FABLE
I
LE LION
Sultan
Léopard autrefois
Eut, ce dit-on, par mainte aubaine
Force
boeufs dans ses près, force cerfs dans ses bois,
Force moutons
parmi la plaine.
Il naquit un Lion dans la forêt prochaine.
Après
les compliments et d’une et d’autre part,
Comme entre grands il se
pratique,
Le Sultan fit venir son Vizir le Renard,
Vieux
routier, et bon politique.
Tu crains, ce lui dit-il, Lionceau mon
voisin;
Son père est mort, que peut-il faire?
Plains plutôt
le pauvre orphelin.
Il a chez lui plus d’une affaire,
Et devra
beaucoup au destin
S’il garde ce qu’il a, sans tenter de
conquête.
Le Renard dit, branlant la tête:
Tels orphelins,
Seigneur, ne me font point pitié:
Il faut de celui-ci conserver
l’amitié,
Ou s’efforcer de le détruire,
Avant que la griffe
et la dent
Lui soit crue, et qu’il soit en état de nous
nuire.
N’y perdez pas un seul moment.
J’ai fait son horoscope:
il croîtra par la guerre.
Ce sera le meilleur Lion
Pour ses
amis qui soit sur terre:
Tâchez donc d’en être, sinon
Tâchez
de l’affaiblir. La harangue fut vaine.
Le Sultan dormait lors; et
dedans son domaine
Chacun dormait aussi, bêtes, gens: tant
qu’enfin
Le Lionceau devient vrai Lion. Le tocsin
Sonne
aussitôt sur lui; l’alarme se promène
De toutes parts; et le
Vizir,
Consulté là dessus dit avec un soupir:
Pourquoi
l’irritez-vous? La chose est sans remède.
En vain nous appelons
mille gens à notre aide.
Plus ils sont, plus il coûte; et je ne
les tiens bons
Qu’à manger leur part des moutons.
Apaisez le
Lion: seul il passe en puissance
Ce monde d’alliés vivant sur
notre bien.
Le Lion en a trois qui ne lui coûtent rien,
Son
courage, sa force, avec sa vigilance.
Jetez-lui promptement sous
la griffe un mouton:
S’il n’en est pas content, jetez-en
davantage.
Joignez-y quelque boeuf: choisissez pour ce don
Tout
le plus gras du pâturage.
Sauvez le reste ainsi. Ce conseil ne
plut pas.
Il en prit mal, et force États
Voisins du Sultan en
pâtirent:
Nul n’y gagna; tous y perdirent.
Quoi que fit ce
monde ennemi,
Celui qu’ils craignaient fut le
maître.
Proposez-vous d’avoir le Lion pour ami,
Si vous voulez
le laisser croître.
FABLE
II
POUR MONSEIGNEUR LE DUC DU MAINE
Jupiter
eut un fils qui se sentant du lieu
Dont il tirait son
origine
Avait l’âme toute divine.
L’enfance n’aime rien: celle
du jeune Dieu
Faisait sa principale affaire
Des doux soins
d’aimer et de plaire.
En lui l’amour et la raison
Devancèrent
le temps, dont les ailes légères
N’amènent que trop tôt,
hélas! chaque saison.
Flore aux regards riants, aux charmantes
manières,
Toucha d’abord le coeur du jeune Olympien.
Ce que la
passion peut inspirer d’adresse,
Sentiments délicats et remplis
de tendresse,
Pleurs, soupirs, tout en fut: bref il n’oublia
rien.
Le fils de Jupiter devait par sa naissance
Avoir un autre
esprit, et d’autres dons des Cieux,
Que les enfants des autres
Dieux.
Il semblait qu’il n’agît que par réminiscence,
Et
qu’il eût autrefois fait le métier d’amant,
Tant il le fit
parfaitement.
Jupiter cependant voulut le faire instruire.
