La Brdzola [la Lutte], n°2-3, novembre-décembre
1901.
Article non signé.
Traduit du
géorgien.
I
La pensée humaine a dû passer par bien des épreuves, des tourments et des vicissitudes avant d’aboutir au socialisme fondé et élaboré sur une base scientifique.
Les socialistes de l’Europe occidentale ont dû très longtemps errer à l’aveuglette dans le désert du socialisme utopique (chimérique, irréalisable) avant de se frayer un chemin, d’analyser et de dégager les lois de la vie sociale et, par suite, de conclure à la nécessité du socialisme pour l’humanité.
Depuis le début du siècle dernier, l’Europe a donné nombre de chercheurs scientifiques honnêtes, courageux, remplis d’abnégation, qui ses sont efforcés d’élucider et de résoudre ce problème : comment sauver l’humanité du fléau qui grandit et s’aggrave sans arrêt à mesure que se développent le commerce et l’industrie ?
Bien des tempêtes, bien des torrents de sang ont déferlé sur l’Europe occidentale pour abolir l’oppression de la majorité par la minorité, mais le mal subsistait, les plaies demeuraient aussi vives et les souffrances se faisaient chaque jour plus intolérables.
Il faut voir l’une des principales raisons de cette situation dans le fait que le socialisme utopique n’expliquait pas les lois de la vie sociale ; il planait au-dessus de la vie, se perdait dans l’empyrée, alors qu’il fallait de solides attaches avec le réel.
Les socialistes utopiques se proposaient de réaliser le socialisme dans l’immédiat, alors que la vie n’offrait aucune base à sa réalisation : et, chose plus affligeante encore par ses conséquences, les utopistes attendaient la réalisation du socialisme des puissants de ce monde, qui devaient, d’après eux, facilement se convaincre de la justesse de l’idéal socialiste (Robert Owen, Louis Blanc, Fourier et d’autres).
Cette conception perdait complètement de vue le mouvement ouvrier réel et la masse ouvrière, seul représentant naturel de l’idéal socialiste. Les utopistes ne pouvaient le comprendre. Ils voulaient créer le bonheur sur la terre à coups de lois de proclamations, sans l’aide du peuple lui-même (des ouvriers). Ils n’accordaient pas d’attention particulière au mouvement ouvrier, et souvent même ils en niaient l’importance.
Aussi leurs théories restaient-elles des théories ; elles ne faisaient que passer à côté de la masse ouvrière, au sein de la quelle mûrissait, tout à fait indépendamment de ces théories, la grande idée annoncée au milieu du siècle dernier par la bouche de ce génie que fut Karl Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes… Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Ces paroles ont rendu claire cette vérité, maintenant évidente même pour des « aveugles » : l’idéal socialiste ne peut se réaliser que par l’action propre des ouvriers et leur union en une force organisée, indépendamment de la nationalité et du pays.
Il fallait démontrer cette vérité, comme l’ont magnifiquement fait Marx et son ami Engels, afin de donner une base solide au puissant Parti social-démocrate qui, aujourd’hui, tel un destin inexorable, se dresse au-dessus du régime bourgeois en Europe , en menaçant de l’anéantir pour édifier sur ses décombres le régime socialiste.
Le développement de l’idée socialiste en Russie a suivi à peu près la même voie qu’en Europe occidentale.
En Russie également, les socialistes ont dû longtemps errer à l’aveuglette avant d’aboutir à la conscience social-démocrate, au socialisme scientifique. Ici aussi, il y avait des socialistes, il y avait un mouvement ouvrier, mais ils suivaient des voies indépendantes, chacun allant de son côté : les socialistes, vers un rêve utopique (« Terre et liberté », « la Volonté du peuple »), le mouvement ouvrier vers des révoltes spontanées.
Tous deux luttaient à la même époque (1870-1890), mais s’ignoraient. Les socialistes n’avaient pas de base dans la population laborieuse ; aussi leur action restait-elle abstraite, sans fondement. Les ouvriers, eux, manquaient de dirigeants, d’organisateurs ; aussi, leur mouvement aboutissait-il à des révoltes désordonnées.
C’est là la raison essentielle pour laquelle la lutte héroïque des socialistes pour le socialisme est demeurée stérile et leur courage légendaire s’est brisé contre les murs solides de l’autocratie. Les socialistes russes ne se sont rapprochés de la masse ouvrière que depuis 1890. Ils ont vu que le salut ne pouvait venir que de la classe ouvrière, et que seule, elle réaliserait l’idéal socialiste.
