A propos de l’article de Sémitch
Le Bolchevik, n° 11-12, 30 juin 1925
Dans l’article qu’il publie maintenant, après la discussion à la commission yougoslave, le camarade Sémitch se rallie entièrement à la position adoptée par la délégation du P.C.R. à l’I.C., et l’on ne peut que l’en féliciter. Mais il ne faudrait pas croire malgré tout qu’entre la délégation du P. C. R. et lui il n’y ait pas eu des divergences de vues avant ou pendant la discussion à la commission yougoslave.
C’est pourtant ce que semble croire le camarade Sémitch, qui s’efforce de ramener à des malentendus nos divergences de vues sur la question nationale. Mais il se trompe profondément.
Il affirme dans son article que la polémique menée contre lui est basée sur une « série de malentendus », suscités « uniquement par la traduction incomplète » de son discours à la commission yougoslave. En somme, la faute incomberait entièrement au traducteur qui, on ne sait pourquoi, n’aurait pas complètement traduit le discours de Sémitch.
Pour rétablir la vérité, je dois dire que cette affirmation de Sémitch ne correspond nullement à la réalité.
Certes, Sémitch aurait mieux fait de confirmer sa déclaration par des citations du discours qu’il a prononcé à la commission yougoslave et qui est conservé dans les archives de l’Internationale communiste. Mais il n’a pas cru devoir le faire. C’est pourquoi je me vois forcé d’entreprendre à sa place cette procédure qui n’est pas des plus agréables, mais qui est absolument nécessaire.
Cela est d’autant plus nécessaire que, même maintenant que Sémitch se solidarise entièrement avec la position de la délégation du P. C. R., il reste encore pas mal d’obscurités dans sa position.
Dans mon discours à la commission yougoslave (v. le Bolchevik, n° 7), j’ai parlé de nos divergences de vues sur trois questions : 1° sur les moyens de résoudre la question nationale ; 2° sur le contenu social du mouvement national à l’époque actuelle ; 3° sur le rôle du facteur international dans la question nationale.
En ce qui concerne la première question, j’ai affirmé que Sémitch « n’avait pas très bien compris comment les bolcheviks posaient la question nationale », qu’il détachait la question nationale de la question générale de la révolution, qu’il s’engageait ainsi dans une voie qui le conduisait à ramener la question nationale à une question constitutionnelle.
Tout cela est-il exact ?
Qu’on en juge par la lecture du passage suivant du discours prononcé par Sémitch à la commission yougoslave (30 mars. 1925) :
Peut-on ramener la question nationale à une question constitutionnelle. Tout d’abord, bornons-nous à poser théoriquement la question. Admettons qu’un Etat X englobe trois nations : A, B et C. Ces trois nations manifestent le désir de vivre dans un seul Etat.
De quoi s’agit-il en l’occurrence ? Évidemment de la régularisation des rapports intérieurs au sein de cet Etat. Donc, c’est là une question constitutionnelle. Dans ce cas théorique, la question nationale se ramène à la question constitutionnelle…
Si, dans ce cas théorique, nous ramenons la question nationale à la question constitutionnelle, il faut dire, ce que j’ai toujours souligné, que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, jusques et y compris leur constitution en États indépendants, est la condition de la solution de la question constitutionnelle. Et c’est uniquement sur ce plan que je pose la question constitutionnelle.
Ce passage du discours de Sémitch n’a pas besoin, me semble-t-il, de commentaires.
Il est clair que ceux qui considèrent la question nationale comme partie intégrante de la question générale de la révolution prolétarienne ne peuvent la ramener à une question constitutionnelle.
Et, inversement, seuls ceux qui détachent la question nationale de la question générale de la révolution prolétarienne peuvent la ramener à une question constitutionnelle.
Dans un passage de son discours, Sémitch indique que le droit des nations à disposer d’elles-mêmes ne peut être conquis sans une lutte révolutionnaire. « Il est évident, dit-il, que de tels droits ne peuvent être conquis sans une lutte révolutionnaire. Ils ne peuvent pas être conquis par la voie parlementaire ; ils ne peuvent l’être que par des actions révolutionnaires de masse ».
