[A la fin de 1905 et au début de 1906. en Géorgie, un groupe d’anarchistes dirigé par un partisan de Kropotkine, le fameux anarchiste V. Tcherkézichvili et ses adeptes Mikhako Tsérételi (Bâton), Chalva Goguélia (Ch. G.) et d’autres, entreprit une campagne acharnée contre les social-démocrates.
Le groupe fit paraître à Tiflis les journaux Nobati, Moucha, etc. Les anarchistes ne bénéficiaient d’aucun appui au sein du prolétariat, mais ils obtinrent quelques succès parmi les éléments déclassés et petits-bourgeois.
J. Staline, dans une suite d’articles portant le titre général d’Anarchisme ou socialisme ?, s’éleva contre les anarchistes. Les quatre premiers articles parurent dans le journal Akhali Tskhovréba en juin-juillet 1906. On arrêta l’impression des autres articles le journal ayant été interdit.
En décembre 1906 et le 1er janvier 1907, les articles parus dans Akhali Tskhovréba furent réimprimés dans le journal Akhali Droéba, mais sous une forme légèrement modifiée. La rédaction du journal fit précéder ces articles par la remarque suivante : « Dernièrement le syndicat des employés nous proposait de faire paraître des articles sur l’anarchisme, le socialisme et autres questions analogues (voir : Akhali Droéba, n° 3). Ce vœu fut également formulé par d’autres camarades. Nous accédons volontiers à ce désir en faisant publier ces articles.
Quant aux articles eux-mêmes, nous tenons à rappeler qu’une partie d’entre eux ont déjà paru une fois dans la presse géorgienne (mais pour des raisons indépendantes de l’auteur, ils ne purent être achevés).
Néanmoins, nous avons jugé utile de publier intégralement tous les articles et nous avons demandé à l’auteur de les remanier en un style à la portée de tous, ce qu’il a fait volontiers ». C’est ainsi que sont apparues deux variantes des quatre premières parties d’Anarchisme ou socialisme ? La suite de cet ouvrage a été publiée dans les journaux Tchvéni Tskhovréba en février 1907 et Dro en avril 1907. La première variante des articles Anarchisme ou socialisme ?, publiée dans Akhali Tskhovréba, est donnée en annexe au premier volume des Œuvres de J. Staline.
Akhali Tskhovréba (La vie nouvelle), quotidien bolchévik qui parut à Tiflis du 20 juin au 14 juillet 1906. J. Staline en fut le directeur. Les rédacteurs permanents : M. Davitachvili, G. Télia, G. Kikodzé, d’autres encore. Il parut en tout 20 numéros.
Akhali Droéba (le Nouveau Temps), hebdomadaire syndical légal : parut en langue géorgienne, à Tiflis, du 14 novembre 1906 au 8 janvier 1907, sous la direction de J. Staline, M. Tskhakaïa et M. Davitachvili. Interdit par ordre du gouverneur de Tiflis.
Tchvéni Tskhovréba (Notre Vie), quotidien bolchévik ; parut légalement à Tiflis, à partir du 18 février 1907, sous la direction de J. Staline. Il sortit 13 numéros. Le 6 mars 1907 le journal est interdit pour « tendance extrémiste ».
Dro (Le Temps), quotidien bolchévik, parut à Tiflis après l’interdiction de Tchvéni Tskhovréba du 11 mars au 15 avril 1907, sous la direction de J. Staline. Firent également partie de la rédaction du journal M. Tskhakaïa et M. Davitachvili. Il parut 31 numéros.]
La lutte de classe est le pivot de la vie sociale de nos jours. Et chaque classe, au cours de cette lutte, s’inspire de sa propre idéologie. La bourgeoisie a la sienne, c’est ce qu’on appelle le libéralisme. Le prolétariat de même a son idéologie, c’est, vous le savez, le socialisme.
On ne saurait considérer le libéralisme comme quelque chose d’entier et d’indivisible : il comporte diverses tendances suivant les diverses catégories de la bourgeoisie.
Le socialisme non plus n’est ni entier, ni indivisible : il comporte de même diverses tendances.
Nous n’allons pas nous livrer ici à l’analyse du libéralisme, – mieux vaut remettre cela à un autre temps. Nous tenons simplement à montrer au lecteur ce qu’est le socialisme et ses courants. A notre avis, cela l’intéressera davantage.
Le socialisme comporte trois courants principaux : le réformisme, l’anarchisme et le marxisme.
Le réformisme (Bernstein et autres), qui ne considère le socialisme que comme un but éloigné, et rien de plus ; qui, pratiquement, nie la révolution socialiste et cherche à instaurer le socialisme par la voie pacifique ; le réformisme qui prêche non la lutte des classes, mais leur collaboration, – ce réformisme-là se désagrège de jour en jour ; il perd de jour en jour toutes les apparences de socialisme ; point n’est besoin, selon nous, de l’analyser ici, dans les présents articles en définissant le socialisme.
Il en va tout autrement pour le marxisme et l’anarchisme : tous deux sont reconnus aujourd’hui pour des courants socialistes ; tous deux mènent une lutte acharnée entre eux ; tous deux veulent apparaître aux yeux du prolétariat comme des doctrines authentiquement socialistes, et, bien entendu, l’analyse et la mise en parallèle de ces deux tendances offriront au lecteur un bien plus vif intérêt.
Nous n’appartenons pas à ces hommes qui, au rappel du mot « anarchisme », se détournent avec mépris et déclarent dans un geste d’abandon : « Vous êtes bien bons de vous en occuper, il ne vaut même pas la peine qu’on en parle ! » Nous croyons qu’une telle « critique » à bon marché est chose indigne et sans utilité.
Nous n’appartenons pas non plus aux hommes qui se consolent à l’idée que les anarchistes, voyez-vous, « n’ont pas l’appui des masses, et c’est pourquoi ils ne sont guère dangereux ». Il ne s’agit pas de savoir derrière qui suit aujourd’hui une « masse » plus grande ou plus petite, – il s’agit de l’essence de la doctrine.
Si la « doctrine » des anarchistes traduit une vérité, il va de soi qu’elle s’ouvrira absolument un chemin et ralliera la masse autour d’elle. Mais si elle est inconsistante et repose sur une base erronée, elle ne fera pas long feu et restera comme suspendue en l’air. Or, l’inconsistance de l’anarchisme doit être démontrée.
Certains estiment que le marxisme et l’anarchisme ont les mêmes principes ; qu’il n’existe entre eux que des divergences de tactique, de sorte que, selon eux, il est tout à fait impossible d’opposer l’un à l’autre ces deux courants.
Mais c’est là une grave erreur.
Nous estimons que les anarchistes sont les ennemis véritables du marxisme. Par conséquent, nous reconnaissons aussi qu’il faut mener une lutte véritable contre de véritables ennemis. Il faut donc analyser la « doctrine » des anarchistes d’un bout à l’autre et l’examiner à fond sous toutes ses faces.
La vérité est que le marxisme et l’anarchisme reposent sur des principes tout à fait divergents, bien que tous deux se manifestent sur le théâtre de la lutte sous le drapeau socialiste. La pierre angulaire de l’anarchisme est l’individu, dont l’affranchissement est, selon lui, la condition principale de l’affranchissement de la masse, de la collectivité.
Selon l’anarchisme, l’affranchissement de la masse est impossible tant que l’individu ne sera pas affranchi, ce qui fait que son mot d’ordre est : « Tout pour l’individu ». Tandis que la pierre angulaire du marxisme, c’est la masse dont l’affranchissement est, selon lui, la condition principale de l’affranchissement de l’individu. C’est-à-dire que, selon le marxisme, l’individu ne peut être affranchi tant que ne le sera pas la masse, ce qui fait que son mot d’ordre est : « Tout pour la masse ».
Il est évident qu’ici interviennent deux principes s’excluant l’un l’autre, et pas seulement des divergences tactiques.
Nos articles ont pour objet de confronter, ces deux principes opposés, de comparer entre eux le marxisme et l’anarchisme, et d’éclairer ainsi leurs qualités et leurs défauts. De plus, nous jugeons utile ici même de faire connaître au lecteur le plan de ces articles.
Nous commencerons par donner une définition du marxisme ; chemin faisant, nous rappellerons le point de vue des anarchistes sur le marxisme, et puis nous aborderons la critique de l’anarchisme proprement dit.
Savoir : nous exposerons la méthode dialectique, le point de vue des anarchistes sur cette méthode et notre critique ; la théorie matérialiste, le point de vue des anarchistes et notre critique (nous parlerons ici même de la révolution socialiste, de la dictature socialiste, du programme minimum et, en général, de la tactique) ; la philosophie des anarchistes et notre critique ; le socialisme des anarchistes et notre critique ; la tactique et l’organisation des anarchistes ; pour terminer, nous présenterons nos conclusions.
Nous tâcherons de montrer que les anarchistes, en tant que prédicats du socialisme des petites communautés, ne sont pas des socialistes authentiques.
Nous tâcherons également de montrer que les anarchistes, pour autant qu’ils nient la dictature du prolétariat, ne sont pas non plus des révolutionnaires authentiques…
Ainsi, procédons.
I. METHODE DIALECTIQUE
Tout ce qui existe… n’existe, ne vit que par un mouvement quelconque… Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux.
Karl Marx
Le marxisme n’est pas seulement une théorie du socialisme ; c’est une conception du monde achevée, un système philosophique d’où le socialisme prolétarien de Marx découle spontanément. Ce système philosophique porte le nom de matérialisme dialectique.
Aussi bien, exposer le marxisme c’est exposer le matérialisme dialectique.
Pourquoi ce système porte-t-il le nom de matérialisme dialectique ?
Parce que sa méthode est dialectique et sa théorie, matérialiste.
Qu’est-ce que la méthode dialectique ?
On dit que la vie sociale est en état de constante évolution et de mouvement. Et cela est juste : on ne peut considérer la vie comme quelque chose d’immuable, de figé ; elle ne s’arrête jamais à un niveau quelconque ; elle est en perpétuel mouvement, elle suit un processus perpétuel de destruction et de création. C’est pourquoi il existe toujours dans la vie du nouveau et du vieux, des éléments croissants et mourants, révolutionnaires et contre-révolutionnaires.
La méthode dialectique affirme qu’il faut regarder la vie telle qu’elle est en réalité. Nous avons vu que la vie est en perpétuel mouvement ; nous devons donc considérer la vie dans son mouvement, et poser la question ainsi : Où va la vie ?
Nous avons vu que la vie offre le spectacle d’une destruction et d’une création perpétuelles ; notre devoir est donc de considérer la vie dans sa destruction et sa création, et de poser la question ainsi : Qu’est-ce qui se détruit et qu’est-ce qui se crée dans la vie ?
Ce qui naît dans la vie et grandit de jour en jour, est irrésistible, et l’on ne saurait en arrêter le progrès. C’est-à-dire que si, par exemple, le prolétariat naît dans la vie en tant que classe et grandit de jour en jour, si faible et peu nombreux qu’il soit aujourd’hui, il finira néanmoins par vaincre. Pourquoi ? Parce qu’il grandit, se fortifie et marche de l’avant.
Par contre, ce qui dans la vie vieillit et s’achemine vers la tombe, doit nécessairement subir la défaite, encore que ce soit aujourd’hui une force prodigieuse.
C’est-à-dire que si, par exemple, la bourgeoisie voit le terrain se dérouler peu à peu sous ses pieds et marche chaque jour à reculons, si forte et nombreuse qu’elle soit aujourd’hui, elle finira néanmoins par essuyer la défaite.
Pourquoi ? Mais parce que, en tant que classe, elle se désagrège, faiblit, vieillit et devient un fardeau inutile dans la vie.
D’où la thèse dialectique bien connue : Tout ce qui existe réellement, c’est-à-dire tout ce qui grandit de jour en jour, est rationnel, et tout ce qui de jour en jour se désagrège, ne l’est point et, par conséquent, n’échappera pas à la défaite.
Exemple. Après 1880, un grand débat s’était institué parmi les intellectuels révolutionnaires russes. Les populistes affirmaient que la force principale capable de se charger de la « libération de la Russie », était la petite bourgeoisie de la campagne et de la ville.
Pourquoi ? leur demandaient les marxistes. Parce que, répondaient les populistes, la petite bourgeoisie de la campagne et de la ville forme aujourd’hui la majorité ; de plus, elle est pauvre et vit dans la misère.
Les marxistes répliquaient : en effet, la petite bourgeoisie de la campagne et de la ville forme aujourd’hui la majorité, et elle est vraiment pauvre, mais la question n’est point là. La petite bourgeoisie forme depuis longtemps déjà la majorité, mais jusqu’à présent elle n’a, sans l’aide du prolétariat, fait preuve d’aucune initiative, dans la lutte pour la « liberté ».
Pourquoi ? Mais parce que la petite bourgeoisie, en tant que classe, ne grandit pas ; au contraire, de jour en jour elle se désagrège et se décompose en bourgeois et en prolétaires. D’autre part, bien entendu, la pauvreté, elle non plus, n’a pas ici une importance décisive : les « gueux » sont plus pauvres que la petite bourgeoisie, mais personne ne dira qu’ils peuvent se charger de la « libération de la Russie ».
Comme on voit, il ne s’agit pas de savoir quelle classe aujourd’hui forme la majorité, ou quelle classe est plus pauvre, mais bien quelle classe se fortifie et quelle autre se désagrège.
Et comme le prolétariat est la seule classe qui se développe et se fortifie sans cesse, qui pousse en avant la vie sociale et rallie autour de soi tous les éléments révolutionnaires, notre devoir est de le reconnaître pour la force principale du mouvement d’aujourd’hui, de rejoindre ses rangs et de faire nôtres ses tendances progressives.
Ainsi répondaient les marxistes.
Sans doute les marxistes regardaient-ils la vie dialectiquement, tandis que les populistes raisonnaient en métaphysiciens, car ils se représentaient la vie sociale comme étant figée, à un point mort.
C’est ainsi que la méthode dialectique envisage le développement de la vie.
Mais il y a mouvement et mouvement. Il y en eut un, dans la vie sociale, aux « journées de décembre » [1], quand le prolétariat, l’échine redressée, attaqua les dépôts d’armes et marcha à l’assaut de la réaction. Mais ce qu’il faut encore nommer mouvement social, c’est celui des années antérieures, quand le prolétariat, dans le cadre d’une évolution « pacifique », se contentait de grèves isolées et de la création de petits syndicats.
Il est clair que le mouvement affecte des formes diverses.
Eh bien, la méthode dialectique affirme que le mouvement a une double forme : évolutionniste et révolutionnaire.
Le mouvement est évolutionniste, quand les éléments progressifs continuent spontanément leur travail journalier et apportent dans le vieil ordre de choses de menus changements quantitatifs.
Le mouvement est révolutionnaire, quand ces mêmes éléments s’unissent, se pénétrant d’une idée commune et se précipitent contre le camp ennemi pour anéantir jusqu’à la racine le vieil ordre de choses et apporter dans la vie des changements qualitatifs, instituer un nouvel ordre de choses.
L’évolution prépare la révolution et crée un terrain qui lui est favorable, tandis que la révolution achève l’évolution et contribue à son progrès.
Les mêmes processus s’opèrent dans la vie de la nature. L’histoire de la science montre que la méthode dialectique est une méthode authentiquement scientifique : à commencer par l’astronomie et en finissant par la sociologie, partout l’idée se confirme qu’il n’y a rien d’éternel dans le monde, que tout change, tout évolue. Par conséquent, tout dans la nature doit être envisagé du point de vue du mouvement, de l’évolution. Or, cela signifie que l’esprit de la dialectique pénètre toute la science moderne.
