Il n’est pas possible de comprendre la fondation de la Confédération Générale du Travail, sa culture et son organisation tout au long de son histoire, sans saisir la nature du syndicalisme révolutionnaire qui lui a donné naissance et a façonné sa matrice.
Le syndicalisme révolutionnaire est une démarche historiquement extrêmement puissante en France ; on peut dire qu’elle a formé intellectuellement, moralement et culturellement la classe ouvrière française, tout comme le marxisme de la social-démocratie a fait de même pour la classe ouvrière allemande.
Concrètement, les socialistes français étaient fascinés par l’ampleur du développement du mouvement ouvrier allemand. Cependant, sa dimension organisée lui semblait incompréhensible, car elle s’appuyait sur des ressorts théoriques. La social-démocratie allemande fonctionnait suivant une théorie, des principes idéologiques normatifs, sous l’impulsion du marxisme.
Cela impliquait une dimension stratégique. Or, le parcours français avait été celui de la révolution française, d’abord à la fin du 18e siècle, puis au début du 19e siècle avec les crises successives, et cela jusqu’en 1848. Puis, il y eut un moment de crise générale avec la Commune de Paris en 1871, et sa défaite avait amené la dispersion de l’ensemble des forces.
A cela s’ajoute le faible développement du capitalisme, impliquant le maintien d’un capitalisme local et artisanal, notamment à Paris.
Les socialistes français ont ainsi l’habitude de vouloir s’impliquer dans un mouvement de masses de nature turbulente, dans des soulèvements, dans des fractions populaires au sein des soulèvements, etc.
A cela s’ajoute l’importance également de la petite-bourgeoisie, dont l’anarchisme de petit propriétaire de Pierre-Joseph Proudhon est tout à fait représentatif.
La conception programmatique de la social-démocratie allemande semblait donc aux socialistes français une sorte de simulacre intellectualisant pour pactiser avec l’État, un simple prétexte à l’opportunisme ; le marxisme, quant à lui, était inconnu ou incompris et au mieux résumé à des remarques « matérialistes historiques ».
L’article « Les dangers du parti socialiste allemand », qu’on trouve dans la revue bi-mensuelle internationale Le mouvement socialiste, dirigée par Hubert Lagardelle, est ici tout à fait représentatif de ce point de vue.
Écrit par l’Allemand Robert Michels qui sympathise justement avec la tendance « à la française », il parle du congrès international socialiste d’Amsterdam de 1904. Son point de vue est celui de la tendance se formant précisément cette année-là, et qui prendra le nom de « syndicalisme révolutionnaire ».
« Lorsque la salle du Congrès d’Amsterdam retentit sous les accusations que Jaurès jetait à la face des socialistes allemands, il dût y en avoir beaucoup, parmi nos camarades de tous les pays qui, en entendant ce réquisitoire, se dirent : «Quel dommage que de telles vérités sortent d’une telle bouche ! »
Ce n’était précisément pas à Jaurès qu’il appartenait, en effet, de jouer le rôle d’accusateur public contre l’opportunisme, et de traîner ce dernier à la barre ! Mais la déposition sur un vol commis peut-être vraie même dans la bouche du voleur. Les attaques de Jaurès, étranges de la part d’un tel homme, n’en étaient pas moins fondées.
La « conquête du pouvoir » est sans doute chose trop difficile, pour que même avec trois millions de voix, le socialisme allemand n’ait pu songer à la tenter.
Mais si un parti, qui dispose d’une telle puissance électorale est à ce point incapable d’opérer le moindre changement; si un tel parti reste à l’état de microcosme, si non invisible du moins négligeable et impuissant à influencer même l’État dans un sens libéral, il donne par là le signe manifeste d’une désastreuse stérilité, d’un manque de forces à peine croyable pour tous ceux qui ignorent l’histoire du parti socialiste allemand et du milieu où il évolue (…).
La grève générale? La grève militaire? — De semblables conceptions n’ont guère l’oreille des socialistes allemands. Les controverses fameuses entre Liebknecht et Nieuwenhuis sont encore trop fraîches dans les mémoires. En Allemagne, on qualifie d’ « utopie » la grève générale militaire (…).
Un État bourgeois fort a toujours comme pendant un prolétariat faible, et un prolétariat faible rend l’État fort. Un acte politique vigoureux exige des masses énergiques et révolutionnaires. Pour que soit assuré le succès d’un mouvement de masses comme la grève générale, il manque au prolétariat allemand un facteur essentiel : la colonie courageuse de l’action, le ferment révolutionnaire.
La faute en est à nous seuls. Nous ne disposons pas de nos masses, — pas même des 300.000 adhérents à notre parti. Ceux-ci — ce n’est plus un secret pour personne — ne se mettraient pas en branle, pour un grand mouvement.
Nos masses sont paresseuses et inaptes à l’action, parce que l’éducation que leur a donnée le parti socialiste allemand est plutôt politique, et même diplomatique, que socialiste et morale (…).
La vérité, c’est que le prétendu radicalisme du socialisme allemand ne s’occupe plus de créer des personnalités socialistes, des consciences socialistes. Il en est ainsi partout, en France et en Italie, comme en Allemagne.
Le parlementarisme tue le socialisme envisagé sous ses aspects les plus profonds, en lui substituant un socialisme politicien unilatéral. Les hommes de cœur et de pensée, qui sont dans nos rangs, voient disparaître avec tristesse tout le côté idéaliste de notre système d’idées.
Autrefois le socialisme était une foi, un sentiment qui prenait l’homme tout entier et le déterminait dans tous les actes de sa vie (…).
Le parlementarisme envahit tout. »
Toutes les thèses syndicalistes révolutionnaires sont ici résumées. La constitution d’un mouvement ouvrier organisé sur une base politique aboutirait à la formation d’une caste bureaucratique s’articulant autour du parlementarisme. Or, le socialisme serait une foi, et par conséquent il serait anéanti par un tel phénomène.
Il s’agirait donc en retourner à une position d’affrontement direct, avec une sorte d’ouvrier s’assumant guerrier. Georges Sorel élaborera de manière approfondie cette théorie au cœur du syndicalisme révolutionnaire, notamment avec ses Réflexions sur la violence.
La CGT sera organisée comme structure de lutte portant cette démarche et s’imaginant comme une contre-société. La CGT n’a jamais été conçu comme un « syndicat », mais comme un syndicat – société.
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de la période syndicaliste révolutionnaire (1895-1914)