groupe d’impérialistes et son rôle se bornait à voter docilement le budget de guerre. L’absence d’unité du gouvernement avec le peuple, dans une guerre, donne naissance à un gouvernement absolument centralisé, qui n’a besoin que de centralisme et non de démocratie.
Mais il y a eu aussi, dans l’histoire, des guerres révolutionnaires, comme, par exemple, en France, en Russie et, actuellement, en Espagne. Dans une guerre de ce genre, le gouvernement ne craint pas la désapprobation du peuple, parce que celui-ci est tout disposé à faire une telle guerre ; fort du soutien populaire spontané, le gouvernement, loin de craindre le peuple, s’emploie à le soulever et l’encourage à exprimer son opinion afin qu’il prenne part activement à la guerre.
En Chine, la guerre de libération nationale a l’approbation pleine et entière du peuple, et elle ne peut être victorieuse sans sa participation ; le centralisme démocratique est donc une nécessité. Si l’Expédition du Nord en 1926-1927 a été victorieuse, c’est aussi grâce à la mise en pratique du centralisme démocratique. Ainsi, quand les buts de la guerre sont l’expression même des intérêts du peuple, plus le gouvernement est démocratique, plus il est facile de mener la guerre.
Un tel gouvernement n’a aucune raison de craindre que le peuple se dresse contre la guerre ; au contraire, ce qui devrait l’inquiéter, ce serait plutôt l’inactivité du peuple et son indifférence à cet égard. Le caractère de la guerre détermine les rapports entre le gouvernement et le peuple ; c’est là une loi de l’histoire.
Question : Mais alors comment comptez-vous procéder pour instituer le nouveau régime politique ?
Réponse : Cela dépend avant tout de la coopération du Kuomintang et du Parti communiste.
Question : Pourquoi ?
Réponse : Depuis quinze ans, les rapports entre le Kuomintang et le Parti communiste ont été déterminants dans la situation politique en Chine. La coopération des deux partis, de 1924 à 1927, a permis à la première révolution de remporter ses victoires.
Leur rupture en 1927 a engendré la situation fâcheuse de ces dix dernières années. Mais nous ne sommes pas responsables de cette rupture ; nous avons été contraints de résister à l’oppression du Kuomintang, et nous avons tenu fermement le glorieux étendard de la libération de la Chine.
Maintenant nous en sommes à la troisième étape, et la résistance au Japon pour le salut de la patrie exige la pleine coopération des deux partis sur la base d’un programme déterminé. Grâce à nos efforts inlassables, la coopération est enfin établie ; la question est maintenant que les deux côtés reconnaissent un programme commun et agissent en le prenant pour base. L’instauration d’un nouveau régime politique est une part essentielle de ce programme.
Question : Comment le nouveau régime peut-il être établi par la coopération des deux partis ?
Réponse : Nous proposons en ce moment la refonte de l’appareil gouvernemental et du système militaire. Pour faire face à la situation critique actuelle, nous proposons la convocation d’une assemblée nationale provisoire.
Le choix des délégués à cette assemblée devra être, pour l’essentiel, conforme à ce que le Dr Sun Yat-sen préconisait en 1924, c’est-à-dire qu’ils seront désignés, dans des proportions déterminées, par les partis politiques, les forces armées, les organisations de masse et les milieux de l’industrie et du commerce acquis à la Résistance.
Cette assemblée assumera les fonctions de l’organe suprême du pouvoir d’Etat, elle devra décider la politique à suivre pour le salut de la nation, adopter un programme constitutionnel et élire le gouvernement.
Nous estimons que notre Guerre de Résistance est arrivée à un tournant critique où seule la convocation immédiate d’une telle assemblée, investie de pouvoirs réels et capable d’exprimer la volonté du peuple, peut changer la physionomie politique de notre pays et nous permettre de sortir de la crise actuelle. Nous procédons en ce moment à un échange de vues avec le Kuomintang au sujet de cette proposition et nous espérons obtenir son accord.
Question : Le Gouvernement national n’a-t-il pas déclaré que la convocation de l’assemblée nationale était rapportée ?
Réponse : C’est ce qu’il fallait faire, car il s’agit de l’assemblée nationale projetée jadis par le Kuomintang. A en juger par ce qu’il avait prévu, l’assemblée en question ne devait disposer d’aucun pouvoir, et son mode d’élection, par surcroît, était en désaccord complet avec la volonté du peuple.
Pas plus que les autres secteurs de la société, nous n’acceptons la convocation d’une telle assemblée.
L’assemblée nationale provisoire que nous proposons actuellement diffère radicalement de celle à laquelle on vient de renoncer.
Sa convocation donnera du pays un aspect tout nouveau et créera la condition préalable, indispensable, pour réorganiser l’appareil gouvernemental et l’armée et pour mobiliser le peuple. C’est de tout cela que dépend l’apparition d’un tournant favorable dans la Guerre de Résistance.