Pour ce qui est des formes du mouvement et aussi du fait que, selon la dialectique, les menus changements de quantité aboutissent en fin de compte à de grands changements de qualité, cette loi est tout aussi valable dans l’histoire de la nature.
Le « système périodique des éléments » de Mendéléev montre clairement quelle grande portée s’attache, dans l’histoire de la nature, au fait que les changements de qualité naissent des changements de quantité. Témoin aussi, en matière de biologie, la théorie du néolamarckisme, théorie à laquelle fait place le néodarwinisme.
Nous ne disons rien des autres faits, que Fr. Engels étudie avec une ampleur suffisante dans son Anti-Dühring.
Tel est le fond de la méthode dialectique.
Que pensent les anarchistes de la méthode dialectique ?
On sait que le fondateur de la méthode dialectique fut Hegel. Méthode que Marx a épurée et améliorée. Certes, ce fait est connu également des anarchistes.
Ils savent que Hegel fut un conservateur, et, profitant de cette occasion, ils s’attaquent avec véhémence à Hegel, qu’ils traitent de partisan de la « restauration » ; ils « démontrent » avec entrain que « Hegel est un philosophe de la restauration… qu’il exalte le constitutionnalisme bureaucratique en sa forme absolue ; que l’idée générale de sa philosophie de l’histoire est subordonnée à la tendance philosophique de l’époque de la restauration, tendance qu’elle sert », etc. (Voir : Nobati [2], n° 6 Article de V. Tcherkézichvili).
L’anarchiste bien connu Kropotkine « démontre » la même chose dans ses écrits. (Voir, par exemple, sa Science et anarchisme, en langue russe).
Kropotkine est unanimement soutenu par nos kropotkiniens, depuis Tcherkézichvili jusqu’à Ch. G. (Voir les numéros de Nobati).
Il est vrai que sur ce point personne ne discute avec eux. Au contraire, chacun conviendra que Hegel n’était pas un révolutionnaire. Marx et Engels eux-mêmes ont, avant tous les autres, fait la preuve dans leur Critique de la critique critique, que les conceptions historiques de Hegel contredisent foncièrement l’idée de la souveraineté du peuple.
Néanmoins, les anarchistes « démontrent » et tiennent à « démontrer » chaque jour que Hegel est partisan de la « restauration ». Pourquoi font-ils cela ? Sans doute pour jeter le discrédit sur Hegel et faire sentir au lecteur que le « réactionnaire » Hegel ne peut avoir qu’une méthode « rebutante » et antiscientifique.
C’est ainsi que les anarchistes croient pouvoir réfuter la méthode dialectique.
Nous déclarons que de cette manière ils ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance. Pascal et Leibniz n’étaient pas des révolutionnaires, mais la méthode mathématique qu’ils ont découverte est reconnue aujourd’hui une méthode scientifique.
Mayer et Helmholtz n’étaient pas des révolutionnaires, mais leurs découvertes en physique constituent un des fondements de la science. Lamarck et Darwin n’étaient pas non plus des révolutionnaires ; cependant leur méthode évolutionniste a mis sur pied la science biologique… Pourquoi ne reconnaîtrait-on pas le fait que, en dépit de son conservatisme, Hegel a pu élaborer une méthode scientifique dite dialectique ?
Non, de cette manière les anarchistes ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance.
Poursuivons. Selon les anarchistes, « la dialectique, c’est de la métaphysique », et comme ils « veulent débarrasser la science de la métaphysique, la philosophie de la théologie », ils réfutent la méthode dialectique. (Voir Nobati, n° 3 et 9. Ch G. Voir aussi Science et anarchisme, de Kropotkine).
Ah, ces anarchistes ! C’est, comme on dit, vouloir rejeter la faute sur son voisin. La dialectique a mûri dans la lutte avec la métaphysique ; elle s’est acquis la gloire dans cette lutte ; or, pour les anarchistes la dialectique, c’est de la métaphysique !
La dialectique affirme qu’il n’y a rien d’éternel dans le monde, que tout passe, tout change : la nature, la société, les mœurs et les coutumes, les idées de justice ; la vérité elle-même change, et c’est pourquoi la dialectique considère toute chose avec esprit critique ; c’est pourquoi elle nie la vérité établie une fois pour toutes ; par conséquent, elle nie de même les « principes dogmatiques tout faits que l’on n’a plus, une fois découverts, qu’à apprendre par coeur ». (Voir : F. Engels, Ludwig Feuerbach).
La métaphysique, elle, nous dit tout autre chose. Le monde pour elle est quelque chose d’éternel et d’immuable (voir : F. Engels, Anti-Dühring) ; il a été une fois pour toutes défini par quelqu’un ou quelque chose. Voilà pourquoi les métaphysiciens ont toujours à la bouche « justice éternelle » et « vérité immuable ».
Proudhon, le « père spirituel » des anarchistes, disait qu’il existe dans le monde une justice immanente établie une fois pour toutes, qui doit être mise à la base de la société future. Aussi a-t-on appelé Proudhon un métaphysicien. Marx a combattu Proudhon par la méthode dialectique, il a démontré que, puisque tout change dans le monde, la « justice » doit également changer et que, par conséquent, la « justice immanente » est un délire métaphysique (Voir : K. Marx, la Misère de la philosophie). Or, les disciples géorgiens du métaphysicien Proudhon nous répètent sans cesse : « La dialectique de Marx, c’est de la métaphysique ! ».
La métaphysique admet différents dogmes nébuleux, comme l’ »inconnaissable », la « chose en soi », et passe finalement à une théologie vide de substance.
A l’opposé de Proudhon et de Spencer, Engels a combattu ces dogmes par la méthode dialectique. (Voir : Ludwig Feuerbach). Et les anarchistes – les disciples de Proudhon et de Spencer – de nous dire que Proudhon et Spencer sont des savants, tandis que Marx et Engels sont des métaphysiciens !
De deux choses l’une : ou bien les anarchistes se leurrent ; ou bien ils ne savent ce qu’ils disent.
En tous cas, une chose est certaine, c’est que les anarchistes confondent le système métaphysique de Hegel et sa méthode dialectique.
Inutile de dire que le système philosophique de Hegel, qui s’appuie sur une idée immuable, est d’un bout à l’autre métaphysique. Mais il n’est pas moins certain que la méthode dialectique de Hegel, qui nie toute idée immuable, est d’un bout à l’autre scientifique et révolutionnaire.
Voilà pourquoi Karl Marx, qui a soumis le système métaphysique de Hegel à une critique foudroyante, a loué en même temps sa méthode dialectique. « Rien ne saurait lui imposer, disait Marx, parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire ». (Voir : le Capital, tome 1er. Postface).
Voilà pourquoi Engels aperçoit une différence notable entre la méthode de Hegel et son système. « Ceux qui prenaient surtout appui sur le système de Hegel, pouvaient être assez conservateurs dans les deux domaines ; ceux qui considéraient la méthode dialectique comme la chose essentielle, pouvaient, tant au point de vue religieux qu’au point de vue politique, appartenir à l’opposition la plus extrême ». (Voir : Ludwig Feuerbach).
Les anarchistes ne voient pas cette différence et répètent, sans réfléchir, que la « dialectique, c’est de la métaphysique ».
Poursuivons. Les anarchistes prétendent que la méthode dialectique est un « tissu de subterfuges », la « méthode des sophismes », du « saut périlleux de la logique » (Voir : Nobati, n° 8, Ch. G.), méthode « au moyen de laquelle on prouve avec la même facilité la vérité et le mensonge ». (Voir : Nobati, n° 4. Article de V. Tcherkézichvili).
Ainsi, pour les anarchistes, la méthode dialectique prouve tout aussi bien la vérité que le mensonge.
Il peut sembler dès l’abord que l’accusation portée par les anarchistes ne soit pas dénuée de fondement. Ecoutez, par exemple, ce que dit Engels du partisan de la méthode métaphysique :
« … Il parle par « oui et par non ; tout ce qui est au-delà vient du Malin ». Pour lui, une chose existe ou n’existe pas ; une chose ne peut être à la fois elle-même et autre qu’elle-même. Le négatif et le positif s’excluent absolument… » (Voir : Anti-Dühring. Introduction).
Comment cela ! – s’échauffent les anarchistes. – Est-il possible qu’un seul et même objet soit à la fois bon et mauvais ?! C’est bien là un « sophisme », un « jeu de mots ». Car cela veut dire que « vous voulez avec la même facilité prouver la vérité et le mensonge » !…
Allons cependant au fond des choses.
Nous demandons aujourd’hui la république démocratique.
Pouvons-nous dire que la république démocratique soit bonne à tous égards ou bien à tous égards mauvaise ?
Non, nous ne le pouvons pas ! Pourquoi ? Parce que la république démocratique n’est bonne que d’un côté, c’est quand elle détruit le régime féodal ; par contre, elle est mauvaise d’un autre côté, c’est quand elle fortifie le régime bourgeois.
Aussi bien disons-nous : pour autant que la république démocratique détruit le régime féodal, elle est bonne, et nous luttons pour elle ; mais pour autant qu’elle fortifie le régime bourgeois, elle est mauvaise, et nous luttons contre elle.
Il s’ensuit qu’une seule et même république démocratique est à la fois « bonne » et « mauvaise » – en même temps « oui » et « non ».
On peut en dire autant de la journée de huit heures, laquelle est en même temps « bonne », pour autant qu’elle renforce le prolétariat, et « mauvaise », pour autant qu’elle fortifie le système de travail salarié.
Ce sont ces faits qu’Engels avait en vue en caractérisant, dans les termes mentionnés plus haut, la méthode dialectique.
Or les anarchistes n’ont pas compris, et l’idée parfaitement lumineuse leur a paru un « sophisme » nébuleux.
Certes, les anarchistes sont libres de remarquer ou de ne pas remarquer ces faits ; ils peuvent même sur une rive sablonneuse ne pas remarquer le sable, c’est leur droit. Mais que vient faire ici la méthode dialectique qui, à la différence de l’anarchisme, ne regarde pas la vie les yeux fermés ; qui perçoit les pulsations de la vie et dit explicitement : Du moment que la vie change et est en mouvement, chaque phénomène de la vie comporte deux tendances : positive et négative, dont nous devons défendre la première et réfuter la seconde.
Poursuivons encore. Pour nos anarchistes, « le développement dialectique est un développement catastrophique, par lequel d’abord se détruit complètement le passé, et puis c’est l’avenir qui s’affirme tout à fait à part… Les cataclysmes de Cuvier étaient engendrés par des causes inconnues ; les catastrophes de Marx et d’Engels, elles, sont engendrées par la dialectique… (Voir : Nobati, n° 8, Ch. G.).
Ailleurs le même auteur écrit : « Le marxisme s’appuie sur le darwinisme et l’envisage sans esprit critique ». (Voir : Nobati, n° 6.)
Remarquez-le bien !
Cuvier nie l’évolution darwinienne, il n’admet que les cataclysmes ; or le cataclysme est une explosion inattendue, « engendrée par des causes inconnues ». Les anarchistes soutiennent que les marxistes se joignent à Cuvier, et, par conséquent, ils réfutent le darwinisme.
Darwin nie les cataclysmes de Cuvier, il admet l’évolution par degré. Et voilà que ces mêmes anarchistes prétendent que « le marxisme s’appuie sur le darwinisme et l’envisage sans esprit critique », c’est-à-dire que les marxistes nient les cataclysmes de Cuvier.
Bref, les anarchistes accusent les marxistes de se joindre à Cuvier, et en même temps ils leur reprochent de se joindre à Darwin, et non à Cuvier.
La voilà bien, l’anarchie ! Comme on dit : la veuve du sous-officier s’est donné elle-même le fouet ! Il est clair que Ch. G du n° 8 de Nobati a oublié ce que disait Ch. G. du n° 6.
Lequel les deux a raison : le n° 8 ou le n° 6 ?
Interrogeons les faits. Marx dit :
« A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles, de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété… Alors s’ouvre une époque de révolution sociale ». Mais « une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner libre cours… » (Voir : Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique. Préface.)
Si l’on applique cette thèse de Marx à la vie sociale actuelle, il en résultera qu’entre les forces productives modernes, ayant un caractère social, et la forme d’appropriation des produits, ayant un caractère privé, il existe un conflit fondamental qui doit aboutir à la révolution socialiste. (Voir : F. Engels, Anti-Dühring, chapitre 2, troisième partie).
On le voit, ce qui engendre la révolution, selon Marx et Engels, ce ne sont pas les « causes inconnues », de Cuvier, mais les causes sociales et vitales parfaitement définies, dites le « développement des forces productives ».
On le voit, la révolution ne se produit, selon Marx et Engels, que lorsque les forces productives sont suffisamment mûres, et non d’une façon inattendue, comme le pensait Cuvier.
Il est évident qu’il n’y a rien de commun entre les cataclysmes de Cuvier et la méthode dialectique de Marx.
D’un autre côté, le darwinisme ne réfute pas seulement les cataclysmes de Cuvier, mais aussi le développement compris dans le sens dialectique, et qui implique la révolution, tandis que du point de vue de la méthode dialectique l’évolution et la révolution, les changements de quantité et de qualité, ce sont deux formes indispensables d’un seul et même mouvement.
On ne saurait sans doute affirmer, d’autre part, que « le marxisme… traite sans esprit critique le darwinisme ».
Il s’ensuit que Nobati se trompe dans les deux cas, dans le n° 6 comme dans le n° 8.
Enfin, les anarchistes s’en prennent à nous parce que « la dialectique… n’offre la possibilité ni de sortir ou de jaillir hors de soi, ni de sauter par-dessus soi-même ». (Voir : Nobati, n° 8, Ch. G).
Ceci, messieurs les anarchistes, est bien la vérité. Ici, honorables, vous avez parfaitement raison : la méthode dialectique, en effet, n’offre point cette possibilité. Et pourquoi ? Mais parce que « jaillir hors de soi et sauter par-dessus soi-même », c’est l’affaire de chevreuils, tandis que la méthode dialectique a été créée pour les hommes.
Là est le secret !…
Tel est en somme le point de vue des anarchistes sur la méthode dialectique.
Il est évident que les anarchistes n’ont pas compris la méthode dialectique de Marx et d’Engels ; ils ont inventé une dialectique à eux, et c’est elle qu’ils combattent avec tant d’acharnement.
Il ne nous reste, à nous, qu’a rire à la vue de ce spectacle, car on ne peut s’empêcher de rire quand on voit un homme lutter contre sa propre fantaisie, briser ses propres imaginations et assurer en même temps avec feu qu’il frappe l’adversaire.
II.THÉORIE MATÉRIALISTE
Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience. Karl Marx
Nous savons maintenant ce qu’est la méthode dialectique.
Qu’est-ce que la théorie matérialiste ?
Tout change dans ce monde, tout évolue dans la vie, mais comment s’opère ce changement et sous quelle forme s’effectue cette évolution ?
Nous savons, par exemple, que la terre était autrefois une masse incandescente ; puis elle s’est refroidie peu à peu ; ensuite sont apparus les plantes et les animaux ; le monde animal s’étant développé, on vit apparaître une espèce déterminée de singes et puis enfin, parut l’homme.
C’est ainsi que s’est développée, en somme, la nature.
Nous savons de même que la vie sociale non plus n’est pas restée à un point mort. Il fut un temps où les hommes vivaient sous le régime du communisme primitif. A cette époque ils pourvoyaient à leur existence par la chasse, ils erraient dans les forêts et s’y procuraient la nourriture. Le temps vint où le communisme primitif céda la place au matriarcat ; à cette époque les hommes subvenaient à leurs besoins surtout en se livrant à la culture primitive du sol.