Dès lors, la social-démocratie russe a concentré tous ses efforts et toute son attention sur le mouvement qui se produisait , à cette époque, parmi les ouvriers russes. Encore insuffisamment conscient et non préparé à la lutte, l’ouvrier russe s’efforçait de sortir petit à petit de sa situation désespérée et d’améliorer quelque peu son sort. il n’existait évidemment pas alors, au sein de ce mouvement, un travail d’organisation ordonné : le mouvement était spontané.
Et voilà que la social-démocratie s’est chargée de guider ce mouvement inconscient, spontané, inorganisé.
Elle s’est efforcée de développer la conscience des ouvriers, de coordonner la lutte éparse, décousue, qu’engageaient différents groupes isolés d’ouvriers contre des patrons isolés, de les fondre dans une lutte de classe commune afin que cette lutte fût celle de la classe ouvrière russe contre la classe des oppresseurs de la Russie, en s’attachant à conférer à cette lutte un caractère organisé.
Au début, la social-démocratie ne pouvait étendre son activité au sein de la masse ouvrière : aussi se contentait-elle d’agir dans des cercles de propagande et d’agitation. L’étude dans les cercles constituait alors sa seule forme d’activité.
Ces cercles avaient pour objet de créer parmi les ouvriers eux-mêmes un groupe capable de diriger par la suite le mouvement. Aussi étaient-ils composés d’ouvriers avancés : une élite ouvrière avait seule la possibilité d’y étudier.
Mais la période des cercles prit rapidement fin. La social-démocratie ressentit bientôt le besoin de ce cadre étroit et d’étendre son influence aux larges masses ouvrières. Les conditions extérieures s’y prêtaient également. A cette époque, le mouvement spontané s’était particulièrement développé parmi les ouvriers.
Qui de vous ne se souvient de l’année où ce mouvement spontané s’étendit à Tiflis presque tout entier ? Des grèves non organisées se succédaient dans les manufactures de tabac et les ateliers de chemins de fer.
Cela se passait chez nous en 1897et en 1898 ; en Russie, un peu plus tôt. Il fallait venir à la rescousse en temps opportun ; c’est ce que fit la social-démocratie. La lutte commença pour la diminution de la journée de travail, pour la suppression des amendes, pour l’augmentation des salaires, etc.
La social-démocratie savait très bien que le mouvement ouvrier dans son développement ne se limitait pas à ces menues revendications, qu’elles n’étaient pas le but du mouvement, mais seulement un moyen d’atteindre le but.
Sans doute, ces revendications étaient minimes ; sans doute, les ouvriers des diverses villes et régions luttaient alors séparément ; mais cette lutte même leur apprenait que la victoire totale ne sera remportée que le jour où la classe ouvrière tout entière constituée en force unique, puissante, organisée, livrera assaut à son ennemi.
Cette lutte leur montrait également qu’en dehors de leur ennemi direct, le capitaliste, ils en ont un autre, encore plus vigilant : la force organisée de toute la classe bourgeoise, l’Etat capitaliste actuel, avec son armée, ses tribunaux, sa police, ses prisons, sa gendarmerie.
Si, même en Europe occidentale, là où les droits de l’homme sont déjà conquis, l’ouvrier doit engager une lutte directe contre le pouvoir, l’ouvrier de Russie, à plus forte raison, est contraint à se heurter, dans son mouvement, au pouvoir autocratique, cet ennemi toujours en éveil de tout mouvement ouvrier, non seulement parce que ce pouvoir défend les capitalistes, mais aussi parce que, en sa qualité de pouvoir autocratique, il ne peut admettre aucune activité propre des classes sociales, et surtout d’une classe comme la classe ouvrière, plus opprimée et plus accablée que les autres.
C’est ainsi que la social-démocratie de Russie concevait la marche du mouvement, et elle consacrait tous ses efforts à diffuser ces idées parmi les ouvriers. Là résidait sa force, et c’est ce qui explique son grand et triomphal développement. dés le premier jour, comme on l’a vu par la grève grandiose des ouvriers du textile de 1896 à Pétersbourg.
Mais les premières victoires ont désorienté quelques esprits faibles et leur ont tourné la tête. Si jadis les socialistes utopiques ne prenaient en considération que le but final et, aveuglés par lui, ne remarquaient aucunement ou niaient le mouvement ouvrier réel qui se développait sous leurs yeux, certains social-démocrates russes, en revanche, ne prêtaient uniquement attention qu’au mouvement ouvrier spontané, à ses besoins quotidiens.