Mais que signifie « lutte révolutionnaire » et « actions révolutionnaires » ?
Peut-on identifier la « lutte révolutionnaire » et les « actions révolutionnaires » au renversement de la classe dominante, à la prise du pouvoir, à la victoire de la révolution en tant que condition de la solution de la question nationale ? Certes non.
Considérer la victoire de la révolution comme le postulat essentiel de la solution de la question nationale n’est pas du tout la même chose que faire des « actions révolutionnaires » et de la « lutte révolutionnaire » la condition de la solution de la question nationale. Il convient de remarquer que la voie des réformes, la voie constitutionnelle, n’exclut nullement les « actions révolutionnaires » et la « lutte révolutionnaire ».
Ce qui est déterminant dans la définition du caractère révolutionnaire ou réformiste de tel ou tel parti, ce n’est pas les « actions révolutionnaires » prises en elles-mêmes, mais les buts et les tâches politiques au nom desquels elles sont entreprises et utilisées par le parti ? En 1906, après là dissolution de la première Douma, les menchéviks russes, comme on le sait, proposaient d’organiser la « grève générale », et même l’insurrection armée ».
Mais cela ne les empêchait pas de rester des menchéviks. En effet, pourquoi proposaient-ils alors tout cela ? Certes, ce n’était pas pour abattre le tsarisme et organiser la victoire complète de la révolution, mais pour « faire pression » sur le gouvernement tsariste afin d’obtenir des réformes, afin d’obtenir l’élargissement de la « constitution » et la convocation d’une Douma « améliorée ».
Des « actions révolutionnaires » pour la réforme de l’ancien état de choses, avec le maintien du pouvoir aux mains de la classe dominante, c’est là la voie constitutionnelle.
Des « actions révolutionnaires » entreprises pour briser l’ancien régime, pour renverser la classe dominante, c’est là une chose toute différente, c’est là la voie menant à la victoire complète de la révolution. La différence, on le voit, est fondamentale.
Voilà pourquoi le fait que Sémitch se réfère à la « lutte révolutionnaire », en ramenant la question nationale à une question constitutionnelle, ne réfute pas, mais au contraire corrobore la déclaration dans laquelle je disais que Sémitch « n’a pas très bien compris la façon dont les bolcheviks posent la question nationale », car il n’a pas compris qu’il faut considérer la question nationale non pas isolément, mais en liaison indissoluble avec la question de la victoire de la révolution, qu’il faut la considérer comme une partie de la question générale de la révolution.
En insistant sur ce point, je ne crois nullement avoir dit quelque chose de nouveau sur l’erreur de Sémitch dans cette question. Au 5e congrès de l’I.C., Manouilsky a parlé, lui aussi, de cette erreur de Sémitch et a déclaré :
Dans sa brochure La question nationale à la lumière du marxisme et dans une série d’articles publiés dans l’organe du parti communiste yougoslave, le Radnik, Sémitch pose comme mot d’ordre pratique pour le parti communiste la lutte pour la révision de la constitution, c’est-à-dire ramène toute la question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes sur le terrain constitutionnel.
Zinoviev, lui aussi, a parlé de cette erreur à la commission yougoslave et a déclaré : Dans la perspective du camarade Sémitch, il manque une petite chose : la révolution ; la question nationale est un problème révolutionnaire et non constitutionnel.
Il n’est pas possible que toutes ces remarques des représentants du P. C. R. à l’Internationale communiste sur l’erreur de Sémitch soient fortuites et dénuées de fondement. Il n’y a pas de fumée sans feu.
Voilà ce qu’il en est de la première erreur fondamentale de Sémitch, d’où découlent toutes les autres.
En ce qui concerne la deuxième question, j’affirmais dans mon discours (v. le Bolchevik, n° 7) que Sémitch « ne veut pas considérer la question nationale comme une question essentiellement paysanne ».Est-ce exact ? Qu’on en juge par la lecture du passage suivant du discours prononcé par Sémitch à la commission yougoslave :
En quoi consiste le sens social du mouvement national en Yougoslavie ?… Ce sens social consiste dans la rivalité entre le capital serbe, d’une part, et le capital croate et slovène, d’autre part.