Ensuite le matriarcat céda la place au patriarcat, époque à laquelle les hommes pourvoyaient à leur existence principalement par l’élevage. Plus tard le régime d’esclavage se substitua au patriarcat ; à cette époque les hommes pourvoyaient à leur existence par une culture du sol relativement évoluée. Au régime d’esclavage succéda le servage, lequel fit place au régime bourgeois.
C’est ainsi que s’est développée en somme la vie sociale.
Oui, tout cela est connu… Mais comment ce développement s’est-il opéré : est-ce la conscience qui a suscité le développement de la « nature » et de la « société », ou bien, au contraire, est-ce le développement de la « nature » et de la « société » qui a suscité le développement de la conscience ?
C’est ainsi que la théorie matérialiste pose la question.
D’aucuns affirment que la « nature » et la « vie sociale. furent précédées de l’Idée universelle qui, plus tard, se trouvera à la base de leur développement, de sorte que l’évolution des phénomènes de la « nature » et de la « vie sociale » est pour ainsi dire la forme extérieure, la simple expression du développement de l’Idée universelle.
Telle fut, par exemple, la doctrine des idéalistes qui, avec le temps, se sont partagés en plusieurs courants.
D’autres affirment que de tout temps il existait dans le monde deux forces négatrices l’une de l’autre, l’idée et la matière, la conscience et l’être, et que, de ce fait, les phénomènes se divisent à leur tour en deux catégories – idéale et matérielle, – se niant l’une l’autre et se combattant, de sorte que le développement de la nature et de la société est une lutte constante entre les phénomènes idéaux et matériels.
Telle fut, par exemple, la doctrine des dualistes qui, avec le temps, de même que les idéalistes, se sont partagés en plusieurs courants.
La théorie matérialiste nie foncièrement le dualisme comme l’idéalisme.
Certes, il existe dans le monde des phénomènes idéaux et matériels, mais cela ne signifie pas du tout qu’ils s’excluent mutuellement. Au contraire, le côté idéal et le côté matériel sont deux formes différentes d’une seule et même nature ou de la société : on ne peut les représenter l’un sans l’autre, ils coexistent, se développent ensemble, et nous n’avons par conséquent aucune raison de croire qu’ils s’excluent mutuellement.
C’est ainsi que ce que l’on nomme dualisme se révèle inconsistant.
La nature une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes, matérielle et idéale ; la vie sociale une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes – matérielle et idéale, – voilà comment nous devons considérer l’évolution de la nature et de la vie sociale.
Tel est le monisme de la théorie matérialiste.
D’autre part, la théorie matérialiste nie aussi l’idéalisme.
Le point de vue est faux selon lequel le côté idéal et, en général, la conscience dans son développement précède le développement du côté matériel. Il n’y avait pas encore d’êtres vivants, que déjà il existait une nature dite extérieure, « non vivante ».
Le premier être vivant n’était doué d’aucune conscience ; il ne possédait que la faculté d’irritation et les premiers éléments de perception. Ensuite, se développa peu à peu chez les animaux la faculté de perception, laquelle devint lentement conscience, suivant le développement de la structure de leur organisme et de leur système nerveux. Si le singe avait toujours marché à quatre pattes sans jamais redresser l’échine, son descendant – l’homme – n’aurait pas pu se servir librement de ses poumons ni de ses cordes vocales, de sorte qu’il lui eût été impossible de faire usage de la parole, ce qui aurait retardé foncièrement le développement de sa conscience.
Ou bien encore : si le singe ne s’était pas mis debout sur ses pattes de derrière, son descendant – l’homme – eût été obligé de marcher toujours à quatre pattes, de regarder la terre et d’y puiser ses impressions ; il n’aurait pas eu la possibilité de regarder en haut et autour de soi et, par conséquent, il lui eût été impossible de procurer à son cerveau plus d’impressions que n’en a un quadrupède. Tout cela aurait retardé foncièrement les progrès de la conscience humaine.
Il s’ensuit que pour développer la conscience il faut qu’il y ait telle ou telle structure de l’organisme et l’évolution de son système nerveux.
Il s’ensuit que le développement du côté idéal, le développement de la conscience est précédé par le développement du côté matériel, par celui des conditions extérieures : d’abord changent les conditions extérieures, le côté matériel, et ensuite changent conséquemment la conscience, le côté idéal.
Ainsi l’histoire de l’évolution de la nature sape foncièrement ce qu’on appelle l’idéalisme.
Il faut en dire autant de l’histoire du développement de la société humaine.
L’histoire montre que si, à des époques différentes, les hommes se pénétraient d’idées et de désirs différents, la raison en est que, suivant l’époque, les hommes luttaient différemment contre la nature pour pourvoir à leurs besoins, et, par conséquent, leurs rapports économiques s’établissaient autrement. Il fut un temps où les hommes luttaient contre la nature en commun, sur les bases du communisme primitif ; en ce temps-là même leur propriété était communiste, et c’est pourquoi ils ne distinguaient presque pas le « mien » du « tien » ; leur conscience était communiste.
Le temps vint où la distinction entre le « mien » et le « tien » pénétra dans la production, dès lors la propriété elle-même prit un caractère privé, individualiste.
Aussi la conscience des hommes s’est-elle pénétrée du sentiment de la propriété privée. Et voici enfin le temps – le temps d’aujourd’hui, – où la production prend de nouveau un caractère social ; par conséquent, la propriété ne tardera pas à prendre, à son tour, un caractère social, et c’est la raison pour laquelle le socialisme pénètre peu à peu la conscience des hommes.
Un simple exemple. Représentez-vous un cordonnier possédant un tout petit atelier, mais qui, succombant à la concurrence de gros patrons, a fermé son atelier et, disons, s’est fait embaucher dans une fabrique de chaussures à Tiflis, chez Adelkhanov.
Il s’est fait embaucher chez Adelkhanov, non point pour devenir un ouvrier salarié permanent, mais pour amasser de l’argent, se constituer un petit capital pour, ensuite, rouvrir son atelier. La situation de ce cordonnier, on le voit, est déjà prolétarienne, mais sa conscience ne l’est pas encore ; elle est d’un bout à l’autre petite-bourgeoise.
Autrement dit, la situation petite-bourgeoise de ce cordonnier a déjà disparu. elle n’existe plus, mais sa conscience petite-bourgeoise demeure encore, elle est en retard sur sa situation de fait.
Il est évident que là encore, dans la vie sociale, ce sont les conditions extérieures, la situation des hommes qui changent d’abord, et par la suite, leur conscience.
Revenons cependant à notre cordonnier. Comme nous le savons déjà, il pense amasser de l’argent pour rouvrir son atelier. Le cordonnier prolétarisé travaille donc, et il s’aperçoit qu’il est très difficile d’amasser de l’argent, attendu que son salaire lui suffit à peine pour pourvoir à son existence.
Il remarque, en outre, que ce n’est pas chose bien alléchante que d’ouvrir un atelier privé : le loyer du local, les caprices de la clientèle, l’absence d’argent, la concurrence des gros patrons et tant d’autres tracas, tels sont les soucis qui hantent l’esprit de l’artisan.
Or le prolétaire est relativement plus exempt de tous ces soucis ; il n’est inquiété ni par le client, ni par le loyer à payer. Le matin il se rend à la fabrique, le soir il la quitte « le plus tranquillement du monde », et le samedi il met aussi tranquillement sa « paie » dans sa poche. C’est alors que pour la première fois les rêveries petites-bourgeoises de notre cordonnier ont leurs ailes coupées ; c’est alors que pour la première fois des tendances prolétariennes surgissent dans son âme.
Le temps passe, et notre cordonnier se rend compte qu’il manque d’argent pour se procurer le strict nécessaire ; qu’il a grandement besoin d’une augmentation de salaire. Il s’aperçoit en même temps que ses camarades parlent syndicats et grèves. Dès lors notre cordonnier prend conscience que, pour améliorer sa situation, il faut lutter contre le patronat, au lieu d’ouvrir un atelier à lui. Il adhère au syndicat, il rejoint le mouvement gréviste et s’associe peu après aux idées socialistes…
C’est ainsi que le changement de la situation matérielle du cordonnier entraîne, en fin de compte, un changement dans sa conscience : d’abord a changé sa situation matérielle, et puis, quelque temps après, c’est sa conscience qui change conséquemment.
Il faut en dire autant des classes et de la société dans son ensemble.
Dans la vie sociale également, ce sont les conditions extérieures qui changent d’abord, les conditions matérielles, et puis changent, en conséquence, le mode de penser des hommes, leurs moeurs, leurs coutumes, leur conception du monde.
C’est pourquoi Marx dit :
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience ».
Si nous donnons le nom de contenu au côté matériel, aux conditions extérieures, à l’être et aux autres phénomènes de même nature, alors nous pouvons donner le nom de forme au côté idéal, à la conscience et aux autres phénomènes de même nature. D’où la thèse matérialiste bien connue : dans le cours du développement le contenu précède la forme, la forme retarde sur le contenu.
Et comme, selon Marx, le développement économique est la « base matérielle » de la vie sociale, son contenu, tandis que le développement politique et juridique, philosophique et religieux, est la « forme idéologique » de ce contenu, sa « superstructure », Marx tire cette conclusion : « Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la formidable superstructure. »
Cela ne veut point dire sans doute que, selon Marx, le contenu est possible sans la forme, comme l’a cru rêver Ch. G. (voir : Nobati, n° 1. « La Critique du monisme »).
Le contenu sans la forme est impossible ; cependant telle ou telle forme, étant donné son retard sur le contenu, ne correspond jamais entièrement à ce dernier, et c’est ainsi que le nouveau contenu est « obligé » de revêtir momentanément une vieille forme, ce qui provoque un conflit entre eux.
A l’heure actuelle, par exemple, au contenu social de la production ne correspond pas la forme d’appropriation des objets fabriqués, laquelle forme a un caractère privé, et c’est précisément sur ce terrain que se produit le « conflit » social de nos jours.
D’autre part, l’idée que la conscience est une forme de l’être, ne signifie pas du tout que la conscience, de par sa nature, est aussi de la matière. Seuls pensaient ainsi les matérialistes vulgaires (par exemple, Büchner et Moleschott), dont les théories contredisent foncièrement le matérialisme de Marx, et que Engels a justement raillés dans son Ludwig Feuerbach.
D’après le matérialisme de Marx la conscience et l’être, l’idée et la matière, sont deux formes différentes d’un seul et même phénomène qui, en thèse générale, s’appelle nature ou société. Donc, l’un n’est pas la négation de l’autre* ; d’autre part, elles ne constituent pas un seul et même phénomène.
Il s’agit seulement que dans l’évolution de la nature et de la société la conscience, c’est-à-dire ce qui s’accomplit dans notre cerveau, est précédée d’un changement matériel correspondant, c’est-à-dire de ce qui s’accomplit hors de nous, changement matériel qui, tôt ou tard, sera forcément suivi d’un changement idéal approprié.
* Cela ne contredit pas du tout la pensée qu’il existe un conflit entre la forme et le contenu. A la vérité, le conflit existe, non pas entre le contenu et la forme en général, mais entre la vieille forme et le nouveau contenu qui cherche une nouvelle forme et tend vers elle.
Fort bien, nous dira-t-on, peut-être même est-ce exact en ce qui concerne l’histoire de la nature et de la société. Mais de quelle manière naissent, à l’heure actuelle, dans notre esprit, les différentes idées et représentations ?
Les conditions dites extérieures existent-elles dans la réalité, ou bien ne sont-ce que nos représentations de ces conditions extérieures ? Et si les conditions extérieures existent, dans quelle mesure leur perception et leur connaissance sont-elles possibles ?
A ce propos la théorie matérialiste affirme que nos représentations, notre « moi », n’existent que pour autant qu’existent les conditions extérieures génératrices des impressions de notre « moi ».
Celui qui dit, sans trop y réfléchir, qu’il n’existe rien en dehors de nos représentations, se voit obligé de nier les conditions extérieures, quelles qu’elles soient, de nier, par conséquent, l’existence d’autres individus en n’admettant que l’existence de son « moi », ce qui est absurde et contredit foncièrement les principes de la science.
Sans doute les conditions extérieures existent-elles réellement ; elles ont existé avant nous et existeront après nous ; leur perception et leur connaissance sont d’autant plus possibles qu’elles agiront avec plus de fréquence et de vigueur sur notre conscience.
Pour ce qui est de savoir comment surgissent à l’heure actuelle, dans notre esprit, les différentes idées et représentations, nous tenons à faire remarquer qu’ici se renouvelle sommairement ce qui se produit dans l’histoire de la nature et de la société.
Là encore l’objet placé en dehors de nous est antérieur à l’image que nous nous en faisons, et ici notre représentation, la forme, retarde sur l’objet, sur son contenu. Si je vois un arbre, cela signifie simplement que, bien avant que la représentation de l’arbre ait surgi dans mon esprit, l’arbre lui-même existait, qui a fait naître en moi une représentation correspondante…
Tel est en bref le contenu de la théorie matérialiste de Marx.
On conçoit aisément l’importance que la théorie matérialiste doit avoir pour l’activité pratique des hommes.
Si les conditions économiques changent d’abord, et puis, conséquemment, la conscience des hommes, il est évident que nous devons rechercher la justification de tel ou tel idéal, non dans le cerveau des hommes, ni dans leur imagination, mais dans le développement de leurs conditions économiques.
N’est bon et acceptable que l’idéal qui s’est formé sur la base d’une étude des conditions économiques. Ne sont bons à rien ni acceptables tous les idéaux qui ne tiennent pas compte des conditions économiques, ni s’appuient sur leur développement.
Telle est la première conclusion pratique de la théorie matérialiste.
Si la conscience des hommes, leurs mœurs et leurs coutumes sont déterminées par leurs conditions extérieures ; si l’insuffisance des formes juridiques et politiques repose sur un contenu économique, il est évident que nous devons contribuer à une refonte radicale des rapports économiques pour que du même coup changent radicalement les mœurs et les coutumes du peuple, ainsi que son régime politique.
Voici ce que Karl Marx dit à ce propos :
« Il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour constater que le matérialisme se rattache… au socialisme. Si l’homme tire du monde physique toute connaissance, sensation, etc… il importe donc d’organiser le monde empirique de telle façon qu’il y trouve et s’assimile ce qui est réellement humain, de telle façon qu’il se reconnaisse comme homme…
Si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste du mot, c’est-à-dire s’il est libre non par la force négative d’éviter ceci ou cela, mais par la force positive de mettre en valeur sa véritable individualité, il ne faut pas punir le crime individuel, mais détruire les foyers antisociaux du crime… Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former humainement les circonstances ». (Voir : Ludwig Feuerbach, annexe : « K. Marx sur le matérialisme français du XVIII° siècle. [3] »
Telle est la seconde conclusion pratique de la théorie matérialiste.
Quel est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de Marx et d’Engels ?
Si la méthode dialectique remonte à Hegel la théorie matérialiste développe plus avant le matérialisme de Feuerbach.
Les anarchistes le savent fort bien, et ils s’attachent à exploiter les défauts de Hegel et de Feuerbach pour flétrir le matérialisme dialectique de Marx et d’Engels. En ce qui concerne Hegel et la méthode dialectique, nous avons déjà indiqué que ces subterfuges des anarchistes ne peuvent rien prouver, sinon leur propre ignorance. Il faut en dire autant de leurs attaques contre Feuerbach et la théorie matérialiste.