La conscience de classe des ouvriers russes étaient alors (il y a cinq ans) très faible. L’ouvrier russe sortait à peine de sa torpeur séculaire et ses yeux, habitués aux ténèbres, ne remarquaient évidemment pas tout ce qui se passait devant lui. Il n’avait pas de grands besoins et ses revendications étaient minimes.
Il n’allait pas encore au delà d’une insignifiante augmentation de son salaires ou d’une diminution de ses heures de travail. Quant à la nécessité de changer le régime existant, de supprimer la propriété privée, d’organiser un régime socialiste, la masse des ouvriers russe n’en avait pas même l’idée.
Elle n’osait guère non plus envisager la suppression de l’esclavage dans lequel tout le peuple russe végète sous le régime autocratique, ni la liberté du peuple, ni sa participation à l’administration de l’Etat.
Et tandis qu’une partie de la social-démocratie russe considérait de son devoir d’introduire dans le mouvement ouvrier ses idées socialistes, l’autre partie, toute à la lutte économique, à la lutte pour une amélioration partielle de la situation des ouvriers (par exemple, une diminution des heures de travail et une augmentation des salaires), était prête à oublier totalement son grand devoir, ses grands idéals.
A l’instar de leurs congénères d’Europe occidentale (ceux qu’on appelle les bernsteiniens), ils disaient : « Pour nous, le mouvement est tout, le but final n’est rien ». Ce pour quoi la classe ouvrière lutte, ne les intéressait aucunement ; il suffisait qu’elle luttât. Une politique à la petite semaine s’instaurait.
On en arriva un beau jour à ce que la Rabotchaïa Mysl (1), journal de Pétersbourg, déclara : « Notre programme politique, c’est la journée de 10 heures, le rétablissement des jours fériés abolis par la loi du 2 juin (2) »(!!!) (3)
Au lieu de guider le mouvement spontané, d’introduire dans la masse l’idéal social-démocrate et de l’orienter vers notre but final, cette partie de la social-démocratie russe est devenue un instrument aveugle du mouvement ; elle a suivi aveuglément la fraction des ouvriers insuffisamment développés et s’est bornée à formuler les besoins, les nécessités, dont la masse ouvrière avait déjà pris conscience. En un mot, elle restait devant une porte ouverte et frappait sans oser entrer dans la maison.
Elle s’est montrée incapable d’expliquer à la masse ouvrière son but final : le socialisme, ou même, au moins, son but immédiat : le renversement de l’autocratie ; le plus triste, c’est qu’elle considérait tout cela comme inutile et même nuisible.
Elle regardait l’ouvrier russe comme un enfant et craignait de l’effrayer avec des idées aussi hardies. Bien plus, selon une fraction de la social-démocratie, le socialisme ne nécessite aucune lutte révolutionnaire ; ce qu’il faut, c’est uniquement une lutte économique : des grèves et des syndicats, des coopératives de consommation et de production, — et voilà le socialisme tout prêt.
Elle tenait pour erronée la théorie de l’ancienne social-démocratie internationale d’après laquelle, aussi longtemps que le pouvoir politique ne passe pas entre les mains du prolétariat (dictature du prolétariat), la transformation du régime existant est impossible, et impossible l’affranchissement total des ouvriers.
A l’en croire, le socialisme par lui-même n’offre rien de nouveau et, à proprement parler, ne diffère pas du système capitaliste existant : le socialisme s’y intégrera facilement ; chaque syndicat, et même chaque boutique de coopérative ou chaque société de production, est déjà, d’après ces gens là, « un fragment de socialisme ».
Et c’est avec ce stupide ravaudage de vieux habits, qu’ils pensaient confectionner un vêtement neuf pour l’humanité souffrante !
Mais la chose la plus triste et par elle-même incompréhensible pour des révolutionnaires, c’est que cette partie de la social-démocratie russe a élargi l’enseignement de ses maîtres occidentaux (Bernstein et consorts) au point de déclarer cyniquement : la liberté politique (le droit de grève, la liberté d’association, la liberté de parole, etc…) est compatible avec le tsarisme ; une lutte politique spéciale, une lutte pour le renversement de l’autocratie, est donc absolument superflue ; car pour atteindre le but, il suffit que les grèves soient plus fréquentes, en dépit de l’interdiction des autorités ; celles-ci se lasseront alors de châtier les grévistes ; le droit de grève et la liberté de réunion viendront d’eux-mêmes.
Ainsi ces soi-disant « social-démocrates » s’attachaient à démontrer que l’ouvrier russe ne devait consacrer tout son effort, toute son énergie qu’à la lutte économique, sans poursuivre de « vastes idéals ». Dans la pratique, leur action s’inspirait de l’idée que leur devoir était de se borner à un travail local dans telle ou telle ville.