Il
assembla les Dieux, et dit: J’ai su conduire
Seul et sans
compagnon jusqu’ici l’univers;
Mais il est des emplois
divers
Qu’aux nouveaux Dieux je distribue.
Sur cet enfant chéri
j’ai donc jeté la vue.
C’est mon sang: tout est plein déjà de
ses autels.
Afin de mériter le rang des immortels,
Il faut
qu’il sache tout. Le maître du tonnerre
Eut à peine achevé que
chacun applaudit.
Pour savoir tout, l’enfant n’avait que trop
d’esprit.
Je veux, dit le Dieu de la guerre,
Lui montrer
moi-même cet art
Par qui maints Héros ont eu part
Aux
honneurs de l’Olympe et grossi cet empire.
Je serai son maître de
Lyre,
Dit le blond et docte Apollon.
Et moi, reprit Hercule à
la peau de Lion,
Son maître à surmonter les vices,
A dompter
les transports, monstres empoisonneurs,
Comme Hydres renaissants
sans cesse dans les coeurs:
Ennemi des molles délices,
Il
apprendra de moi les sentiers peu battus
Qui mènent aux honneurs
sur les pas des vertus.
Quand ce vint au Dieu de Cythère,
Il
dit qu’il lui montrerait tout.
L’Amour avait raison: de quoi ne
vient à bout
L’esprit joint au désir de plaire?
FABLE
III
LE FERMIER, LE CHIEN ET LE RENARD
Le Loup et
le Renard sont d’étranges voisins:
Je ne bâtirai point autour de
leur demeure.
Ce dernier guettait à toute heure
Les poules
d’un Fermier; et quoique des plus fins,
Il n’avait pu donner
d’atteinte à la volaille.
D’une part l’appétit, de l’autre le
danger,
N’étaient pas au compère un embarras léger.
Hé
quoi, dit-il, cette canaille
Se moque impunément de moi?
Je
vais, je viens, je me travaille,
J’imagine cent tours, le rustre,
en paix chez soi,
Vous fait argent de tout, convertit en
monnaie
Ses chapons, sa poulaille, il en a même au croc:
Et
moi, maître passé, quand j’attrape un vieux coq,
Je suis au
comble de la joie!
Pourquoi sire Jupin m’a-t-il donc appelé
Au
métier de Renard? Je jure les puissances
De l’Olympe et du Styx,
il en sera parlé.
Roulant en son coeur ces vengeances,
Il
choisit une nuit libérale en pavots:
Chacun était plongé dans
un profond repos;
Le Maître du logis, les Valets, le Chien
même,
Poules, poulets, chapons, tout dormait. Le
Fermier,
Laissant ouvert son poulailler,
Commit une sottise
extrême.
Le voleur tourne tant qu’il entre au lieu guetté,
Le
dépeuple, remplit de meurtres la cité:
Les marques de sa
cruauté
Parurent avec l’aube: on vit un étalage
De corps
sanglants et de carnage.
Peu s’en fallut que le Soleil
Ne
rebroussât d’horreur vers le manoir liquide.
Tel, et d’un
spectacle pareil,
Apollon irrité contre le fier Atride
Joncha
son camp de morts: on vit presque détruit
L’ost des Grecs, et ce
fut l’ouvrage d’une nuit.
Tel encore autour de sa tente
Ajax à
l’âme impatiente,
De moutons et de boucs fit un vaste
débris,
Croyant tuer en eux son concurrent Ulysse
Et les
auteurs de l’injustice
Par qui l’autre emporta le prix.
Le
Renard autre Ajax aux volailles funeste,
Emporte ce qu’il peut,
laisse étendu le reste.
Le Maître ne trouva de recours qu’à
crier
Contre ses Gens, son Chien, c’est l’ordinaire usage.
Ah
maudit animal, qui n’es bon qu’à noyer,
Que n’avertissais-tu dès
l’abord du carnage?
Que ne l’évitiez-vous? c’eût été plus tôt
fait.
