La révolution socialiste instaure la dictature du prolétariat, c’est-à-dire qu’elle renverse le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat. La bourgeoisie dominait, c’est désormais le prolétariat.
Ainsi, le paragraphe 23 de la constitution de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie, adoptée en 1919 au cinquième congrès panrusse des Soviets, dit la chose suivante :
« S’inspirant des intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière, la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie prive les individus et les groupes des droits dont ils usent au préjudice de la révolution socialiste. »
Or, à la suite de la mort de Karl Marx et Friedrich Engels, il y a eut de nombreux débats quant à la forme que celle-ci pouvait prendre. Lorsque la révolution russe d’Octobre 1917 a lieu, un conflit se forme entre ceux qui sont d’accord avec Lénine comme quoi il n’y a plus de forme parlementaire possible, qu’il faut une répression socialement organisée, et ceux qui considèrent que c’est là abandonner le principe de démocratie.
Les seconds sont principalement représentés par Karl Kautsky et Otto Bauer, à qui il faut adjoindre Rosa Luxembourg. Cette dernière, en effet, les rejoint sur le fait que le pouvoir des soviets empêche la reconnaissance immédiate d’une représentation nationale. Cette dernière, de plus, doit pour exister forcément reposer sur la liberté la plus complète.
Dans ses écrits sur la révolution russe, publiés après sa mort, elle formule la chose ainsi :
« Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête.
Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre (…).
Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique.
La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la »liberté » devient un privilège (…).
Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir.
Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif.
Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste.
Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement (…).
Le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. »
Rosa Luxembourg est ainsi d’accord avec les bolcheviks pour le rôle négatif de la dictature du prolétariat – Karl Kautsky et Otto Bauer sont ici en désaccord, de par leur esprit de conciliation, leur vain espoir en une bourgeoisie devant devenir finalement raisonnable sous la pression.
Mais elle n’est pas d’accord au niveau du rôle positif, qui passe selon elle non pas par les soviets, de manière administrative, mais par la représentation nationale, de manière politique par la confrontation, les débats, etc.
Le léninisme s’oppose radicalement à cette conception de la représentation nationale ; il voit le gouvernement comme le produit des masses organisées, dans un processus d’agrégation et d’organisation toujours plus élevée.
Andreï Vychinski, dans La doctrine de Lénine et de Staline sur la révolution prolétarienne de l’État souligne l’importance de ce fait :
« La différence fondamentale entre le régime d’État soviétique et la forme parlementaire consiste en ce que dans le régime soviétique la participation de l’ensemble des travailleurs au gouvernement de l’État est réalisée.
Ce principe général ne doit pas être adopté d’une façon abstraite, mais concrètement, c’est-à-dire dans les conditions historiques qui président à la réalisation pratique de ce grand principe.
Le processus de l’intégration des masses populaires au gouvernement est loin d’être aisé et ne se réalise que lentement, et avec des hésitations dans la première période de la révolution socialiste.
Lénine en a souligné le caractère nouveau et la difficulté, ce qui provoque un grand nombre de tâtonnements, un grand nombre d’hésitations et de fautes, sans lesquels – enseignait Lénine – ne peut s’effectuer aucun mouvement brusque en avant. »
C’est la question de la participation des masses qui est décisive.
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