L’organisation d’un parti ouvrier social-démocrate de Russie ne présentait aucun intérêt : au contraire, l’organisation d’un parti leur apparaissait comme un jeu comique et puéril, qui les détournait de leur « devoir » direct : la lutte économique. La grève, et encore la grève, la collecte de gros sous pour le fonds de lutte, tel était l’alpha et l’oméga de leur activité.
On pensera certainement que puisque ces adorateurs du « mouvement » spontané avaient tellement rétréci leurs tâches, puisqu’ils avaient renoncé aux idées de la social-démocratie, ils faisaient du moins beaucoup pour ce mouvement.
Mais là encore une déception nous attend. L’histoire du mouvement à Pétersbourg nous en convainc. Son brillant développement et ses progrès audacieux à l’origine, en 1895-1897, ont fait place par la suite à d’aveugles tâtonnements et, en fin de compte, le mouvement est arrivé à un point mort.
A cela, rien d’étonnant : tous les efforts des « économistes » pour créer une solide organisation en vue de la lutte économique se sont invariablement heurtés au mur épais du pouvoir, contre lequel ils se sont toujours brisés.
Les terribles conditions policières excluaient toute possibilité d’avoir des organisations économiques quelconques. les grèves ne servaient à rien, car sur 100 grèves, 99 étaient étouffées dans l’étau de la police ; les ouvriers étaient impitoyablement expulsés de Pétersbourg, les murs des prisons et les glaces de la Sibérie les vidaient implacablement de leur énergie révolutionnaire.
Nous sommes profondément convaincus que les conditions extérieures, policières, ne sont pas seules responsables du retard (évidemment tout relatif) du mouvement ; la faute en incombe tout autant à un retard dans le progrès des idées elles-mêmes, de la conscience de classe, — d’où l’affaiblissement de l’énergie révolutionnaire des ouvriers.
Tandis que leur mouvement se développait, les ouvriers restaient incapables de comprendre pleinement les buts élevés et le sens profond de leur lutte, le drapeau sous lequel devait lutter l’ouvrier russe n’étant qu’un vieux chiffon défraîchi avec son mot d’ordre mesquin de lutte économique ; c’est pourquoi les ouvriers devaient nécessairement apporter à cette lutte moins d’énergie, moins d’entrain, moins d’aspirations révolutionnaires : une grande énergie ne naît que pour un grand but.
Mais le danger qui de ce fait menaçait le mouvement aurait été plus grand encore si les conditions mêmes de notre vie n’avaient poussé obstinément, chaque jour davantage, les ouvriers russes à la lutte politique directe.
Une simple petite grève posait de front devant l’ouvrier la question de l’absence, chez nous, de tout droit politique ; elle le mettait aux prises avec le pouvoir et la force armée, et lui prouvait l’insuffisance manifeste d’une lutte exclusivement économique.
Voilà pourquoi, contrairement aux vœux de ces mêmes « social-démocrates », la lutte prenait de jour en jour un caractère plus nettement politique.
Chaque tentative des ouvriers sortis de leur torpeur pour exprimer ouvertement leur mécontentement de la situation économique et politique, dont le joug fait aujourd’hui gémir l’ouvrier russe ; chaque tentative de s’affranchir de ce joug poussait les ouvriers à des manifestations qui ressemblaient de moins en moins à une lutte économique.
Ce sont les fêtes du 1er Mai qui, en Russie, ont frayé le chemin à la lutte politique et aux manifestations politiques. L’ouvrier russe a ajouté à la grève, autrefois son unique moyen de lutte, un moyen neuf et puissant, — la manifestation politique, — essayé pour la première fois lors de la grandiose journée du 1er Mai 1900 à Kharkov.
C’est ainsi qu’en vertu de son développement interne, le mouvement ouvrier russe est passé de la propagande dans les cercles et de la lutte économique par la grève à la lutte politique et à l’agitation.
Ce passage s’est sensiblement accéléré quand la classe ouvrière a vu apparaître dans l’arène des éléments d’autres classes sociales de Russie, fermement résolus à conquérir la liberté politique.
II
La classe ouvrière n’est pas seule à gémir sous le joug du régime tsariste. la lourde poigne de l’autocratie étouffe encore d’autres classes sociales. On entend gémir la paysannerie russe, tenaillée par une famine permanente, réduite à la misère par des charges fiscales accablantes et livrée aux trafiquants bourgeois et aux propriétaires « nobles ».