Ainsi les anarchistes affirment avec un grand aplomb que « Feuerbach était un panthéiste… » ; qu’il a « divinisé l’homme… » (voir : Nobati, n° 7. D. Delendi) ; que, « selon Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange… » ; que Marx aurait tiré de là cette conclusion : « Donc, le principal, la première chose, c’est la situation économique… » (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.)
Il est vrai que personne ne doute du panthéisme de Feuerbach, de sa déification de l’homme, ni de toutes autres erreurs analogues. Au contraire, Marx et Engels ont les premiers révélés les erreurs de Feuerbach. Néanmoins les anarchistes estiment nécessaire d’abord de « dénoncer » une fois de plus les erreurs déjà dénoncées. Pourquoi ? Probablement parce que, s’en prenant à Feuerbach, ils veulent indirectement flétrir la théorie matérialiste de Marx et d’Engels.
Sans doute, si nous considérons les choses sans parti pris, nous trouverons certainement qu’à côté de pensées fausses il y en avait de justes chez Feuerbach, comme ce fut le cas, au cours de l’histoire, pour maints autres savants. Mais les anarchistes n’en continuent pas moins de « dénoncer »…
Nous déclarons une fois encore qu’avec de tels subterfuges ils ne prouveront rien, sinon leur propre ignorance.
Chose intéressante, c’est que (comme nous le verrons plus loin) les anarchistes se sont avisés de critiquer la théorie matérialiste par ouï-dire, sans la connaître le moins du monde. Ce qui fait qu’ils se contredisent l’un l’autre et se démentent mutuellement, et cela, bien entendu, met nos « critiques » dans une situation ridicule. Au dire de monsieur Tcherkézichvili, par exemple, Marx et Engels auraient eu la haine du matérialisme monistique ; leur matérialisme auràit été vulgaire, et non monistique :
« La grande science des naturalistes avec son système d’évolution, de transformisme et de matérialisme monistique, si violemment détestée par Engels… évitait la dialectique », etc. (Voir : Nobati, n° 4, V. Tcherkézichvili.)
Il s’ensuit que le matérialisme des sciences naturelles, approuvé par Tcherkézichvili et que Engels « détestait », était un matérialisme monistique et, par conséquent, il mérite d’être approuvé, tandis que le matérialisme de Marx et d’Engels n’est pas monistique ; dès lors, il ne mérite pas d’être reconnu.
Un autre anarchiste déclare, lui ; que le matérialisme de Marx et d’Engels est monistique, et c’est pourquoi il mérite d’être rejeté.
« La conception historique de Marx est un atavisme de Hegel. Le matérialisme monistique d’un objectivisme absolu en général et le monisme économique de Marx en particulier, sont impossibles dans la nature et erronés en théorie… Le matérialisme monistique est un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la science… » (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.).
Il s’ensuit que le matérialisme monistique est inacceptable ; que Marx et Engels ne le détestent pas et que, au contraire, ils sont eux-mêmes des matérialistes monistiques, – il faut donc rejeter le matérialisme monistique.
L’un tire à dia et l’autre à hue ! Allez donc savoir lequel, du premier ou du second dit la vérité ! L’accord ne s’est pas encore fait entre eux quant aux qualités ou aux défauts du matérialisme de Marx ; ils n’ont pas encore compris eux-mêmes s’il est monistique ou non ; ils ne voient pas encore clair dans la question de savoir ce qui est plus acceptable : le matérialisme vulgaire ou monistique, mais déjà ils nous assourdissent de leur vantardise : Vous voyez, nous avons battu le marxisme !
En effet, si chez messieurs les anarchistes l’un continue à foudroyer les conceptions de l’autre, est-il besoin de dire que l’avenir appartiendra aux anarchistes…
Non moins risible est le fait que certains anarchistes « de renom », en dépit de leur « renommée », ne connaissent pas encore les divers courants qui se sont fait jour dans la science.
Figurez-vous qu’ils ignorent qu’il y a dans la science plusieurs variétés de matérialisme, et que la différence est grande entre elles : il existe, par exemple, un matérialisme vulgaire qui nie le rôle du côté idéal et son action sur le côté matériel ; mais il y a aussi le matérialisme dit monistique – la théorie matérialiste de Marx – qui envisage scientifiquement les rapports entre le côté idéal, et le côté matériel.
Or les anarchistes confondent ces différentes variétés de matérialisme, ils n’aperçoivent pas même des distinctions manifestes entre elles, et déclarent du même coup avec le plus grand aplomb : nous régénérons la science !
Voici, par exemple, P. Kropotkine qui proclame avec beaucoup d’assurance dans ses écrits « philosophiques », que l’anarchisme communiste s’appuie sur la « philosophie matérialiste moderne » ; cependant il n’explique pas d’un seul mot sur quelle « philosophie matérialiste » précisément s’appuie l’anarchisme communiste : sur la philosophie matérialiste vulgaire, monistique ou quelque autre.
Il ne sait sans doute pas qu’il existe, entre les divers courants du matérialisme, un contraste fondamental ; il ne comprend pas que confondre ces courants l’un avec l’autre ce n’est pas « régénérer la science », mais faire preuve d’une ignorance pure et simple. (Voir : Kropotkine, Science et anarchisme, de même que l’Anarchie et sa philosophie.)
Il faut en dire autant des disciples géorgiens de Kropotkine. Ecoutez plutôt :
« D’après Engels, et aussi d’après Kautsky, Marx a rendu à l’humanité un éminent service en ce qu’il a… », entre autres, découvert la « conception matérialiste.
Est-ce vrai ? Nous ne le croyons pas, car nous savons… que tous les historiens, savants et philosophes qui s’en tiennent au point de vue que le mécanisme social est mis en mouvement soi-disant par des conditions géographiques, climato-telluriennes, cosmiques, anthropologiques et biologiques, sont tous des matérialistes ». (Voir : Nobati, n° 2.).
Il s’ensuit donc qu’entre le « matérialisme » d’Aristote et celui d’Holbach ou entre le « matérialisme » de Marx et celui de Moleschott il n’y a aucune différence ! Voilà bien la critique ! Dire que des gens munis de telles connaissances s’avisent de rénover la science ! Ce n’est pas sans raison que l’on dit : « Cordonnier, tiens-t‘en à la chaussure !… »
Ensuite. Nos anarchistes « de renom » ont eu vent que le matérialisme de Marx est une « théorie du ventre », et de nous reprocher, à nous, marxistes :
« Suivant Feuerbach, l’homme est ce qu’il mange. Cette formule a produit un effet magique sur Marx et Engels », ce qui a fait conclure à Marx que « le principal, la chose première, c’est la situation économique, les rapports de production… »
Ensuite, les anarchistes nous enseignent philosophiquement : « Dire que l’unique moyen pour atteindre ce but (la vie sociale) est le manger et la production économique serait une erreur… Si principalement, au point de vue monistique, le manger et la situation économique déterminaient l’idéologie, certains gros mangeurs seraient des génies » (Voir : Nobati, N° 6, Ch. G.).
Vous voyez bien comme il est aisé de réfuter le matérialisme de Marx et d’Engels. Il suffit d’entendre de la bouche de quelque demoiselle de pensionnat, des commérages de rue à l’adresse de Marx et d’Engels ; il suffit de répéter ces commérages avec un aplomb philosophique dans les colonnes d’un Nobati, pour mériter d’emblée le renom de « critique » du marxisme !
Mais dites-moi, messieurs, où, quand, sur quelle planète et quel Marx a dit que « le manger détermine l’idéologie » ? Pourquoi ne citez-vous pas une seule phrase, ni un seul mot des écrits de Marx pour confirmer vos dires ? Marx disait, il est vrai, que la situation économique des hommes détermine leur conscience, leur idéologie.
Mais qui vous a dit que le manger et la situation économique soient la même chose ? Ignoreriez-vous vraiment que le phénomène physiologique qu’est par exemple le manger, se distingue foncièrement du phénomène sociologique qu’est, par exemple, la situation économique des hommes ?
Confondre ces deux phénomènes différents serait pardonnable, disons, à quelque demoiselle de pensionnat, mais comment a-t-il pu se faire que vous, les « destructeurs de la social-démocratie », les « régénérateurs de la science », vous repreniez si inconsidérément l’erreur d’une demoiselle de pensionnat ?
Et d’ailleurs, comment le manger peut-il déterminer l’idéologie sociale ? Allons, réfléchissez bien à ce que vous dites : le manger, la forme du manger ne change pas. Autrefois aussi les hommes mangeaient, mastiquaient et digéraient leur nourriture tout comme aujourd’hui, tandis que l’idéologie change constamment. Antique, féodale, bourgeoise, prolétarienne, – telles sont, entre autres, les formes qu’affecte l’idéologie. Est-il concevable que ce qui ne change pas détermine ce qui change constamment ?
Poursuivons. Pour les anarchistes le matérialisme de Marx, « c’est toujours du parallélisme… » Ou encore : « le matérialisme monistique est un dualisme mal déguisé et un compromis entre la métaphysique et la science… » « Marx tombe dans le dualisme parce qu’il représente les rapports de production comme chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme une illusion et une utopie, qui est sans importance, bien qu’elle existe ». (Voir : Nobati, n° 6, Ch. G.).
D’abord le matérialisme monistique de Marx n’a rien de commun avec l’absurde parallélisme. Du point de vue de ce matérialisme le côté matériel, le contenu, précède nécessairement le côté idéal, la forme. Le parallélisme, lui, rejette cette façon de voir et déclare péremptoirement que ni le côté matériel, ni le côté idéal ne précèdent l’un l’autre et que tous deux se développent ensemble, parallèlement.
En second lieu, même si effectivement « Marx représentait les rapports de production comme chose matérielle, et les aspirations humaines et la volonté comme une illusion et une utopie sans importance », cela signifierait-il que Marx est un dualiste ?
Le dualiste, on le sait, attribue une égale importance au côté idéal et au côté matériel en tant que deux principes opposés. Mais si, selon vous, Marx place plus haut le côté matériel et, au contraire, ne prête pas attention au côté idéal, en tant que « utopie », alors où avez-vous été chercher, messieurs les « critiques », le dualisme de Marx ?
Troisièmement, quel lien peut-il y avoir entre le monisme matérialiste et le dualisme, quand un enfant même sait que le monisme part d’un seul principe – de la nature ou de l’être ayant des formes matérielle et idéale, tandis que le dualisme part de deux principes – matériel et idéal, qui, conformément au dualisme, s’excluent l’un l’autre ?
Quatrièmement, quand donc Marx « a-t-il représenté les aspirations humaines et la volonté comme une utopie et une illusion » ?
Il est vrai que Marx a expliqué les « aspirations humaines et la volonté » par le développement économique, et lorsque les aspirations de certains hommes de cabinet ne correspondaient pas à la situation économique, il les appelait utopiques. Est-ce à dire que, selon Marx, les aspirations humaines en général sont utopiques ?
Cela aussi a-t-il vraiment besoin d’être expliqué ? N’auriez-vous pas lu les paroles de Marx : » L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre » (Voir : la préface à la Critique de l’économie politique), c’est-à-dire, en thèse générale, l’humanité ne se propose pas des buts utopiques. Il est clair que notre « critique » ou bien ne comprend pas ce dont il parle, ou il déforme sciemment les faits.
Cinquièmement, qui vous a dit que, selon Marx et Engels, les « aspirations humaines et la volonté sont sans importance » ? Pourquoi n’indiquez-vous pas où ils parlent de cela ? Est-ce que dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classe en France, dans la Guerre civile en France et dans les autres brochures analogues, Marx ne parle pas du rôle des « aspirations et de la volonté » ? Alors pourquoi Marx s’est-il attaché à développer dans le sens socialiste « la volonté et les aspirations. des prolétaires ?
Pourquoi a-t-il fait de la propagande parmi eux, s’il n’attachait pas d’importance aux « aspirations et à la volonté » ? Ou bien, de quoi parle Engels dans ses articles bien connus de 1891 à 1894, sinon de l’ »importance de la volonté et des aspirations » ?
Il est vrai que, suivant Marx, la « volonté et les aspirations des hommes puisent leur contenu dans la situation économique. Est-ce à dire cependant qu’eux-mêmes n’exercent aucune influence sur le développement des rapports économiques ? Les anarchistes ont-ils vraiment tant de peine à comprendre cette idée pourtant si simple ?
Encore une « accusation » de messieurs les anarchistes : « On ne peut se représenter la forme sans le contenu… » ; aussi bien ne peut-on dire que la « forme suit le contenu (retarde sur le contenu. K.)… ils « coexistent »… Dans le cas contraire, le monisme est une absurdité ». (Voir : Nobati, n° 1, Ch. G.)
Voilà encore notre « savant » qui s’embrouille un peu. Que le contenu soit inconcevable sans la forme, c’est juste. Mais il n’en est pas moins juste que la forme existante ne correspond jamais entièrement au contenu existant : la première retarde sur le second ; le nouveau contenu revêt toujours, dans une certaine mesure, une vieille forme, ce qui fait que la vieille forme et le nouveau contenu sont toujours en conflit.
C’est sur ce terrain précisément que s’accomplissent les révolutions, et c’est là qu’apparaît du reste l’esprit révolutionnaire du matérialisme de Marx. Les anarchistes « de renom », eux, ne l’ont pas compris, – et la faute, bien entendu, en revient à eux-mêmes, et non à la théorie matérialiste.
Tel est le point de vue des anarchistes sur la théorie matérialiste de Marx et d’Engels, si tant est que l’on puisse, en général, appeler cela un point de vue.
III. SOCIALISME PROLÉTARIEN
Nous connaissons maintenant la doctrine théorique de Marx : nous connaissons sa méthode, de même que sa théorie.
Quelles sont les conclusions’ pratiques à tirer de cette doctrine ?
Quel lien rattache le matérialisme dialectique et le socialisme prolétarien ?
La méthode dialectique affirme que seule peut être progressive jusqu’au bout, que seule peut briser le joug de l’esclavage, la classe qui grandit de jour en jour, qui va toujours de l’avant et lutte inlassablement pour un meilleur avenir.
Nous voyons que la seule classe qui se développe sans discontinuer, qui va toujours de l’avant et lutte pour l’avenir, c’est le prolétariat urbain et rural. C’est donc que nous devons servir le prolétariat et fonder nos espoirs sur lui.
Telle est la première conclusion pratique à tirer de la doctrine théorique de Marx.
Mais il y a servir et servir. Bernstein lui aussi « sert » le prolétariat, quand il lui prêche l’oubli du socialisme. Kropotkine lui aussi « sert » le prolétariat, quand il lui offre un « socialisme » communautaire éparpillé, privé d’une large base industrielle.
Karl Marx lui aussi sert le prolétariat, quand il l’appelle au socialisme prolétarien qui s’appuie sur cette large base qu’est la grande industrie moderne.
Que faire pour que notre travail profite au prolétariat ? Comment servir le prolétariat ?
La théorie matérialiste affirme que tel ou tel idéal ne peut rendre au prolétariat un service effectif, que si cet idéal n’est pas contraire au développement économique du pays ; que s’il répond de tout point aux exigences de ce développement.
Le progrès économique du régime capitaliste montre que la production moderne prend un caractère social ; que le caractère social de la production nie radicalement la propriété capitaliste existante. Par conséquent, notre tâche principale est de contribuer à l’abolition de la propriété capitaliste et à l’instauration de la propriété socialiste.
C’est dire que la doctrine de Bernstein qui prêche l’oubli du socialisme, contredit foncièrement les exigences du développement économique ; elle sera préjudiciable au prolétariat.