Si vous, Maître et Fermier, à qui touche le fait,
Dormez
sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez vous que moi Chien
qui n’ai rien à la chose,
Sans aucun intérêt je perde le
repos?
Ce Chien parlait très à propos:
Son raisonnement
pouvait être
Fort bon dans la bouche d’un Maître;
Mais
n’étant que d’un simple Chien,
On trouva qu’il ne valait rien.
On
vous sangla le pauvre drille.
Toi donc, qui que tu sois, à père
de famille
(Et je ne t’ai jamais envié cet honneur),
T’attendre
aux yeux d’autrui quand tu dors, c’est erreur.
Couche-toi le
dernier, et vois fermer ta porte.
Que si quelque affaire
t’importe,
Ne la fais point par procureur.
FABLE
IV
LE SONGE D’UN HABITANT DU MOGOL
Jadis
certain Mogol vit en songe un Vizir
Aux Champs Élysiens
possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en
durée;
Le même songeur vit en une autre contrée
Un Ermite
entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le
cas parut étrange, et contre l’ordinaire;
Minos en ces deux morts
semblait s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla, tant il en fut
surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se
fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit: Ne vous étonnez
point;
Votre songe a du sens; et, si j’ai sur ce point
Acquis
tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des Dieux. Pendant
l’humain séjour,
Ce Vizir quelquefois cherchait la solitude;
Cet
Ermite aux Vizirs allait faire sa cour.
Si j’osais ajouter au mot
de l’interprète,
J’inspirerais ici l’amour de la retraite;
Elle
offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents
du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une
douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je
jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais?
Ô
qui m’arrêtera sous vos sombres asiles!
Quand pourront les neuf
Soeurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et
m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos
yeux,
Les noms et les venus de ces clartés errantes,
Par qui
sont nos destins et nos moeurs différentes?
Que si je ne suis né
pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de
doux objets!
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie!
La
Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie;
Je ne dormirai point
sous de fiches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son
prix?
En est-il moins profond, et moins plein de délices?
Je
lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment
viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et
mourrai sans remords.
FABLE
V
LE LION, LE SINGE ET LES DEUX ÂNES
Le Lion,
pour bien gouverner,
Voulant apprendre la morale,
Se fit un
beau jour amener
Le Singe Maître ès arts chez la gent
animale.
La première leçon que donna le Régent
Fut celle-ci:
Grand Roi, pour régner sagement,
Il faut que tout Prince
préfère
Le zèle de l’Etat à certain mouvement
Qu’on appelle
communément
Amour-propre; car c’est le père,
C’est l’auteur
de tous les défauts
Que l’on remarque aux animaux.
Vouloir que
de tout point ce sentiment vous quitte,
Ce n’est pas chose si
petite
Qu’on en vienne à bout en un jour:
C’est beaucoup de
pouvoir modérer cet amour.
Par là, votre personne
auguste
N’admettra jamais rien en soi
De ridicule ni
d’injuste.
Donne-moi, repartit le Roi,
Des exemples de l’un et
l’autre.
Toute espèce, dit le Docteur,
(Et je commence par la
nôtre)
Toute profession s’estime dans son coeur,
Traite les
autres d’ignorantes,
Les qualifie impertinentes,
Et semblables
discours qui ne nous coûtent rien.
L’amour-propre au rebours fait
qu’au degré suprême
On porte ses pareils; car c’est un bon
moyen
De s’élever aussi soi-même.
De tout ce que dessus
j’argumente très bien
Qu’ici bas maint talent n’est que pure
grimace,
Cabale, et certain art de se faire valoir,
Mieux su
des ignorants que des gens de savoir.