On entend gémir le menu peuple des villes, les petits employés des administrations publiques et des établissements privés, les petits fonctionnaires, bref toute cette nombreuse population citadine de petites gens dont l’existence n’est pas plus assurée que celle de la classe ouvrière et qui a sujet d’être mécontente de sa situation sociale.
On entend gémir une fraction de la petite et même moyenne bourgeoisie, qui ne peut se résigner au knout et à la nagaïka du tsar, et surtout la partie instruite de la bourgeoisie, ceux qu’on appelle les représentants des professions libérales (membres de l’enseignement, médecins, avocats, étudiants et, d’une façon plus générale, la jeunesse des écoles).
On entend gémir les nations et les confessions opprimées en Russie, entre autres les Polonais, chassés de leur patrie et blessés dans leurs sentiments les plus sacrés, et les Finlandais, dont l’autocratie foule insolemment aux pieds les droits et la liberté, que leur a octroyés l’histoire.
On entend gémir les Juifs, perpétuellement persécutés et insultés, privés même des pitoyables droits dont jouissent les autres sujets russes : le droit de vivre partout, celui de fréquenter les écoles, de remplir un emploi public, etc…
On entend gémir les Géorgiens, les Arméniens, et les membres d’autres nation, privés du droit d’avoir leurs écoles, de travailler dans les administrations publiques, contraints de se soumettre à la politique honteuse et oppressive de la russification , qui est pratiquée avec tant de zèle par l’autocratie. On entend gémir les millions d’adeptes des sectes russes, qui veulent croire et pratiquer selon leur conscience, et non comme le désirent les popes orthodoxes.
On entend gémir… mais il est impossible d’énumérer tous ceux que l’autocratie russe opprime et persécute. Ils sont si nombreux que si tous s’en rendaient compte, si tous comprenaient où est leur ennemi commun, le pouvoir despotique ne pourrait subsister un jour de plus en Russie.
Malheureusement, la paysannerie russe est encore accablée par l’esclavage, la misère et l’ignorance séculaires ; elle ne fait que s’éveiller, elle n’a pas compris où est son ennemi. Les nations opprimées de Russie ne peuvent pas même songer à se libérer par leurs propres forces tant qu’elles ont contre elles non seulement le gouvernement russe, mais même le peuple russe qui ne s’est pas encore rendu compte que leur ennemi commun est l’autocratie. Restent la classe ouvrière, les petites gens des villes et la fraction instruite de la bourgeoisie.
Mais la bourgeoisie de tous les pays et de toutes les nations sait fort bien s’approprier les fruits de la victoire que d’autres ont remportée ; elle sait fort bien faire tirer aux autres les marrons du feu. Elle n’a jamais le désir de risquer sa situation relativement privilégiée dans la lutte contre un ennemi puissant , dans une lutte où il n’est pas encore facile de triompher.
Bien qu’elle soit mécontente, elle ne vit pas mal : aussi cède-t-elle avec plaisir à la classe ouvrière, et en général au simple peuple, le droit de présenter le dos aux nagaïkas des cosaques et aux balles des soldats, de combattre sur les barricades, etc…
Quant à elle, elle « sympathise » avec la lutte et, dans le meilleur des cas, elle « s’indigne » (à part soi) de la cruauté avec laquelle l’ennemi déchaîné réprime le mouvement populaire. Elle craint les actes révolutionnaires, et c’est seulement aux derniers moments de la lutte, quand elle se rend nettement compte de l’impuissance de l’ennemi, qu’elle passe elle-même aux mesures révolutionnaires.
Voilà ce que nous apprend l’expérience de l’histoire… Seuls, la classe ouvrière et le peuple en général, qui dans leur lutte n’ont rien à perdre que leurs chaînes, constituent une force révolutionnaire réelle.
Et l’expérience de la Russie, tout indigente qu’elle soit encore, confirme cette vieille vérité que l’histoire de tous les mouvements révolutionnaires nous enseigne.
Parmi les représentants de la société privilégiée, seule une partie des étudiants s’est montrée résolue à lutter jusqu’au bout pour ses revendications.
Mais nous ne devons pas oublier que cette fraction des étudiants est, elle aussi, composée de fils de citoyens opprimés et que les étudiants, la jeunesse des écoles, tant qu’ils ne sont pas plongés dans l’océan de la vie n’y occupent pas une situation sociale déterminée, sont plus que quiconque enclins à des aspirations idéales, qui les appellent à la lutte pour la liberté.