Le développement économique du régime capitaliste montre ensuite que la production moderne s’étend chaque jour davantage ; qu’elle ne tient plus dans le cadre de telles ou telles villes ou provinces ; qu’elle fait sauter sans cesse ce cadre et s’étend au territoire de l’Etat tout entier.
Par conséquent, il nous faut applaudir à l’élargissement de la production et admettre pour base du socialisme futur, non point des villes et des communes isolées, mais le territoire un et indivisible de l’ensemble de l’Etat, territoire qui dans l’avenir, bien entendu, prendra de plus en plus d’extension. C’est dire que la théorie de Kropotkine, qui confine le socialisme futur dans le cadre de telles ou telles villes ou communes, va à l’encontre d’une extension vigoureuse de la production ; elle sera préjudiciable au prolétariat.
Lutter pour une large vie socialiste, en tant qu’objectif principal, voilà comment il nous faut servir le prolétariat.
Telle
est la seconde conclusion pratique à tirer de la doctrine théorique
de Marx.
Il est clair que le socialisme prolétarien procède
directement du matérialisme dialectique.
Qu’est-ce que le socialisme prolétarien ?
Le régime actuel est capitaliste. Cela veut dire que le monde est divisé en deux camps opposés, celui d’une petite poignée de capitalistes et celui de la majorité, les prolétaires. Ces derniers travaillent jour et nuit, mais ils n’en restent pas moins pauvres comme avant. Les capitalistes ne travaillent pas, mais ils n’en sont pas moins riches.
Cela ne vient pas de ce que les prolétaires manquent soi-disant d’intelligence, tandis que les capitalistes ont du génie ; c’est parce que les capitalistes s’approprient le fruit du travail des prolétaires, parce qu’ils les exploitent.
Pourquoi le fruit du travail des prolétaires est-il approprié précisément par les capitalistes, et non par les prolétaires eux-mêmes ? Pourquoi les capitalistes exploitent-ils les prolétaires, et non inversement ?
Parce que le régime capitaliste repose sur la production marchande : tout ici prend la forme d’une marchandise, partout règne le principe de l’achat et de la vente. Ici vous pouvez acheter non seulement les objets de consommation, les aliments, mais aussi la force de travail des hommes, leur sang, leur conscience. Les capitalistes savent tout cela, et ils achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent. Cela veut dire que les capitalistes se font les maîtres de la force de travail qu’ils achètent.
Les prolétaires, eux, perdent le droit sur la force de travail qu’il vendent. C’est-à-dire que ce que cette force de travail produit n’appartient plus aux prolétaires, mais appartient uniquement aux capitalistes et remplit leurs poches.
Il est possible que la force de travail que vous vendez produise pour cent roubles de marchandises par jour, mais cela ne vous regarde pas et ne vous appartient pas ; cela regarde uniquement les capitalistes et leur appartient – vous n’avez à toucher que votre salaire journalier qui suffira peut-être à satisfaire vos besoins immédiats, si, bien entendu, vous menez une vie économe. Bref, les capitalistes achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent, et c’est pourquoi précisément les capitalistes s’approprient le fruit du travail des prolétaires ; c’est pourquoi ils exploitent les prolétaires, et non inversement.
Mais pourquoi sont-ce les capitalistes précisément qui achètent la force de travail des prolétaires ? Pourquoi les capitalistes embauchent-ils les prolétaires, et non inversement ?
Parce que le principe fondamental du régime capitaliste est la propriété privée des instruments et moyens de production. Parce que les fabriques, les usines, la terre et le sous-sol, les forêts et les chemins de fer, les machines et les autres moyens de production sont la propriété privée d’une petite poignée de capitalistes.
Parce que les prolétaires sont privés de tout cela. Voilà pourquoi les capitalistes embauchent les prolétaires pour mettre en marche fabriques et usines, sinon leurs instruments et moyens de production ne donneraient aucun profit. Voilà pourquoi les prolétaires vendent leur force de travail aux capitalistes, car autrement ils mourraient de faim.
Tous ces faits projettent la lumière sur le caractère général de la production capitaliste.
D’abord, il va de soi que la production capitaliste ne peut être quelque chose d’uni et d’organisé ; elle est d’un bout à l’autre divisée en entreprises privées de tels ou tels capitalistes.
En second lieu, il n’est pas moins évident que le but immédiat de cette production éparpillée n’est point de satisfaire les besoins de la population, mais de produire des marchandises destinées à la vente, en vue d’augmenter les profits des capitalistes.
Mais comme tout capitaliste cherche à augmenter ses profits, chacun d’eux s’applique à produire le plus de marchandises possible, ce qui fait que le marché est bien vite saturé, les prix des marchandises baissent, et c’est la crise générale qui survient.
Ainsi, les crises, le chômage, les à-coups dans la production, l’anarchie de la production, etc., sont le résultat direct du défaut d’organisation de la production capitaliste moderne.
Et si ce régime social inorganisé n’est pas encore détruit pour le moment, s’il résiste encore vigoureusement aux attaques du prolétariat, cela s’explique avant tout par le fait que l’Etat capitaliste, le gouvernement capitaliste en assume la défense.
Tel est le fondement de la société capitaliste moderne.
Il ne fait pas de doute que la société future reposera sur une tout autre base.
La société future sera une société socialiste. Cela veut dire avant tout qu’il n’y aura point de classes : il n’y aura ni capitalistes, ni prolétaires, et, par suite, pas d’exploitation. Il n’y aura là que des travailleurs unis dans un effort collectif.
La société future sera une société socialiste. Cela veut dire aussi qu’avec l’exploitation y seront supprimés la production marchande, la vente et l’achat. Aussi bien, n’y aura-t-il point de place pour les acheteurs et les vendeurs de la force de travail, pour les employeurs et les employés. Il n’y aura là que des travailleurs libres.
La société future sera une société socialiste. Cela veut dire enfin, que, avec le travail salarié, sera supprimée toute propriété privée des instruments et moyens de production ; il n’y aura là ni prolétaires pauvres, ni riches capitalistes, -il n’y aura que des travailleurs possédant en commun toute la terre et le sous-sol, toutes les forêts, toutes les fabriques et usines, tous les chemins de fer, etc.
Comme on le voit, le but principal de la production future consiste à satisfaire directement les besoins de la société, et non à produire des marchandises destinées à la vente en vue d’augmenter les profits des capitalistes. Il n’y aura pas de place ici pour la production marchande, de lutte pour les profits, etc.
Il est évident, d’autre part, que la production future sera organisée sur le mode socialiste : ce sera une production hautement évoluée, qui tiendra compte des besoins de la société et ne produira que la quantité nécessaire à la société. Il n’y aura point de place, ici, pour une production éparpillée, ni pour la concurrence, ni pour les crises, ni pour le chômage.
Là où les classes n’existent pas, où n’existent ni riches ni pauvres, l’Etat devient inutile, de même que le pouvoir politique qui opprime les pauvres et défend les riches. Par conséquent, la société socialiste n’aura pas besoin de maintenir le pouvoir politique.
Aussi Karl Marx disait-il déjà en 1846 :
« La classe laborieuse substituera dans le cours de son développement à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit… » (Voir : Misère de la philosophie).
Aussi Engels disait-il en 1884 :
« Ainsi, l’Etat n’a pas existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui s’en sont passées, qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat ni du pouvoir de l’Etat. A un certain degré de son développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l’Etat devint… une nécessité.
Nous approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu’elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l’Etat. La société, qui réorganisera la production sur la base de l’association libre et égale des producteurs, renverra la machine d’Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». (Voir : l’Origine de la famille. de la propriété privée et de l’Etat).
D’autre part, l’on conçoit que pour administrer les affaires publiques, à côté des bureaux locaux où seront concentrés les divers renseignements, la société socialiste aura besoin d’un bureau central des statistiques, qui sera chargé de s’informer des besoins de toute la société pour, ensuite, répartir d’une façon adéquate les divers emplois entre les travailleurs. Il faudra aussi réunir des conférences et surtout des congrès, dont les décisions seront absolument obligatoires, jusqu’au congrès suivant, pour les camarades restés en minorité.
Il est évident enfin que le travail libre et fraternel devra entraîner à sa suite une satisfaction non moins fraternelle et complète de tous les besoins, dans la future société socialiste. C’est dire que si la société future demande à chacun de ses membres juste autant de travail qu’il en peut fournir, la société à son tour sera tenue de délivrer à chacun la quantité de produits dont il aura besoin.
De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ! telle est la base sur laquelle doit être créé le futur régime collectiviste.
Certes, au premier degré du socialisme, quand des éléments non encore habitués au travail s’associeront à la vie nouvelle, les forces productives, elles aussi, ne seront pas suffisamment développées, et il existera encore le travail « dur » et le travail « facile » ; l’application du principe – « à chacun suivant ses besoins » – sera sans aucun doute rendu très difficile, et la société sera obligée de se placer momentanément sur une autre voie, sur une voie moyenne.
Mais il est certain d’autre part que lorsque la société future se sera engagée dans la bonne voie, que les survivances du capitalisme auront été déracinées, le seul principe répondant à la société socialiste sera le principe mentionné plus haut.
Aussi Marx disait-il en 1875 :
» Dans une phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire socialiste), quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même un premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement des individus en tous sens, les forces productives iront s’accroissant… alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ! » (Voir : Critique du programme de Gotha).
Tel est en somme le tableau de la future société socialiste conformément à la théorie de Marx.
Fort bien. Mais la réalisation du socialisme est-elle possible ? Peut-on supposer que l’homme pourra se dépouiller lui-même de ses « sauvages habitudes » ?
Ou bien encore : si chacun reçoit suivant ses besoins, peut-on supposer que le niveau des forces productives de la société socialiste sera suffisant pour cela ?
La société socialiste suppose des forces productives suffisamment développées et une conscience socialiste des hommes, leur éducation socialiste. Ce qui entrave le développement des forces productives actuelles, c’est la propriété capitaliste existante.
Mais si l’on tient compte que dans la société future cette propriété n’existera pas, il apparaît clairement que les forces productives décupleront. Il ne faut pas oublier non plus que dans la société future des centaines de mille parasites actuels, ainsi que les chômeurs s’attelleront à la besogne et viendront grossir les rangs des travailleurs, ce qui contribuera sensiblement au développement des forces productives.
En ce qui concerne les « sauvages » sentiments et conceptions des hommes, ils ne sont pas aussi éternels que d’aucuns le pensent : il fut un temps, celui du communisme primitif, où l’individu ne reconnaissait pas la propriété privée ; le temps est venu, celui de la production individuelle, où la propriété privée s’est emparée des sentiments et de l’esprit des hommes ; et voici qu’arrive un temps nouveau, celui de la production socialiste, – faut-il donc s’étonner si les sentiments et l’esprit des hommes se pénètrent de tendances socialistes ? Est-ce que l’être ne détermine pas les « sentiments » et les conceptions des hommes ?
Mais où est la preuve que le régime socialiste sera inévitablement instauré ? Le socialisme suivra-t-il inévitablement le développement du capitalisme d’aujourd’hui ? Ou autrement dit : comment savons-nous que le socialisme prolétarien de Marx n’est pas qu’un doux rêve, qu’une fantaisie ? Où chercher les preuves scientifiques ?
L’histoire montre que la forme de propriété est directement dépendante de la forme de production, ce qui fait qu’avec le changement de la forme de production tôt ou tard change inévitablement la forme de propriété. Il fut un temps où la propriété avait un caractère communiste ; où forêts et champs, dans lesquels erraient les hommes primitifs, appartenaient à tout le monde, et non à des particuliers. Pourquoi existait alors la propriété communiste ?
Parce que la production était communiste, le travail se faisait en commun, collectivement, – on travaillait ensemble et l’on ne pouvait se passer l’un de l’autre.
Un autre temps est venu, celui de la production petite-bourgeoise, quand la propriété a pris un caractère individualiste (privé), et que tout ce qui est nécessaire à l’homme (à l’exception, bien entendu, de l’air, de la lumière, du soleil, etc.) a été reconnu propriété privée.
Pourquoi ce changement s’est-il produit ? Parce que la production est devenue individualiste, chacun a commencé à travailler pour son propre compte, blotti dans son coin. Enfin le temps vient, celui de la grande production capitaliste, où des centaines et des milliers d’ouvriers se réunissent sous le même toit, dans une seule fabrique, et se livrent à un travail commun. Vous ne verrez point là le travail isolé, à l’ancienne mode, alors que chacun tirait de son côté.
Ici chaque ouvrier et tous les ouvriers de chaque atelier sont étroitement liés par le travail avec les camarades de leur atelier, comme aussi avec ceux des autres ateliers. Il suffit qu’un atelier quelconque s’arrête, pour que les ouvriers de toute la fabrique n’aient plus rien à faire.
Comme on le voit le processus de production, le travail, a pris déjà un caractère social, il a acquis une nuance socialiste. Il en est ainsi non seulement dans les différentes fabriques, mais encore dans des industries entières et entre les branches de production : il suffit que les ouvriers des chemins de fer se mettent en grève pour que la production se trouve dans une situation difficile ; il suffit que la production du pétrole ou du charbon s’arrête, pour que, peu de temps après, des fabriques et des usines entières ferment leurs portes.
Il est clair qu’ici le processus de production a pris un caractère social, collectiviste. Et comme le caractère privé de l’appropriation ne correspond pas au caractère social de la production ; comme le travail collectiviste d’aujourd’hui doit nécessairement amener la propriété collective, il va de soi que le régime socialiste succédera aussi inévitablement au capitalisme que le jour succède à la nuit.
C’est ainsi que l’histoire justifie l’inévitabilité du socialisme prolétarien de Marx.
L’histoire nous apprend que la classe ou le groupe social, qui joue le rôle principal dans la production sociale et en détient les principales fonctions, doit avec le temps devenir inévitablement le maître de cette production. II fut un temps, celui du matriarcat, où les femmes étaient maîtresses de la production.
Comment expliquer cela ?
C’est que dans la production de ce temps, dans la culture primitive du sol, les femmes jouaient le rôle principal, elles exerçaient les principales fonctions, alors que les hommes erraient dans les forêts à la recherche du gibier. Le temps est venu, celui du patriarcat, où la situation dominante dans la production est passée aux hommes.
Pourquoi ce changement est-il survenu ? Parce que dans la production d’alors, dans l’économie fondée sur l’élevage, où les principaux instruments de production étaient la lance, le lasso, l’arc et la flèche, le rôle principal appartenait aux hommes…
Le temps arrive, celui de la grande production capitaliste, où les prolétaires commencent à tenir le rôle principal dans la production, où toutes les principales fonctions en matière de production passent dans leurs mains ; où sans eux la production ne peut se maintenir un seul jour (rappelons-nous les grèves générales) ; où les capitalistes, loin d’être nécessaires à la production, ne font même que la gêner.
Qu’est-ce à dire ? Ou bien toute vie sociale va entièrement disparaître, ou bien le prolétariat doit tôt ou tard, mais inévitablement, devenir le maître de la production moderne, son seul propriétaire, son propriétaire socialiste.
Les crises industrielles d’aujourd’hui, qui sonnent le glas de la propriété capitaliste et posent la question de front : ou le capitalisme, ou le socialisme, – rendent cette conclusion parfaitement évidente : elles font nettement apparaître le parasitisme des capitalistes et le triomphe inévitable du socialisme.
Voilà comment l’histoire définit encore l’inévitabilité du socialisme prolétarien de Marx.