L’autre jour suivant à la
trace
Deux Ânes qui, prenant tour à tour l’encensoir,
Se
louaient tour à tour, comme c’est la manière,
J’ouïs que l’un
des deux disait à son confrère:
Seigneur, trouvez-vous pas bien
injuste et bien sot
L’homme cet animal si parfait? Il
profane
Notre auguste nom, traitant d’Ane
Quiconque est
ignorant, d’esprit lourd, idiot:
Il abuse encore d’un mot,
Et
traite notre rire, et nos discours de braire.
Les humains sont
plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous; non, non; c’est
à vous de parler,
A leurs orateurs de se taire.
Voilà les
vrais braillards; mais laissons là ces gens;
Vous m’entendez, je
vous entends:
Il suffit; et quant aux merveilles
Dont votre
divin chant vient frapper les oreilles,
Philomèle est au prix
novice dans cet art:
Vous surpassez Lambert. L’autre Baudet
repart:
Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles.
Ces
Ânes non contents de s’être ainsi grattés
S’en allèrent dans
les cités
L’un l’autre se prôner. Chacun d’eux croyait faire,
En
prisant ses pareils, une fort bonne affaire,
Prétendant que
l’honneur en reviendrait sur lui.
J’en connais beaucoup
aujourd’hui,
Non parmi les Baudets, mais parmi les puissances
Que
le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,
Qui changeraient
entre eux les simples Excellences,
S’ils osaient, en des
Majestés.
J’en dis peut-être plus qu’il ne faut, et suppose
Que
Votre Majesté gardera le secret.
Elle avait souhaité d’apprendre
quelque trait
Qui lui fit voir entre autre chose
L’amour-propre
donnant du ridicule aux gens.
L’injuste aura son tour: il y faut
plus de temps.
Ainsi parla ce Singe. On ne m’a pas su dire
S’il
traita l’autre point; car il est délicat;
Et notre Maître ès
arts, qui n’était pas un fat,
Regardait ce Lion comme un terrible
sire.
FABLE
Vl
LE LOUP ET LE RENARD
Mais d’où
vient qu’au Renard Esope accorde un point?
C’est d’exceller en
tours pleins de matoiserie.
J’en cherche la raison, et ne la
trouve point.
Quand le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou
d’attaquer celle d’autrui,
N’en sait-il pas autant que lui?
Je
crois qu’il en sait plus, et j’oserais peut-être
Avec quelque
raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout
l’honneur échut
A l’hôte des terriers. Un soir il aperçut
La
lune au fond d’un puits: l’orbiculaire image
Lui parut un ample
fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide
élément.
Notre Renard, pressé par une faim canine,
S’accommode
en celui qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait
suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur; mais fort
en peine,
Et voyant sa perte prochaine.
Car comment remonter,
si quelque autre affamé,
De la même image charmé,
Et
succédant à sa misère,
Par le même chemin ne le tirait
d’affaire?
Deux jours s’étaient passés sans qu’aucun vînt au
puits;
Le temps qui toujours marche avait pendant deux
nuits
Échancré selon l’ordinaire
De l’astre au front d’argent
la face circulaire.
Sire Renard était désespéré.
Compère
Loup, le gosier altéré,
Passe par là; l’autre dit: Camarade,
Je
veux vous régaler; voyez-vous cet objet?
C’est un fromage exquis.
Le Dieu Faune l’a fait,
La vache lui donna le lait.
Jupiter,
s’il était malade,
Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel
mets.
J’en ai mangé cette échancrure,
Le reste vous sera
suffisante pâture.
Descendez dans un seau que j’ai là mis
exprès.
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât
l’histoire,
Le Loup fut un sot de le croire:
Il descend, et son
poids, emportant l’autre part,
Reguinde en haut maître Renard.
Ne
nous en moquons point: nous nous laissons séduire
Sur aussi peu
de fondement;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et
ce qu’il désire.
FABLE
VII
LE PAYSAN DU DANUBE
Il ne faut
point juger des gens sur l’apparence.
Le conseil en est bon; mais
il n’est pas nouveau:
Jadis l’erreur du Souriceau
Me servit à
prouver le discours que j’avance.