Quoi qu’il en soit, les étudiants apparaissent à l’heure actuelle, dans le mouvement de la « société », presque comme des chefs de file, comme une avant-garde. Autour d’eux se groupe aujourd’hui la partie mécontente de diverses classes sociales. Au début, les étudiants s’efforçaient de lutter à l’aide d’un moyen emprunté aux ouvriers : les grèves.
Mais lorsque le gouvernement eut riposté à leurs grèves par une loi, une loi scélérate (« le Règlement provisoire » (4)), en vertu de laquelle les étudiants en grève étaient incorporés dans l’armée comme simples soldats, il ne resta plus aux étudiants qu’un seul moyen de lutte : appeler la société russe à l’aide et passer des grèves aux manifestations de rue.
C’est ce qu’ils firent. Ils ne déposèrent pas les armes ; au contraire, ils poursuivirent la lutte avec encore plus de courage et de résolution.
Autour d’eux se groupèrent les citoyens opprimés, la classe ouvrière leur tendit une secourable, et le mouvement, plus vigoureux , devint une menace pour le pouvoir. Voici deux ans déjà que le gouvernement de Russie, avec tous ses soldats, sa police et se gendarmes, soutient une lutte acharnée, mais stérile, contre les citoyens récalcitrants.
Les événements des derniers jours montrent que la défaite des manifestations politiques est impossible. Ce qui s’est passé dans les premiers jours de décembre à Kharkov, Moscou, Nijni-Novgorod, Riga, etc…, montre qu’à l’heure actuelle le mécontentement social se manifeste déjà de façon consciente et que la société mécontente est prête à passer de la protestation muette à l’action révolutionnaire.
Mais les revendications présentées par les étudiants, — un drapeau dont le sens soit clair et familier à tous, capable d’unir toutes les revendications. Ce drapeau, c’est le renversement de l’autocratie. C’est uniquement sur les ruines de l’autocratie qu’il sera possible d’édifier un ordre social fondé sur la participation du peuple à l’administration de l’Etat et garantissant la liberté de l’enseignement, des grèves, de paroles, de religion, des nationalités, etc…, etc…
Ce régime seul assurera au peuple le moyen de se défendre contre tous les oppresseurs, contre les trafiquants et les capitalistes, contre le clergé, la noblesse ; ce régime seul ouvrira la voie à un avenir meilleur, à une lutte libre pour l’établissement d’un régime socialiste.
Certes, les étudiants réduits à leur propres forces ne peuvent engager cette lutte grandiose ; leurs faibles mains seront incapables de tenir ce lourd drapeau. Il faut pour cela des mains plus fortes, et dans les conditions actuelles ce ne saurait être que celles des travailleurs unis.
Par conséquent, la classe ouvrière doit prendre des mains débiles des étudiants, le drapeau de toute la Russie et, après y avoir inscrit : « A bas l’autocratie ! Vive une constitution démocratique ! », conduire le peuple russe à la liberté. Quant aux étudiants, nous devons leur savoir gré de la leçon qu’ils nous ont donnée : ils ont montré toute l’importance que revêt la manifestation politique dans la lutte révolutionnaire.
La manifestation de rue présente cet intérêt qu’elle a tôt fait d’entraîner dans le mouvement une partie considérable de la population, qu’elle la familiarise d’emblée avec nos revendications et prépare un vaste terrain favorable où nous pouvons hardiment semer le bon grain des idées socialistes et de la liberté politique.
La manifestation de rue entraîne l’agitation de rue, qui touche forcément jusqu’à la partie arriérée et timide de la société (5)).
Il suffit de sortir dans la rue au moment d’une manifestation pour voir des combattants courageux, pour comprendre les buts de leur lutte, pour entendre une parole libre, appelant tout le monde à la lutte, un chant de combat dénonçant le régime établi et mettant à nu nos plaies sociales. C’est pourquoi les autorités craignent par-dessus tout la manifestation de rue. Aussi menacent-elles de punir sévèrement non seulement les manifestants, mais même les « curieux ».
Et ces « curieux » se comptent aujourd’hui par dizaines de milliers dans chaque grande ville. désormais, en Russie, on ne court plus se cacher, comme auparavant, quand on entend dire que des troubles ont éclaté quelque part (« Pourvu que je n’y sois pas impliqué ; le mieux est de filer », disait-on autrefois).
Aujourd’hui, on se hâte vers le lieu des troubles, on « est curieux » de connaître la cause de ces troubles, de savoir pourquoi tant de gens présentent le dos à la nagaïka des cosaques.