Ce n’est point sur du sentimentalisme ni sur une « justice » abstraite, ni sur l’amour pour le prolétariat, mais sur les principes scientifiques rappelés plus haut, que s’édifie le socialisme prolétarien.
Voilà pourquoi le socialisme prolétarien est aussi appelé « socialisme scientifique ».
Déjà en 1877 Engels disait :
« Si notre certitude concernant la révolution imminente dans le mode actuel de répartition des produits du travail… s’appuyait uniquement sur la conscience que ce mode de répartition n’est pas équitable, et que l’équité doit cependant triompher un jour, notre situation serait grave et nous aurions à attendre longtemps… »
L’essentiel, ici, c’est que « les forces productives engendrées par le mode capitaliste actuel de production et le système fondé par lui de répartition des biens économiques, entreraient en contradiction flagrante avec ce mode de production au point de rendre nécessaire une révolution dans le mode de production et de répartition, et qui supprimerait toutes les distinctions de classe, si l’on voulait éviter la perte de toute la société d’aujourd’hui. C’est sur ce fait matériel palpable… et non sur les représentations de tels ou tels penseurs de cabinet relativement à ce qui est juste ou injuste, qu’est fondée la certitude de la victoire du socialisme moderne ». (Voir : Anti-Dühring).
Cela ne signifie certes pas que, dès l’instant où le capitalisme se décompose, on peut instituer le régime socialiste à tout moment, quand bon nous semblera.
Ainsi pensent seulement les anarchistes et autres idéologues petits-bourgeois. L’idéal socialiste n’est pas l’idéal de toutes les classes. C’est l’idéal du prolétariat seulement, et toutes les classes ne sont pas directement intéressées à sa réalisation, sauf le prolétariat.
Or, cela veut dire que tant que le prolétariat ne forme qu’une faible partie de la société, l’instauration du régime socialiste est impossible.
La disparition de l’ancienne forme de production, la concentration suivie de la production capitaliste et la prolétarisation de la majorité de la société : telles sont les conditions nécessaires à la réalisation du socialisme. Mais cela ne suffit pas encore. La majeure partie de la société peut déjà être prolétarisée, sans que toutefois le socialisme se réalise.
Car pour réaliser le socialisme il faut, en plus de tout cela, une conscience de classe, le rassemblement du prolétariat et l’aptitude à régler ses propres affaires. Et pour acquérir toutes ces choses, il faut aussi ce qu’on appelle la liberté politique, c’est-à-dire la liberté de la parole, de la presse, des grèves et des associations, en un mot la liberté de la lutte de classe. Or la liberté politique n’est pas partout assurée de façon égale.
Aussi bien n’est-il pas indifférent au prolétariat dans quelles conditions il aura à mener la lutte : sous le régime d’une autocratie féodale (Russie), d’une monarchie constitutionnelle (Allemagne), d’une république de grande bourgeoisie (France) ou dans une république démocratique (ce que réclame la social-démocratie russe). La liberté politique est assurée le mieux et avec le plus de plénitude dans la république démocratique, si tant est naturellement qu’elle puisse, en général, être assurée en régime capitaliste. C’est pourquoi tous les partisans du socialisme prolétarien travaillent énergiquement à l’instauration d’une république démocratique, comme le « pont » le meilleur vers le socialisme.
Voilà pourquoi le programme marxiste, dans les conditions actuelles, comporte deux parties : le programme maximum, qui se donne pour but le socialisme, et le programme minimum, qui se propose de frayer un chemin vers le socialisme par la république démocratique.
Comment le prolétariat doit-il agir ? dans quelle voie doit-il s’engager pour réaliser consciemment son programme, renverser le capitalisme et construire le socialisme ?
La réponse est claire : le prolétariat ne pourra arriver au socialisme en se réconciliant avec la bourgeoisie. Il doit absolument engager la lutte, qui doit être une lutte de classe, celle de l’ensemble du prolétariat contre toute la bourgeoisie. Ou bien la bourgeoisie avec son capitalisme, ou bien le prolétariat avec son socialisme ! Voilà sur quelle base doit reposer l’action du prolétariat, sa lutte de classe.
Mais la lutte de classe du prolétariat affecte des formes variées. La lutte de classe c’est, par exemple, la grève, partielle ou générale, peu importe. La lutte de classe, ce sont sans aucun doute le boycottage, le sabotage. La lutte de classe, ce sont encore les manifestations, les démonstrations, la participation aux établissements représentatifs, etc., qu’il s’agisse de parlements nationaux ou d’autonomies administratives locales.
Ce sont là les différentes formes d’une seule et même lutte de classe. Nous n’allons pas examiner ici quelle forme de lutte a une plus grande importance pour le prolétariat dans sa lutte de classe. Notons seulement qu’en son temps et lieu chacune de ces formes est certainement nécessaire au prolétariat, comme moyen indispensable pour développer la conscience de lui-même et son esprit d’organisation.
Or la conscience de soi-même et l’esprit d’organisation sont aussi nécessaires au prolétariat que l’air qu’il respire. Il convient cependant de remarquer, d’autre part, que toutes ces formes de lutte ne sont pour le prolétariat que des moyens préparatoires ; qu’aucune de ces formes, prise isolément, ne constitue un moyen décisif par lequel le prolétariat sera en mesure d’abattre le capitalisme. Il est impossible d’abattre le capitalisme uniquement par la grève générale : celle-ci peut seulement préparer certaines conditions pour atteindre ce but.
On ne conçoit pas que le prolétariat puisse renverser le capitalisme par sa seule participation au parlement : on ne peut à l’aide du parlementarisme que préparer certaines conditions pour renverser le capitalisme.
En quoi consiste donc le moyen décisif à l’aide duquel le prolétariat renversera le régime capitaliste ?
Ce moyen, c’est la révolution socialiste.
Les grèves, le boycottage, le parlementarisme, la manifestions, la démonstration, toutes ces formes de lutte sont bonnes en tant que moyens destinés à préparer et à organiser le prolétariat. Mais aucun de ces moyens n’est capable de supprimer l’inégalité existante. Il faut que tous ces moyens soient réunis en un seul moyen principal et décisif ; il faut que le prolétariat se lève et prononce une attaque décisive contre la bourgeoisie pour détruire le capitalisme jusqu’en ses fondements. Ce moyen principal et décisif, c’est la révolution socialiste.
On ne saurait considérer la révolution socialiste comme une attaque inattendue et de brève durée. C’est une lutte de longue haleine par laquelle les masses prolétariennes infligent à la bourgeoisie la défaite et s’emparent de ses positions.
Et comme la victoire du prolétariat lui donnera en même temps la domination sur la bourgeoisie vaincue ; comme pendant le heurt des classes la défaite d’une classe signifie la domination de l’autre, le premier degré de la révolution socialiste sera la domination politique du prolétariat sur la bourgeoisie.
La dictature socialiste du prolétariat, la prise du pouvoir par le prolétariat, voilà par quoi doit commencer la révolution socialiste.
Cela veut dire que, tant que la bourgeoisie n’a pas été entièrement vaincue ; tant que ses richesses n’ont pas été saisies, le prolétariat doit absolument disposer d’une force militaire, il doit absolument avoir sa propre « garde prolétarienne », à l’aide de laquelle il repoussera les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie agonisante, comme ce fut le cas pour le prolétariat de Paris, pendant la Commune.
La dictature socialiste, elle, est nécessaire au prolétariat pour que celui-ci puisse, par ce moyen, exproprier la bourgeoisie, lui confisquer la terre, les forêts, les fabriques et les usines, les machines, les chemins de fer, etc.
L’expropriation de la bourgeoisie, voilà ce que doit amener la révolution socialiste.
Tel est le moyen principal et décisif à l’aide duquel le prolétariat renversera le régime capitaliste d’aujourd’hui.
Aussi bien Karl Marx disait-il dès 1847 :
« … La première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante… Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains… du prolétariat organisé en classe dominante… » (Voir : le Manifeste communiste.)
Voilà la voie que doit suivre le prolétariat, s’il veut réaliser le socialisme.
De ce principe général dérivent toutes les autres conceptions tactiques. Les grèves, le boycottage, les démonstrations, le parlementarisme n’ont d’importance que dans la mesure où ils contribuent à organiser le prolétariat, à renforcer et à élargir ses organisations en vue d’accomplir la révolution socialiste.
Ainsi la révolution socialiste est nécessaire pour réaliser le socialisme ; or, la révolution socialiste doit commencer par la dictature du prolétariat, c’est-à-dire que le prolétariat doit s’emparer du pouvoir politique pour exproprier, par ce moyen, la bourgeoisie.
Mais il faut pour tout cela que le prolétariat soit organisé, groupé, uni ; il faut que de fortes organisations prolétariennes soient créées et qu’elles progressent sans discontinuer.
Quelles formes doivent prendre les organisations du prolétariat ?
Les organisations de masse les plus répandues, ce sont les syndicats et les coopératives ouvrières (notamment les coopératives de production et de consommation). Le but des syndicats est de lutter (principalement) contre le capital industriel, afin d’améliorer la condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme actuel. Le but des coopératives est de lutter (principalement) contre le capital commercial pour étendre la consommation des ouvriers en réduisant les prix des articles de première nécessité, naturellement dans le cadre de ce même capitalisme.
Syndicats et coopératives sont, sans contredit, nécessaires au prolétariat en tant que moyens tendant à organiser la masse prolétarienne. Aussi bien, du point de vue du socialisme prolétarien de Marx et d’Engels, le prolétariat doit se saisir de ces deux formes d’organisation, les consolider et les renforcer, – bien entendu, dans la mesure où les conditions politiques existantes le lui permettent.
Cependant, les syndicats et les coopératives à eux seuls ne peuvent suffire aux besoins du prolétariat en lutte dans le domaine de l’organisation. Cela, parce que lesdites organisations ne peuvent sortir du cadre du capitalisme, leur but étant d’améliorer la condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme.
Mais les ouvriers veulent se libérer entièrement de l’esclavage capitaliste ; ils veulent briser ce cadre, au lieu de se mouvoir uniquement dans le cadre du capitalisme. Par conséquent, il faut encore une autre organisation, qui ralliera autour d’elle les éléments conscients parmi les ouvriers de toutes les professions, fera du prolétariat une classe consciente et s’assignera comme but principal la destruction du régime capitaliste, la préparation de la révolution socialiste.
Cette organisation est le parti social-démocrate du prolétariat.
Ce parti doit être un parti de classe, absolument indépendant des autres partis. Cela, parce qu’il est le parti de la classe des prolétaires, dont l’affranchissement ne peut se faire que par leurs propres mains.
Ce parti doit être un parti révolutionnaire. Cela, parce que l’affranchissement des ouvriers n’est possible que par la voie révolutionnaire, à l’aide de la révolution socialiste.
Ce parti doit être un parti international, dont les portes seraient ouvertes devant chaque prolétaire conscient. Cela, parce que l’affranchissement des ouvriers n’est pas une question nationale, mais sociale, dont la signification est la même, aussi bien pour le prolétaire géorgien que pour le prolétaire russe et les prolétaires des autres nations.
Il s’ensuit donc que plus les prolétaires des différentes nations se grouperont étroitement, et plus les barrières nationales dressées entre elles seront détruites à fond, plus fort sera le parti du prolétariat et plus facile l’organisation du prolétariat au sein d’une classe indivisible.
Il faut donc, autant que possible, appliquer dans les organisations du prolétariat le principe du centralisme, en l’opposant à l’éparpillement fédéraliste, – qu’il s’agisse du parti, des syndicats ou des coopératives, peu importe.
Il est non moins certain que toutes ces organisations doivent reposer sur une base démocratique, naturellement, dans la mesure où les conditions politiques et autres ne s’y opposeront pas.
Quels doivent être les rapports entre le parti d’un côté et les coopératives et les syndicats, de l’autre ? Ces derniers doivent-ils être des organisations du parti ou sans-parti ?
La solution de ce problème dépend de la question de savoir où et dans quelles conditions le prolétariat a à lutter. Il est hors de doute, en tout cas, que syndicats et coopératives se développent avec d’autant plus de plénitude qu’ils se trouvent dans des rapports d’amitié plus étroits avec le parti socialiste du prolétariat.
Cela, parce que ces deux organisations économiques, si elles ne sont pas proches d’un parti socialiste fort, se rapetissent souvent ; elles vouent à l’oubli les intérêts généraux de la classe au profit des intérêts étroitement professionnels, portant par là un grand préjudice au prolétariat. Aussi est-il nécessaire, en tout état de cause, d’assurer l’influence politique et idéologique du parti sur les syndicats et les coopératives.
C’est à cette condition seulement que lesdites organisations se transformeront en école socialiste organisant les groupes disséminés du prolétariat au sein d’une classe consciente.
Tels sont en substance les traits caractéristiques du socialisme prolétarien de Marx et d’Engels.
Que pensent du socialisme prolétarien les anarchistes ?
Il faut savoir tout d’abord que le socialisme prolétarien n’est pas simplement une doctrine philosophique. C’est la doctrine des masses prolétariennes, leur étendard, les prolétaires du monde l’honorent et « s’inclinent » devant lui.
Par conséquent, Marx et Engels ne sont pas simplement les fondateurs d’une « école » philosophique quelconque ; ils sont les chefs vivants d’un vivant mouvement prolétarien, qui monte et se fortifie chaque jour. Ceux qui combattent cette doctrine, ceux qui veulent la « renverser », doivent tenir exactement compte de tout cela pour ne pas se casser gratuitement le front dans cette lutte inégale. C’est ce que messieurs les anarchistes savent parfaitement. Aussi recourent-ils dans la lutte contre Marx et Engels à une arme tout à fait inusitée et neuve en son genre.
Quelle est donc cette nouvelle arme ? Est-ce une nouvelle analyse de la production capitaliste ? Est-ce une réfutation du Capital de Marx ? Non, certes ! Ou peut-être, armés de « faits nouveaux » et d’une méthode « inductive », réfutent-ils « scientifiquement » « l’évangile » de la social-démocratie – le Manifeste communiste de Marx et d’Engels ? Encore une fois non. Mais alors qu’est-ce donc que ce moyen extraordinaire ?
C’est l’accusation de « plagiat littéraire » portée contre Marx et Engels ! Pensez donc ! il se trouve que Marx et Engels n’ont rien qui leur appartienne ; que le socialisme scientifique est pure invention, et cela parce que le Manifeste communiste de Marx et d’Engels a été d’un bout à l’autre « volé » au Manifeste de Victor Considérant. C’est bien ridicule, évidemment, mais le « chef incomparable » des anarchistes, V. Tcherkézichvili, nous relate avec tant d’aplomb cette histoire plaisante, et le nommé Pierre Ramus, ce superficiel « apôtre » de Tcherkézichvili, et nos anarchistes en chambre répètent avec tant de ferveur cette « découverte », qu’il vaut la peine qu’on s’arrête, sommairement du moins, à cette « histoire ».
Ecoutez donc Tcherkézichvili :
« Toute la partie théorique du Manifeste communiste, à savoir le premier et le second chapitres… a été prise à Victor Considérant. Donc, le Manifeste de Marx et d’Engels – cette bible de la démocratie révolutionnaire légale, – n’est qu’une paraphrase maladroite du Manifeste, de Victor Considérant. Marx et Engels ne se sont pas seulement approprié le contenu du Manifeste de Considérant, mais… ils ont emprunté même certains sous-titres. » (Voir le recueil d’articles de Tcherkézichvili, Ramus et Labriola, édité en langue allemande sous le titre. « L’origine du Manifeste communiste », p. 10.)