J’ai pour le fonder à
présent
Le bon Socrate, Esope, et certain Paysan
Des rives du
Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort
fidèle.
On connaît les premiers; quant à l’autre, voici
Le
personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe
touffue,
Toute sa personne velue
Représentait un Ours, mais un
Ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l’oeil caché,
Le
regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil
de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti
fut député des villes
Que lave le Danube: il n’était point
d’asiles
Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors, et ne
portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette
harangue:
Romains, et vous Sénat assis pour m’écouter,
Je
supplie avant tout les Dieux de m’assister:
Veuillent les
Immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive
être repris.
Sans leur aide il ne peut entrer dans les
esprits
Que tout mal et toute injustice:
Faute d’y recourir on
viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice:
Rome
est par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de
notre supplice.
Craignez Romains, craignez, que le Ciel quelque
jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et
mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa
vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves
à votre tour.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu’on me
die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel
droit vous a rendus maîtres de l’univers?
Pourquoi venir troubler
une innocente vie?
Nous cultivions en paix d’heureux champs, et
nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu’au
labourage:
Qu’avez-vous appris aux Germains?
Ils ont l’adresse
et le courage;
S’ils avaient eu l’avidité,
Comme vous, et la
violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et
sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos Préteurs ont
sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté
de vos autels
Elle-même en est offensée:
Car sachez que les
immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils
n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
De mépris d’eux,
et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien
ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome;
La terre, et le
travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts
superflus.
Retirez-les; on ne veut plus
Cultiver pour eux les
campagnes;
Nous quittons les cités, nous fuyons aux
montagnes;
Nous laissons nos chères compagnes.
Nous ne
conversons plus qu’avec des Ours affreux;
Découragés de mettre
au jour des malheureux
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle
opprime.
Quant à nos enfants déjà nés
Nous souhaitons de
voir leurs jours bientôt bornés:
Vos Préteurs au malheur nous
font joindre le crime.
Retirez-les; ils ne nous apprendront
Que
la mollesse, et que le vice.
Les Germains comme eux
deviendront
Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai
vu dans Rome à mon abord:
N’a-t-on point de présent à
faire?
Point de pourpre à donner? C’est en vain qu’on
espère
Quelque refuge aux lois: encore leur ministère
A-t-il
mille longueurs. Ce discours, un peu fort
Doit commencer à vous
déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop
sincère.
A ces mots il se couche et chacun étonné
Admire le
grand coeur, le bon sens, l’éloquence,
Du sauvage ainsi
prosterné.
On le créa Patrice; et ce fut la vengeance
Qu’on
crut qu’un tel discours méritait. On choisit
D’autres Préteurs,
et par écrit
Le Sénat demanda ce qu’avait dit cet homme,
Pour
servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à
Rome
Cette éloquence entretenir.
FABLE
VIII
LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES
Un
octogénaire plantait.
Passe encore de bâtir; mais planter à cet
âge!
Disaient trois Jouvenceaux, enfants du voisinage;
Assurément
il radotait.
Car au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruit de
ce labeur pouvez vous recueillir?
Autant qu’un patriarche il vous
faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un
avenir qui n’est pas fait pour vous?
Ne songez désormais qu’à
vos erreurs passées:
Quittez le long espoir et les vastes
pensées;
Tout cela ne convient qu’à nous.
Il ne convient pas
à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement
Vient
tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des
miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte
durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit
jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d’un
second seulement?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage:
Hé
bien défendez-vous au Sage
De se donner des soins pour le plaisir
d’autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui:
J’en
puis jouir demain, et quelques jours encore;
Je puis enfin compter
l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux.
Le Vieillard eut
raison; l’un des trois Jouvenceaux
Se noya dès le port allant à
l’Amérique.
L’autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans
les emplois de Mars servant la République,
Par un coup imprévu
vit ses jours emportés.