Il n’est pas douteux, évidemment, que la rivalité de la bourgeoisie serbe et de la bourgeoisie croate et slovène joue là dedans un certain rôle.
Mais il est indubitable également que, si l’on voit le sens social d’un mouvement national dans la rivalité de la bourgeoisie des différentes nations d’un Etat, on ne peut considérer la question nationale comme une question essentiellement paysanne.
Quel est le sens de la question nationale maintenant que, de question locale, intérieure à un Etat, elle s’est transformée en question mondiale, en question de la lutte des colonies et des nationalités vassales contre l’impérialisme ?
L’essence de la question nationale réside maintenant dans la lutte des masses populaires des colonies et des nationalités vassales contre l’exploitation financière, contre l’asservissement politique et l’anéantissement de leur civilisation par la bourgeoisie impérialiste de la nationalité dominante.
La question nationale étant posée ainsi, quelle importance peut avoir la rivalité des bourgeoisies des différentes nationalités ?
Certes, cette importance ne saurait être déterminante ; dans certains cas, elle est même très petite.
Il est évident que ce qui importe ici, ce n’est pas le fait que la bourgeoisie d’une nationalité peut battre par la concurrence la bourgeoisie d’une autre nationalité, mais le fait que le groupe impérialiste de la nationalité dominante exploite et opprime les masses, et en premier lieu les masses paysannes des colonies et des nationalités vassales, et qu’en les opprimant et en les exploitant elle les entraîne par là même dans la lutte contre l’impérialisme et en fait des alliés de la révolution prolétarienne.
On ne peut considérer la question nationale comme une question paysanne par son essence si l’on ramène le sens social du mouvement national à la rivalité de labourgeoisie des différentes nationalités.
Et, vice versa, on ne peut voir le sens social du mouvement national dans la rivalité de la bourgeoisie des différentes nationalités si l’on considère la question nationale comme une question paysanne par son essence.
On ne saurait mettre entre ces deux formules le signe d’égalité.
Sémitch se réfère à un passage de la brochure de Staline, Marxisme et question nationale, écrite à la fin de 1912.
Dans cette brochure, il est dit que « la lutte nationale est la lutte des classes bourgeoises entre elles ». Sémitch s’appuie sur cette phrase pour justifier sa définition du sens social du mouvement national dans les conditions actuelles.
Mais la brochure de Staline a été écrite avant la guerre impérialiste, alors que la question nationale n’avait pas encore acquis aux yeux des marxistes une importance mondiale et que la revendication essentielle des marxistes sur le droit à l’autonomie était considérée non pas comme une partie de la révolution prolétarienne, mais comme une partie de la révolution démocratique bourgeoise.
Il serait ridicule de ne pas voir que, depuis lors, la situation internationale s’est radicalement modifiée, que la guerre, d’une part, et la révolution d’Octobre, d’autre part, ont fait de la question nationale une parcelle de la révolution socialiste prolétarienne.
En octobre 1916, dans son article intitulé « Bilan de la discussion sur l’autonomie », Lénine disait déjà que le point essentiel de la question nationale sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes avait cessé d’être partie constitutive du mouvement démocratique général, qu’il était devenu partie constitutive de la révolution socialiste prolétarienne générale.
Je ne parle pas des travaux ultérieurs composés par Lénine sur la question nationale, ainsi que par d’autres représentants du communisme russe.
Quelle valeur peut avoir, après cela, la référence de Sémitch à un passage d’une brochure de Staline écrite dans la période de révolution démocratique bourgeoise en Russie, maintenant qu’en vertu de la nouvelle situation historique nous sommes entrés dans une nouvelle époque, dans l’époque de la révolution mondiale prolétarienne ?
Sémitch, on le voit, cite hors du temps et de l’espace, sans tenir compte de la situation actuelle, violant par là les règles élémentaires de la dialectique et ne comprenant pas que ce qui est juste dans une situation historique peut être faux dans une autre.