L’anarchiste P. Ramus répète la même chose :
« On peut affirmer en toute certitude que leur œuvre principale (Manifeste communiste de Marx et d’Engels) est tout bonnement un plagiat d’autant plus impardonnable que, au lieu de copier l’original mot à mot comme le font de simples plagiaires, ils ont plagié les idées, les vues et les théories… » (Id., p. 4).
Nos anarchistes de Nobati, Moucha [4], Khma [5], etc. répètent la même chose.
Ainsi, il se trouve que le socialisme scientifique avec ses fondements théoriques a été « volé » dans le Manifeste de Considérant.
Existe-t-il des raisons pour affirmer cela ?
Qui est V. Considérant ?
Qui est Karl Marx ?
V. Considérant, mort en 1893, a été le disciple de l’utopiste Fourier et est demeuré un utopiste incorrigible, qui voyait le « salut de la France » dans la réconciliation des classes.
Karl Marx, mort en 1883, a été un matérialiste, ennemi des utopistes ; il voyait le gage de l’émancipation de l’humanité dans le développement des forces productives et dans la lutte des classes.
Qu’y a-t-il de commun entre eux ?
La base théorique du socialisme scientifique est la théorie matérialiste de Marx et d’Engels. Du point de vue de cette théorie, l’évolution de la vie sociale est entièrement déterminée par le développement des forces productives. Si le régime des seigneurs terriens et du servage a été suivi du régime bourgeois, la « faute » en est au développement des forces productives qui a rendu inévitable la naissance du régime bourgeois.
Ou bien encore : si le régime bourgeois actuel est inévitablement suivi du régime socialiste, c’est parce que le développement des forces productives actuelles l’exige. D’où la nécessité historique d’abattre le capitalisme et d’instaurer le socialisme. D’où encore la thèse marxiste selon laquelle nous devons chercher nos idéaux dans l’histoire du développement des forces productives, et non dans le cerveau des hommes.
Telle est la base théorique du Manifeste communiste de Marx et d’Engels. (Voir : le Manifeste communiste, chapitres I, II).
Le Manifeste démocratique de V. Considérant dit-il rien d’analogue ? Considérant professe-t-il un point de vue matérialiste ?
Nous affirmons que ni Tcherkézichvili, ni Ramus, ni nos « nobatistes » ne citent, du Manifeste démocratique de Considérant, pas une seule déclaration, pas un seul mot de nature à confirmer que Considérant était un matérialiste et qu’il fondait l’évolution de la vie sociale sur le développement des forces productives. Au contraire, nous savons fort bien que Considérant est connu dans l’histoire du socialisme comme un idéaliste-utopiste. (Voir : Paul Louis, Histoire du socialisme en France).
Qu’est-ce qui incite donc ces singuliers « critiques » à ce vain bavardage ? Pourquoi se chargent-ils de critiquer Marx et Engels, s’ils sont incapables même de distinguer entre idéalisme et matérialisme ? Est-ce pour faire rire le monde, vraiment ?…
La base tactique du socialisme scientifique est la doctrine de la lutte de classe irréconciliable, car c’est l’arme la meilleure entre les mains du prolétariat. La lutte de classe du prolétariat est l’arme qui lui permettra de conquérir le pouvoir politique et d’exproprier ensuite la bourgeoisie pour instaurer le socialisme.
Telle est la base tactique du socialisme scientifique exposé dans le Manifeste de Marx et d’Engels.
Est-il rien dit d’analogue dans le Manifeste démocratique de Considérant ? Considérant admet-il la lutte de classe comme l’arme la meilleure entre les mains du prolétariat ?
Ainsi qu’il ressort des articles de Tcherkézichvili et de Ramus (voir : le recueil mentionné plus haut), le Manifeste de Considérant ne contient pas un seul mot à ce sujet ; on n’y parle que de la lutte de classe comme d’un fait affligeant. En ce qui concerne la lutte de classe en tant que moyen pour abattre le capitalisme, voici ce que Considérant déclare dans son Manifeste :
» Le Capital, le Travail et le Talent sont les trois éléments de la production, les trois sources de la richesse, les trois rouages du mécanisme industriel… » Les trois classes qui les représentent ont des « intérêts communs » ; leur tâche consiste à « faire travailler les machines pour les capitalistes et pour le peuple… » Devant elles… se dresse un but immense : « organiser l’Association des classes dans l’unité nationale… » (Voir : la brochure de K. Kautsky, Le Manifeste communiste est un plagiat, p. 14, où est cité ce passage du Manifeste de Considérant).
Toutes les classes, unissez-vous ! Voilà le mot d’ordre que Victor Considérant proclame dans son Manifeste démocratique.
Qu’y a-t-il de commun entre cette tactique de réconciliation des classes et la tactique de la lutte de classe irréconciliable de Marx et d’Engels, qui appellent résolument : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous contre toutes les classes antiprolétariennes ?
Évidemment, il n’y a là rien de commun !
Mais alors quelles sottises débitent-ils, les sieurs Tcherkézichvili et leurs superficiels thuriféraires ! Ne nous prennent-ils pas pour des morts ? Nous croient-ils vraiment incapables de les dégonfler ?!
Enfin, autre circonstance qui ne manque pas d’intérêt. V. Considérant a vécu jusqu’en 1893. En 1843 il publie son Manifeste démocratique. A la fin de 1847 Marx et Engels rédigent leur Manifeste communiste. Depuis lors, le Manifeste de Marx et d’Engels a été maintes fois réédité dans toutes les langues européennes.
Tout le monde sait que leur Manifeste a fait époque. Malgré cela, jamais, nulle part, ni Considérant ni ses amis n’ont dit, du vivant de Marx et d’Engels, que ces derniers avaient plagié le « socialisme » dans le Manifeste de Considérant. N’est-ce point étrange, lecteur ?
Qu’est-ce donc qui incite ces ignares « inductifs »… excusez-moi, ces « savants », de dire des insanités ? En quel nom parlent-ils ? Savent-ils mieux que Considérant son Manifeste ? Ou peut-être croient-ils que V. Considérant et ses partisans n’ont pas lu le Manifeste communiste ?
Mais laissons cela… Laissons cela, puisque les anarchistes eux-mêmes n’accordent pas une attention sérieuse à la campagne don-quichottiste de Ramus-Tcherkézichvili : la fin inglorieuse de cette campagne ridicule est bien trop évidente pour lui prêter tant d’attention…
Abordons la critique quant au fond.
Les anarchistes sont affligés d’une infirmité : ils aiment beaucoup « critiquer » les partis de leurs adversaires, mais ils ne se donnent pas la peine de faire tant soit peu connaissance avec ces partis. On a vu que les anarchistes en ont justement usé ainsi, en « critiquant » la méthode dialectique et la théorie matérialiste des social-démocrates (voir : les chapitres I et II). Ils en usent de même lorsqu’ils touchent à la théorie du socialisme scientifique des social-démocrates.
Prenons, par exemple, le fait suivant. En est-il qui ignorent que les divergences de principe existent entre les socialistes-révolutionnaires et les social-démocrates ?
En est-il qui ignorent que les premiers nient le marxisme, la théorie matérialiste du marxisme, sa méthode dialectique, son programme, sa lutte de classe, alors que les social-démocrates s’appuient entièrement sur le marxisme ? Quiconque a entendu parler, ne fût-ce que du bout de l’oreille, de la polémique entre la Russie révolutionnaire (organe des socialistes-révolutionnaires) et l’Iskra (organe des social-démocrates), doit se rendre nettement compte de cette distinction de principe. Mais que direz-vous des « critiques » qui n’aperçoivent pas cette distinction et clament que socialistes-révolutionnaires et social-démocrates sont soi-disant des marxistes ? Ainsi les anarchistes soutiennent que la Russie révolutionnaire et l’Iskra sont l’une et l’autre des organes marxistes. (Voir : le recueil des anarchistes Pain et Liberté, p. 202).
C’est ainsi que les anarchistes « ont pris connaissance » des principes de la social-démocratie.
Il est évident, après cela, combien leur « critique scientifique » est fondée…
Voyons aussi cette « critique ».
La principale « accusation » des anarchistes, c’est qu’ils ne tiennent pas les social-démocrates pour des socialistes véritables. Vous n’êtes pas des socialistes, vous êtes des ennemis du socialisme, répètent-ils.
Voici ce qu’écrit Kropotkine à ce sujet :
« … Nous en arrivons à d’autres conclusions que la plupart des économistes… de l’école social-démocrate… Nous… allons jusqu’au communisme libre, alors que la plupart des socialistes (lisez : social-démocrates aussi. L’auteur) vont jusqu’au capitalisme d’Etat et au collectivisme. » (Voir : Kropotkine, La science moderne et l’anarchisme, pp. 74-75).
En quoi consistent donc le « capitalisme d’Etat » et le « collectivisme » des social-démocrates ?
Voici ce qu’écrit Kropotkine à ce sujet :
« Les socialistes allemands affirment que toutes les richesses accumulées doivent être rassemblées dans les mains de l’Etat qui les distribuera aux associations ouvrières, organisera la production et l’échange et suivra de près la vie et le travail de la société. » (Voir : Kropotkine, Paroles d’un révolté, p. 64).
Et plus loin :
« Dans leurs projets… les collectivistes commettent… une double erreur, ils veulent supprimer le régime capitaliste, et ils gardent en même temps deux institutions qui sont la base de ce régime : le gouvernement représentatif et le travail salarié » (voir : la Conquête du pain, p. 148)… « Le collectivisme, on le sait.. . conserve… le travail salarié. Seulement… le gouvernement représentatif… se met à la place du patron… »
Les représentants de ce gouvernement « se réservent le droit d’employer dans l’intérêt de tous la plus-value. tirée de la production.
En outre, dans ce système on établit une distinction… entre le travail de l’ouvrier et celui de l’homme spécialisé : le travail du manoeuvre, aux yeux du collectiviste, est un travail simple, tandis que l’artisan, l’ingénieur, le savant, etc., s’occupent de ce que Marx appelle un travail complexe et ils ont droit à un salaire supérieur » (id., p. 52). C’est ainsi que les ouvriers recevront les produits qui leur sont nécessaires, non suivant leurs besoins, mais « proportionnellement aux services rendus à la société » (id., p. 157).
C’est ce que les anarchistes géorgiens répètent, mais avec un plus grand aplomb. Monsieur Bâton surtout se signale par son acharnement. Il écrit :
« Qu’est-ce que le collectivisme des social-démocrates ? Le collectivisme, ou, plus exactement, le capitalisme d’Etat est fondé sur le principe suivant : chacun doit travailler autant qu’il le veut, ou autant que l’Etat le déterminera, en recevant à titre de récompense la valeur de son travail en marchandises…. Donc, ici « il faut une assemblée législative… il faut (également) un pouvoir exécutif, c’est-à-dire des ministres, toute sorte d’administrateurs, gendarmes et espions, peut-être aussi une armée, s’il y a trop de mécontents. » (Voir : Nobati, n° 5, pp. 68-69).
Telle est la première « accusation » de messieurs les anarchistes contre la social-démocratie.
Il résulte donc, des raisonnements, que font les anarchistes, que :
1. Selon les social-démocrates la société socialiste est soi-disant impossible sans un gouvernement qui, en tant que patron principal, embauchera les ouvriers et aura absolument des « ministres… gendarmes, espions ». 2. Dans la société socialiste, d’après les social-démocrates, ne sera soi-disant pas abolie la division en travail « dur » et en travail « facile » ; le principe : « à chacun suivant ses besoins » y sera rejeté, et l’on en admettra un autre : « à chacun selon ses mérites ».
C’est sur ces deux points que repose l’ »accusation » des anarchistes contre la social-démocratie.
Cette « accusation » portée par messieurs les anarchistes a-t-elle quelque fondement ?
Nous affirmons que tout ce que les anarchistes avancent dans ce cas est le résultat d’une inconséquence, ou bien un indigne commérage.
Voici les faits.
Déjà en 1846 Karl Marx disait : « la classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit… » (Voir : Misère de la philosophie).
Un an après, Mars et Engels formulaient la même idée dans leur Manifeste communiste. (Manifeste communiste, chapitre II).
En 1877 Engels écrivait : « Le premier acte par lequel l’Etat s’affirme réellement comme le représentant de la société tout entière, – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, – est en même temps le dernier acte propre de l’Etat. L’intervention du pouvoir d’Etat dans les relations sociales devient superflue dans un domaine après l’autre et s’assoupit ensuite… l’Etat « n’est pas aboli », il dépérit ». (Anti-Dühring).
En 1884 Engels écrivait encore : « Ainsi, l’Etat n’a pas existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui s’en sont passé, qui n’avaient pas la moindre idée de l’Etat… A un certain degré de son développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l’Etat devint… une nécessité.
Nous approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement de la production tel que l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production.
Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu’elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l’Etat. La société, qui réorganisera la production sur la base de l’association libre et égale des producteurs, renverra la machine d’Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». (Voir : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat).
En 1891 Engels reprend la même idée. (Voir : Introduction à la Guerre civile en France).
Selon les social-démocrates, on le voit, la société socialiste est une société où il n’y aura pas de place pour ce qu’on appelle l’Etat, pour le pouvoir politique avec ses ministres, ses gouverneurs, ses gendarmes, ses policiers et ses soldats.
La dernière étape de l’existence de l’Etat sera la période de la révolution socialiste, alors que le prolétariat prendra possession du pouvoir d’Etat et fondera son gouvernement propre (la dictature) afin d’abattre définitivement la bourgeoisie. Mais, une fois la bourgeoisie supprimée, les classes supprimées et le socialisme instauré, on n’aura plus besoin d’aucun pouvoir politique, et ce qu’on appelle l’Etat passera dans le domaine de l’histoire.
Ainsi, l’ »accusation » des anarchistes, mentionnée plus haut, n’est qu’un commérage dénué de tout fondement.
En ce qui concerne le second point de l’ »accusation », Karl Marx dit ce qui suit :
« Dans une phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire socialiste), quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail sera devenu… le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant… alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ». (Critique du programme de Gotha).
D’après Marx, on le voit, la phase supérieure de la société communiste (c’est-à-dire socialiste), est un régime où la division en travail « dur » et en travail « facile », et l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel sont complètement écartés, le travail est égalisé et dans la société règne ce principe véritablement communiste : de chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins. Il n’y a pas de place ici pour le travail salarié.
Il est clair que cette « accusation » encore est dénuée de tout fondement.
De deux choses l’une : ou bien messieurs les anarchistes n’ont jamais vu les écrits ci-dessus indiqués de Marx et d’Engels, et ils se livrent à la « critique » par ouï-dire, ou bien ils connaissent les travaux indiqués de Marx et d’Engels, mais ils mentent à bon escient.
Telle est la fortune de la première « accusation ».
La seconde « accusation » des anarchistes est qu’ils nient le caractère révolutionnaire de la social-démocratie. Vous n’êtes pas des révolutionnaires, vous niez la révolution violente, vous voulez instituer le socialisme uniquement à l’aide de bulletins de vote, nous disent messieurs les anarchistes.
Ecoutez :
« … Les social-démocrates… aiment à disserter sur le thème « révolution », « lutte révolutionnaire », « lutter les armes à la main »… Mais si, dans la simplicité de votre coeur, vous leur demandez des armes, ils vous tendront solennellement un petit billet pour voter aux élections… » Ils assurent que « la seule tactique rationnelle qui convienne aux révolutionnaires, c’est le parlementarisme pacifique et légal, avec serment de fidélité au capitalisme, aux autorités établies et à l’ensemble du régime bourgeois existant » (Voir : le recueil Pain et Liberté, pp. 21, 22-23).