Le troisième tomba d’un arbre
Que
lui-même il voulut entrer;
Et pleurés du Vieillard, il grava sur
leur marbre
Ce que je viens de raconter.
FABLE
IX
LES SOURIS ET LE CHAT-HUANT
Il ne faut
jamais dire aux gens:
Écoutez un bon mot, oyez une
merveille.
Savez vous si les écoutants
En feront une estime à
la vôtre pareille?
Voici pourtant un cas qui peut être
excepté:
Je le maintiens prodige, et tel que d’une fable
Il a
l’air et les traits, encore que véritable.
On abattit un pin pour
son antiquité,
Vieux palais d’un Hibou, triste et sombre
retraite
De l’Oiseau qu’Atropos prend pour son interprète.
Dans
son tronc caverneux et miné par le temps
Logeaient entre autres
habitants
Force Souris sans pieds, toutes rondes de
graisse.
L’Oiseau les nourrissait parmi des tas de blé,
Et de
son bec avait leur troupeau mutilé;
Cet Oiseau raisonnait, il
faut qu’on le confesse.
En son temps aux Souris le compagnon
chassa.
Les premières qu’il prit du logis échappées,
Pour y
remédier, le drôle estropia
Tout ce qu’il prit ensuite. Et leurs
jambes coupées
Firent qu’il les mangeait à sa
commodité,
Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.
Tout manger à
la fois, l’impossibilité
S’y trouvait, joint aussi le soin de sa
santé.
Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre;
Elle
allait jusqu’à leur porter
Vivres et grains pour subsister.
Puis,
qu’un cartésien s’obstine
A traiter ce Hibou de montre et de
machine!
Quel ressort lui pouvait donner
Le conseil de tronquer
un peuple mis en mue?
Si ce n’est pas là raisonner,
La raison
m’est chose inconnue.
Voyez que d’arguments il fit.
Quand ce
peuple est pris, il s’enfuit:
Donc il faut le croquer aussitôt
qu’on le happe.
Tout: il est impossible. Et puis pour le
besoin
N’en dois-je pas garder? Donc il faut avoir soin
De le
nourrir sans qu’il échappe.
Mais comment? Ôtons lui les pieds.
Or trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux
conduite.
Quel autre art de penser Aristote et sa
suite
Enseignent-ils, par votre foi?
Ceci n’est point une
fable; et la chose, quoique merveilleuse et presque
incroyable,
est véritablement arrivée. J’ai peut-être porté trop loin
la
prévoyance de ce Hibou; car je ne prétends pas établir dans
les bêtes un
progrès de raisonnement tel que celui-ci; mais ces
exagérations sont
permises à la poésie, surtout dans la manière
d’écrire dont je me sers.
ÉPILOGUE
C’est ainsi que ma Muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisait en langue des Dieux
Tout ce que disent sous les cieux
Tant d’êtres empruntant la voix de la nature.
Truchement de peuples divers,
Je les faisais servir d’acteurs en mon ouvrage;
Car tout parle dans l’univers;
Il n’est rien qui n’ait son langage.
Plus éloquents chez eux qu’ils ne sont dans mes vers,
Si ceux que j’introduis me trouvent peu fidèle,
Si mon oeuvre n’est pas un assez bon modèle,
J’ai du moins ouvert le chemin:
D’autres pourront y mettre une dernière main.
Favoris des neuf Soeurs achevez l’entreprise:
Donnez mainte leçon que j’ai sans doute omise;
Sous ces inventions il faut l’envelopper:
Mais vous n’avez que trop de quoi vous occuper:
Pendant le doux emploi de ma Muse innocente,
Louis dompte l’Europe, et d’une main puissante
Il conduit à leur fin les plus nobles projets
Qu’ait jamais formés un monarque.
Favoris des neuf soeurs, ce sont là des sujets
Vainqueurs du temps et de la Parque.