Dans ces conditions, les « curieux » cessent d’écouter avec indifférence le sifflement des nagaïkas et des sabres. Ils voient les manifestants se rassembler dans la rue pour proclamer leurs désirs et leurs revendications, tandis que les autorités leur répondent par des matraquages et une répression féroce.
Le « curieux » ne se sauve plus devant le sifflement des nagaïkas ; au contraire, il s’approche et la nagaïka ne peut plus distinguer le simple « curieux » de « l’émeutier ».
Avec une « égalité parfaitement démocratique », sans distinction de sexe, d’âge, ni même de catégorie sociale, la nagaïka s’abat, désormais, sur le dos des uns et des autres.
Elle nous rend ainsi un grand service, elle accélère la transformation du « curieux » en révolutionnaire. D’instrument de la paix publique, elle devient éveilleuse de conscience.
Aussi, qu’importe si les manifestations de rue ne nous donnent pas de résultats directs ! Qu’importe si la force des manifestants est encore trop débile aujourd’hui pour imposer au pouvoir des concessions immédiates aux revendications populaires !
Les sacrifices que nous faisons aujourd’hui dans les manifestations de rue nous seront payés au centuple. Chaque combattant tombé dans la lutte ou arraché à nos rangs en fait lever des centaines d’autres. Plus d’une fois encore nous serons matraqués dans les rues, plus d’une fois encore le gouvernement sortira vainqueur des batailles de rue.
Mais ce seront des « victoires à la Pyrrhus ». Encore quelques unes comme celles-là, et la défaite de l’absolutisme est certaine. Sa victoire d’aujourd’hui prépare la défaite. Quant à nous, fermement convaincus que ce jour viendra, que ce jour n’est plus éloigné, nous affrontons les nagaïkas pour semer le bon grain de l’agitation politique et du socialisme.
Le pouvoir n’en est pas moins convaincu que nous : l’agitation de rue signifie sa condamnation à mort, il suffit de deux ou trois ans encore pour qu’il voie se dresser devant lui le spectre de la révolution populaire.
Le gouvernement a déclaré l’autre jour, par la bouche du gouverneur d’Ekaterinoslav, qu’il « ne reculerait pas même devant des mesures extrêmes pour écraser les moindres tentatives de manifestation de rue ».
Cette déclaration, on le voit, sent les balles, et peut-être même les obus, mais nous pensons que la balle ne suscite pas moins de mécontentement que la nagaïka. Nous ne croyons pas que le gouvernement puisse, même par ces « mesures extrêmes », faire longtemps obstacle à l’agitation politique et en entraver le développement.
Nous espérons que la social-démocratie révolutionnaire saura adapter son agitation aux conditions nouvelles que le gouvernement créera en appliquant ces « mesures extrêmes ». Quoi qu’il en soit, la social-démocratie doit suivre les évènements avec vigilance ; elle doit sans retard tirer la leçon des évènements et savoir conformer ses actes aux conditions changeantes.
Mais pour cela la social-démocratie a besoin d’une organisation forte, étroitement unie ; plus précisément, d’une organisation de parti, unie non seulement par le nom, mais encore par les principes fondamentaux et les conceptions tactiques. Notre tâche est de travailler à la création de ce parti fort, armé de principes fermes et d’un appareil clandestin indestructible.
Le Parti social-démocrate doit mettre à profit de ce nouveau mouvement, — la manifestation de rue, — qui vient de naître ; il doit prendre en main le drapeau de la démocratie russe et le conduire à la victoire désirée par tous !
Ainsi s’ouvre devant nous une période de lutte essentiellement politique.
Cette lutte est pour nous inévitable, car dans les conditions politiques existantes, la lutte économique (les grèves) ne peuvent rien apporter de substantiel. les grèves même dans les Etats libres, sont une arme à double tranchant : même dans les pays où les ouvriers possèdent pourtant des moyens de lutte, — liberté politique, fortes organisations syndicales, moyens financiers, — les grèves se terminent souvent par leur défaite.
Chez nous, où la grève est un délit puni d’emprisonnement et réprimé par la force armée, où les associations ouvrières, quelles qu’elles soient, sont interdites — chez nous les grèves ne revêtent qu’un caractère de protestation.
Mais les manifestations sont, pour protester, une arme plus puissante. Dans les grèves, la force des ouvriers est dispersée : n’y participent que les ouvriers d’une ou de quelques usines ; dans le meilleur des cas, ceux d’une même profession.
L’organisation d’une grève générale est très difficile, même en Europe occidentale ; chez nous, elle est absolument impossible. En revanche, dans les manifestations de rue les ouvriers unissent d’emblée leurs forces.