Les anarchistes géorgiens disent la même chose, mais, naturellement, avec encore plus d’aplomb. Prenez, par exemple, Bâton. Il écrit :
« Toute la social-démocratie… déclare ouvertement que la lutte au moyen du fusil et des armes est une méthode bourgeoise de faire la révolution, et que c’est uniquement par les bulletins de vote, par les élections générales que les partis peuvent conquérir le pouvoir et, puis, la majorité parlementaire et la législation aidant, réformer la société ». (Voir : la Prise du pouvoir d’Etat, pp. 3-4).
Voilà ce que disent des marxistes messieurs les anarchistes.
Cette « accusation » a-t-elle quelque fondement ?
Nous soutenons que les anarchistes cette fois encore montrent leur ignorance et leur goût des commérages.
Voici les faits.
Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient dès la fin de 1847 :
« Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social traditionnel. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (Voir : le Manifeste du Parti communiste. Certaines éditions légales ont omis plusieurs mots dans la traduction).
En 1850, dans l’attente d’une nouvelle insurrection en Allemagne, Karl Marx écrivit aux camarades allemands de l’époque :
« Ils ne doivent rendre sous aucun prétexte les armes et les munitions… les ouvriers doivent… s’organiser en garde prolétarienne indépendante, avec des chefs et un état-major général… » C’est ce qu’ils « doivent avoir en vue pendant et après l’insurrection à venir ». (Voir : le Procès de Cologne [6]. Adresse de Marx aux communistes).
En 1851-1852 Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : « … L’insurrection une fois commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer à l’offensive. La défensive est la mort de toute insurrection armée… Il faut prendre l’ennemi au dépourvu, pendant que ses troupes sont encore dispersées ; il faut remporter chaque jour des succès, même peu considérables… il faut contraindre l’ennemi à la retraite, avant qu’il ait pu rassembler ses troupes contre vous ; en un mot, agissez comme le dit Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que l’on connaisse jusqu’ici : De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ». (Révolution et contre-révolution en Allemagne).
Nous pensons qu’il n’est pas seulement question ici des « bulletins de vote ».
Rappelez-vous enfin l’histoire de la Commune de Paris ; rappelez-vous la façon dont la Commune avait agi paisiblement lorsque, se contentant de la victoire à Paris, elle refusa d’attaquer Versailles, ce nid de la contre-révolution. Que disait alors Marx, selon vous ? Avait-il appelé les Parisiens aux élections ? Approuvait-il l’insouciance des ouvriers parisiens (tout Paris était aux mains des ouvriers) ? Approuvait-il leur attitude de générosité à l’égard des Versaillais vaincus ?
Ecoutez Marx :
« De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelle faculté de sacrifice sont doués ces Parisiens ! Affamés et ruinés pendant six mois… ils se soulèvent sous les baïonnettes prussiennes… L’histoire ne connaît pas encore d’exemple aussi grand ! S’ils succombent, seul leur caractère « bon garçon » en sera cause ! Il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles, après que Vinoy d’abord, et les éléments réactionnaires de la garde nationale parisienne ensuite, avaient laissé le champ libre. Par scrupule de conscience on laissa passer le moment favorable. On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà commencée en tentant de désarmer Paris ! » (Lettres à Kugelmann).
Ainsi pensaient et agissaient Karl Marx et Friedrich Engels.
Ainsi pensent et agissent les social-démocrates.
Mais les anarchistes n’en répètent pas moins : ce qui intéresse Marx et Engels, ainsi que leurs disciples, ce sont uniquement les bulletins de vote, – ils n’admettent pas l’action révolutionnaire violente !
Cette « accusation », on le voit, est aussi un commérage, qui révèle l’ignorance des anarchistes quant à l’essence du marxisme.
Telle est la fortune de la seconde « accusation ».
La troisième « accusation » des anarchistes est qu’ils nient le caractère populaire de la social-démocratie et représentent les social-démocrates comme des bureaucrates ; ils soutiennent que le plan social-démocrate de la dictature du prolétariat est la mort pour la révolution, et comme les social-démocrates s’affirment pour une pareille dictature, ils veulent instaurer en fait non la dictature du prolétariat, mais leur propre dictature sur le prolétariat.
Ecoutez monsieur Kropotkine :
« Nous, anarchistes, nous avons prononcé un verdict définitif contre la dictature… Nous savons que toute dictature, si honnêtes que soient ses intentions, mène à la mort de la révolution. Nous savons… que l’idée de la dictature n’est pas autre chose qu’un produit malfaisant du fétichisme gouvernemental, qui… a toujours cherché à perpétuer l’esclavage ». (Voir : Kropotkine, Paroles d’un révolté, p. 131).
Les social-démocrates n’admettent pas seulement la dictature révolutionnaire ; ils sont « partisans de la dictature sur le prolétariat… Les ouvriers ne les intéressent que dans la mesure où ils forment une armée disciplinée entre leurs mains.. . La social-démocratie veut se servir du prolétariat pour prendre possession de la machine d’Etat ». (Voir : Pain et Liberté, pp. 62, 63).
Les anarchistes géorgiens répètent la même chose :
« La dictature du prolétariat, dans le sens propre du mot, est absolument impossible, puisque les partisans de la dictature sont des étatistes, et leur dictature ne signifiera point la liberté d’action pour l’ensemble du prolétariat, mais l’installation, à la tête de la société, du pouvoir représentatif qui existe aujourd’hui… » (Voir : Bâton, La Prise du pouvoir d’Etat, p. 45). Les social-démocrates sont pour la dictature, non pas pour aider à l’affranchissement du prolétariat, mais pour… « établir par leur domination un nouvel esclavage » (Voir : Nobati, n° 1, p. 5. Bâton)
Telle est la troisième « accusation » de messieurs les anarchistes.
Point n’est besoin d’un gros effort pour démasquer cette nouvelle calomnie des anarchistes, visant à mystifier le lecteur.
Nous n’allons pas nous livrer ici à l’examen de la conception profondément erronée de Kropotkine, suivant laquelle toute dictature est la mort pour la révolution. Nous reviendrons là-dessus, lorsque nous analyserons la tactique des anarchistes. Pour l’instant, nous tenons à parler uniquement de cette « accusation ».
Déjà à la fin de 1847 Karl Marx et Friedrich Engels disaient que, pour instaurer le socialisme, le prolétariat doit conquérir la dictature politique, afin de repousser, au moyen de cette dictature, les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de lui enlever les moyens de production ; que cette dictature ne doit pas être celle de plusieurs personnes, mais celle de l’ensemble du prolétariat, en tant que classe :
« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains… du prolétariat organisé en classe dominante… » (Voir : le Manifeste communiste).
C’est-à-dire que la dictature du prolétariat sera celle que toute la classe du prolétariat exercera sur la bourgeoisie, et non pas la domination de plusieurs personnes sur le prolétariat.
Par la suite ils reprennent la même pensée dans presque toutes leurs œuvres, comme dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classe en France, dans la Guerre civile en France, dans la Révolution et contre-révolution en Allemagne, dans l’Anti-Dühring, ainsi que dans d’autres écrits.
Mais ce n’est pas tout.
Pour comprendre la façon dont Marx et Engels concevaient la dictature du prolétariat et à quel point ils considéraient cette dictature comme réalisable, il est fort intéressant de connaître leur jugement sur la Commune de Paris.
Le fait est que la dictature du prolétariat se voit accabler de reproches non seulement par les anarchistes, mais aussi par les petits bourgeois de la ville, y compris les bouchers et les traiteurs de toute sorte – par tous ceux que Marx et Engels qualifiaient de philistins. Voici ce que dit Engels de la dictature du prolétariat, en s’adressant à ces philistins :
« Le philistin allemand entre toujours dans une sainte terreur aux mots : dictature du prolétariat. Voulez-vous savoir, Messieurs, ce que veut dire cette dictature ? Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat ». (Voir : la Guerre civile en France [7]. Introduction de Fr. Engels).
Engels, on le voit, se représentait la dictature du prolétariat sous la forme de la Commune de Paris.
Il est certain que quiconque veut savoir ce qu’est la dictature du prolétariat selon l’idée des marxistes, doit connaître la Commune de Paris.
Adressons-nous à notre tour à la Commune de Paris. S’il se trouve que la Commune de Paris a été véritablement une dictature de plusieurs personnes sur le prolétariat, alors, à bas le marxisme, à bas la dictature du prolétariat ! Mais si nous constatons que la Commune de Paris a été effectivement une dictature du prolétariat sur la bourgeoisie, alors,… alors nous rirons de tout cœur des commères anarchistes qui, dans la lutte contre les marxistes, n’ont plus rien à faire que d’inventer des commérages.
L’histoire de la Commune de Paris comporte deux périodes : la première, quand le « Comité central » que l’on sait dirigeait les affaires à Paris, et la seconde période où, les pleins pouvoirs du « Comité central » ayant expiré, la direction des affaires passait à la Commune qui venait d’être élue. Qu’était-ce que le « Comité central » de qui était-il composé ? Nous avons sous les yeux l’Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, par Arthur Arnould, laquelle, selon l’auteur, répond brièvement à cette question. La lutte ne faisait que de commencer, quand près de 300.000 ouvriers parisiens, formés en compagnies et bataillons, choisirent des délégués parmi eux. C’est ainsi que fut constitué le « Comité central ».
« Tous ces citoyens [membres du « Comité central »], produits des élections partielles de leurs compagnies ou de leurs bataillons, dit Arnould, n’étaient guère connus que du petit groupe qui les avait délégués. Qu’étaient ces hommes, que valaient-ils, qu’allaient-ils faire ? »
C’était « un gouvernement anonyme, composé presque exclusivement de simples ouvriers, ou de petits employés, dont les noms, pour les trois quarts, n’avaient guère dépassé le cercle de leur rue ou de leur atelier… La tradition était rompue. Quelque chose d’inattendu venait de se produire dans le monde.
Pas un membre des classes gouvernantes n’était là. Une Révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. A leur place, un mineur du Creusot, un ouvrier relieur, un cuisinier », etc. (Voir : Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, p. 107).
Arthur Arnould poursuit :
« Nous sommes, déclaraient les membres du « Comité central », les organes obscurs, les instruments humbles du peuple attaqué… Serviteurs de la volonté populaire, nous sommes là pour lui servir d’écho, pour la faire triompher. Le peuple veut la Commune, et nous resterons pour faire procéder aux élections de la Commune. Rien de plus, rien de moins. Ces dictateurs ne se mettent ni au-dessus, ni en dehors de la foule.
On sent qu’ils vivent avec elle, en elle, par elle, qu’ils la consultent à chaque seconde, qu’ils l’écoutent et qu’ils redisent ce qu’ils ont entendu, se chargeant seulement de traduire en quelques paroles concises… les résolutions de trois cent mille hommes ». (Id., p. 109).
Telle fut la conduite de la Commune de Paris dans la première période de son existence.
Voilà ce qu’était la Commune de Paris.
Voilà la dictature du prolétariat.
Passons maintenant à la seconde période de la Commune, quand celle-ci suppléait le Comité central ». Parlant de ces deux périodes, qui durèrent deux mois, Arnould s’exclame avec enthousiasme que ce fut une véritable dictature du peuple.
Ecoutez plutôt :
« C’est là, c’est dans le grand spectacle qu’offrit ce peuple pendant deux mois, que nous puiserons assez de force et d’espoir pour envisager… l’avenir. Pendant ces deux mois, il y eut une véritable dictature dans Paris, la plus complète comme la moins contestée… dictature non d’un homme, mais du peuple – seul maître de la situation… Cette dictature dura plus de deux mois, du 18 mars au 22 mai [1871] sans interruption… Maître et seul maître, car la Commune n’était [en elle-même] qu’un pouvoir moral et n’avait d’autre force matérielle que le consentement universel des citoyens, il se fut à lui-même sa police et sa magistrature… » (Id., pp. 242, 244).
C’est ainsi que caractérise la Commune de Paris Arthur Arnould, membre de la Commune, qui a pris une part active à ses âpres batailles.
C’est ainsi également que caractérise la Commune de Paris un autre de ses membres, lui aussi participant actif, Lissagaray. (Voir son livre : Histoire de la Commune de Paris).
Le peuple, en tant que « seul maître », « dictature non d’un homme, mais du peuple », voilà ce que fut la Commune de Paris.
« Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat », s’écrie Engels pour la gouverne des philistins.
Voilà ce qu’est donc la dictature du prolétariat selon l’idée de Marx et d’Engels.
On le voit, messieurs les anarchistes connaissent, eux aussi, la dictature du prolétariat, la Commune de Paris, le marxisme qu’ils « critiquent » sans discontinuer, comme vous et nous, cher lecteur, nous connaissons le chinois.
Il est clair que la dictature est de deux sortes. Il y a dictature de la minorité, dictature d’un petit groupe, dictature des Trépov et Ignatiev, dirigée contre le peuple. A la tête d’une pareille dictature se place habituellement une camarilla, qui prend des décisions secrètes et resserre le nœud coulant autour du cou de la majorité du peuple. Les marxistes sont les ennemis d’une telle dictature, et ils la combattent avec beaucoup plus de ténacité et d’abnégation que nos braillards anarchistes.
Il y a une dictature d’un autre genre, celle de la majorité prolétarienne, la dictature de la masse ; elle est dirigée contre la bourgeoisie, contre la minorité. Ici, c’est la masse qui est à la tête de la dictature ; point de place ici pour la camarilla, ni pour les décisions secrètes. Tout ici se fait ouvertement, en pleine rue, aux meetings, et cela parce que c’est une dictature de la rue, de la masse, une dictature dirigée contre tous les oppresseurs.
Cette dictature les marxistes la soutiennent « des deux mains », – et cela parce qu’une telle dictature marque le glorieux début de la grande révolution socialiste.
Messieurs les anarchistes ont confondu ces deux dictatures qui s’excluent mutuellement, et c’est la raison pour laquelle ils se trouvent dans une situation ridicule ; ils combattent non le marxisme, mais leur propre fantaisie ; ils sont aux prises, non avec Marx et Engels, mais avec des moulins à vent, comme le fit jadis, de bienheureuse mémoire, Don Quichotte…
Telle est la fortune de la troisième « accusation ».
(A suivre) [8]
[1] Il est question de l’insurrection armée du prolétariat de Moscou en décembre 1905, point culminant de la révolution 1905-1907.
[2] Nobati (Appel). Journal hebdomadaire des anarchistes géorgiens. Parut en 1906, à Tiflis.
[3] K. Man et F. Engels, la Sainte Famille, partie « Bataille critique contre le matérialisme français… (Voir : Marx-Engels, Gesamtausgabe, Erste Abteilung, Band 3 : Berlin 1932. pp. 307-308).
[4] Moucha (Ouvrier), quotidien des anarchistes géorgiens, parut à Tiflis en 1906.
[5] Khma (la Voix), quotidien des anarchistes géorgiens, parut à Tiflis en 1906.
[6] K. Marx, Enthüllungen über den Kommunistenprozess zu Köln, Moskau, 1940, pp. 115, 116.
[7] Cité d’après la brochure : Karl Marx, la Guerre civile en France. Préface de Fr. Engels. Voir : Der Bürgerkrieg in Frankreich, Moskau, 1940, p. 20.
[8] La suite n’a pas paru dans les journaux, J. Staline ayant été transféré au milieu de 1907, par le Comité central, à Bakou, pour y travailler dans le Parti ; là, quelques mois plus tard, il fut arrêté. Les notes relatives aux derniers chapitres d’Anarchisme ou socialisme ? n’ont pu être retrouvées à la suite d’une perquisition.