J’ai déjà dit dans mon discours à la commission yougoslave que, dans la façon dont les bolcheviks russes ont posé et posent la question nationale, il faut distinguer deux stades : le stade d’avant-Octobre, quand il s’agissait de la révolution démocratique bourgeoise et que la question nationale était considérée comme une partie du mouvement démocratique général, et le stade d’Octobre, quand il s’agissait de la révolution prolétarienne et que la question nationale était déjà devenue partie constitutive de la révolution prolétarienne.
Il est inutile de démontrer que cette distinction a une importance décisive. J’ai bien peur que Sémitch n’ait pas encore compris le sens et l’importance de cette distinction pour la position de la question nationale. »
Voilà pourquoi la tentative de Sémitch de considérer le mouvement national non pas comme une question paysanne par son essence, mais comme la question de la concurrence des bourgeoisies des différentes nationalités « recouvre une sous-estimation de la puissance du mouvement national et une incompréhension de son caractère populaire, profondément révolutionnaire ».
Voilà ce qu’il en est de la deuxième erreur du camarade Sémitch.
Il est à remarquer que, dans son discours à la commission yougoslave, Zinoviev dit exactement la même chose que moi de cette erreur.
Sémitch, déclare Zinoviev, a tort d’affirmer qu’en Yougoslavie le mouvement paysan est dirigé par la bourgeoisie et que, par suite, il n’est pas révolutionnaire (Pravda, n° 83).
Cette coïncidence est-elle fortuite ? Certes, non. Nous le répétons, il n’y a pas de fumée sans feu. Enfin, en ce qui concerne la troisième question, j’ai affirmé que Sémitch « tentait de traiter la question nationale et des perspectives probables en Europe ».
Est-ce exact ? Oui, c’est exact. En effet, dans son discours, Sémitch n’a pas indiqué, même de façonindirecte, que la situation internationale dans les conditions actuelles représentait,
particulièrement pour la Yougoslavie, un facteur extrêmement important dans la solution de la question nationale.
Le fait que l’État yougoslave s’est constitué grâce à la collision de deux grandes coalitions impérialistes et que la Yougoslavie ne peut se soustraire à l’influence des forces qui agissent maintenant dans les Etats impérialistes qui l’entourent lui a complètement échappé.
Sémitch déclare qu’il conçoit très bien qu’il puisse se produire dans la situation internationale des changements qui feraient de la question de l’autonomie une question d’actualité pratique, mais cette déclaration, dans l’état actuel des rapports internationaux, doit être considérée comme insuffisante.
Il ne s’agit pas maintenant de reconnaître que certaines modifications qui peuvent affecter la situation internationale dans un avenir plus ou moins rapproché mettront au premier plan de l’actualité la question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes ; les démocrates bourgeois, en cas de besoin, pourraient eux-mêmes reconnaître l’actualité de cette question.
Il s’agit maintenant de ne pas transformer les frontières actuelles de l’État yougoslave, frontières qui sont le résultat de guerres et de violences, en point de départ, en base légitime pour la solution de la question nationale.
De deux choses l’une : ou bien la question de l’autonomie nationale, c’est-à-dire de la modification radicale des frontières de la Yougoslavie, est un appendice éventuel au programme national, ou bien elle est la base de ce programme.
Il est clair en tout cas que le point sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne peut être en même temps et un appendice et la base du programme national du parti communiste yougoslave. Je crains bien que Sémitch ne continue à considérer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme un appendice perspectif au programme national.
Voilà pourquoi je considère que Sémitch détache la question nationale de celle de la situation internationale et que, par suite, la question du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire la question de la modification des frontières de la Yougoslavie, ne soit pour lui qu’une question académique et non une questiond’actualité.
Voilà ce qu’il en est de la troisième erreur de Sémitch. Il est à remarquer que, dans son rapport au 5e congrès de l’I.C., Manouilsky se prononce également comme moi sur cette erreur.
Dans sa façon de poser la question nationale, Sémitch part du postulat que le prolétariat doit prendre l’État bourgeois dans les frontières établies à la suite d’une série de guerres et de violences.
Peut-on considérer cette coïncidence comme fortuite ? Certes non. Encore une fois, pas de fumée sans feu.