On mesure par là l’étroitesse de vues dont font preuve les « social-démocrates » qui veulent enfermer le mouvement ouvrier dans le cadre de la lutte économique et des organisations économiques, en laissant la lutte politique aux « intellectuels », aux étudiants, à la société, et en n’attribuant aux ouvriers que le rôle d’une force auxiliaire. l’histoire nous enseigne que, dans ces conditions, les ouvriers devront tirer les marrons du feu pour la bourgeoisie, et pour elle seule.
D’ordinaire, la bourgeoisie a volontiers recours aux bras musclés des ouvriers pour lutter contre le pouvoir autocratique et, la victoire acquise, elle s’en approprie les résultats, laissant les ouvriers les mains vides.
S’il en va de même chez nous, les ouvriers ne tireront rien de cette lutte. Quant aux étudiants et autres protestataires de la société, ne font-ils pas partie de cette même bourgeoisie ?
Qu’on leur donne une « Constitution loqueteuse », parfaitement inoffensive, n’accordant au peuple que des droits infimes, et tous ces protestataires changeront de ton et vanteront le « nouveau » régime.
La bourgeoisie vit dans la peur continuelle du « spectre rouge » du communisme ; elle s’efforce, dans toutes les révolutions, d’en finir dès le début. Sitôt qu’elle a obtenu la moindre concession avantageuse pour elle, la bourgeoisie, qui tremble devant les ouvriers, tend au pouvoir une main conciliante et trahit sans vergogne la cause de la liberté (6)).
Seule, la classe ouvrière est un appui sûr pour la démocratie véritable. Seule, elle refusera de pactiser avec l’autocratie au prix d’une concession, et ne se laissera pas endormir au doux son du luth constitutionnel.
C’est pourquoi il importe éminemment pour la cause démocratique en Russie de savoir si la classe ouvrière saura prendre la tête du mouvement démocratique général, ou si elle mettra à la remorque du mouvement comme force auxiliaire des « intellectuels », c’est-à-dire de la bourgeoisie.
Dans le premier cas, le renversement de l’autocratie aura pour résultat une large Constitution démocratique, qui accordera des droits égaux à l’ouvrier, et au paysan accablé et au capitaliste. Dans le second cas, nous aurons cette « Constitution loqueteuse » qui, tout autant que l’absolutisme, saura fouler aux pieds les revendications ouvrières et n’accordera au peuple qu’un semblant de liberté.
Mais pour jouer de ce rôle de dirigeant, la classe ouvrière doit s’organiser en parti politique indépendant. Alors, elle n’aura à redouter, dans la lutte contre l’absolutisme, ni trahison, ni perfidie de la part de « la société », son alliée provisoire. Dés que cette « société » trahira la cause de la démocratie, la classe ouvrière fera toute seule, par ses propres forces, progresser cette cause : un parti politique indépendant lui en donnera la force.
Notes
1. La Rabotchaïa Mysl [la Pensée ouvrière], journal professant ouvertement les idées opportunistes des « économistes », parut d’octobre 1897 à décembre 1902. Seize numéros virent le jour.
2. La loi du 2 juin 1897 instituait pour les ouvriers des entreprises industrielles et des chemins de fer la journée de travail de onze heures et demie ; elle diminuait en même temps le nombre des jours fériés pour les ouvriers.
3. Il faut noter que ces derniers temps « l’Union de lutte » de Pétersbourg et la rédaction de son journal ont renoncé à leur ancienne tendance exclusivement économiste et s’efforcent d’introduire dans leur action de idées de lutte politique. (J.S.)
4. Le « Règlement provisoire sur l’accomplissement du service militaire par les élèves des établissements d’enseignement supérieur », promulgué par le gouvernement le 29 juillet 1899, prescrivait que les étudiants qui auraient participé à des manifestations collectives contre le régime policier en vigueur dans les établissements d’enseignement supérieur, en seraient exclus et incorporés comme simples soldats dans l’armée du tsar pour une durée d’un an à trois ans.
5. Dans les conditions actuelles de la Russie, le livre illégal, le tract d’agitation n’atteignent que très difficilement chaque habitant. Bien que la diffusion de la littérature illégale porte de beaux fruits, elle n’atteint dans la plupart des cas qu’une minorité de la population. (J.S.
6. Bien entendu, nous ne parlons pas ici des intellectuels qui ont rompu avec leur classe et luttent dans les rangs des social-démocrates. Mais ces intellectuels constituent une exception ; ce sont des « merles blancs ». (J.S.)