L’approche de Luigi Pirandello en littérature, dans le roman et le théâtre, trouve son plus proche parent dans le futurisme, un mouvement artistique fondé et dirigé de manière despotique par Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944).
Ce dernier puise directement dans le symbolisme-décadentisme, mais de par les particularités italiennes, cela se transforme non pas en élitisme de la mise à l’écart esthétisante des artistes, mais par l’appel à la prise de contrôle des destinées artistiques du pays.
Le futurisme se veut donc un ultra-modernisme, un culte de l’énergie créatrice systématisée de manière la plus complète par une aristocratie de la pensée et de l’action. Le parallèle avec le fascisme est évident et le futurisme sera un ardent soutien de celui-ci.
En pratique d’ailleurs, de par les références géométriques systématiques, le futurisme se pose comme idéologie de la bourgeoisie moderniste, en conflit avec l’académisme de la bourgeoisie catholique et agraire.
C’est le sens de l’affirmation dans l’un des très nombreux manifestes futuristes, tous remplis de provocations et d’insultes pour « marquer » l’époque, selon laquelle une belle voiture de course serait plus belle que la statue de l’Antiquité grecque appelée la victoire de Samothrace.
Le futurisme, c’est l’éloge du mouvement, de la technique, de la modernité. Dans le manifeste publié en français dans le quotidien conservateur Le Figaro, en 1909, on découvre une rhétorique qui est la même que le fascisme :
« Enfin la Mythologie et l’Idéal mystique sont surpassés (…).
1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.
2. Les éléments essentiels de notre poésie seront. le courage, l’audace et la révolte.
3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.
(…)
9. Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.
10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.
11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l’horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste. »
Le futurisme est, dans les faits, un élitisme symboliste-décadentiste tourné vers les foules auparavant méprisées et niées. Le fait d’avoir publié le principal manifeste futuriste dans Le Figaro se situe d’ailleurs directement dans le prolongement de la publication du manifeste du symbolisme dans ce même quotidien.
Le ton de Filippo Marinetti est empli de lyrisme forcené, à la fois véhément et incompréhensible, dans l’esprit d’Arthur Rimbaud.
Le grand paradoxe, incompréhensible pour les commentateurs bourgeois, est que le futurisme ultra-moderniste est directement issu du dandysme conservateur idéaliste et esthétisant.
Voici comment Filippo Marinetti lui-même explique la naissance du futurisme :
« Nous renions nos maîtres symbolistes, derniers amants de la lune (…). Nous avons tout sacrifié au triomphe de cette conception futuriste de la vie.
A tel point qu’aujourd’hui nous haïssons, après les avoir infiniment aimés, nos glorieux pères intellectuels : les grands génies symbolistes Edgar Poe, Baudelaire, Mallarmé et Verlaine. »
En France, nous avons une figure littéraire très connue qui correspond exactement à cette définition faite par Filippo Marinetti : Guillaume Apollinaire, qui par ailleurs vivait pareillement l’esthétisme dandy et l’ultra-nationalisme et dont la poésie est clairement futuriste, ce qui est toujours « oublié » par les commentateurs bourgeois.
Voici comment Guillaume Apollinaire, dans la revue dont il était co-directeur, Les soirées de Paris, en février 1914, présente le futurisme :
« La nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en Italie; on voit même quelques poètes l’employer en France sous forme de simultanéités semblables aux chœurs qui figurent dans les livrets d’opéra (…).
Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves; ils peuvent généraliser l’emploi du style télégraphique.
Mais quant à l’esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien de changé, sinon qu’il y a plus de rapidité, plus de facettes descriptibles et décrites, mais tout de même éloignement de la nature, car les gens ne parlent point au moyen de mots en liberté.
Les mots en liberté de Marinetti amènent un renouvellement de la description et à ce titre ils ont de l’importance, ils amènent également un retour offensif de la description et ainsi ils sont didactiques et antilyriques.
Certes, on s’en servira pour tout ce qui est didactique et descriptif, afin de peindre fortement et plus complètement qu’autrefois. Et ainsi, s’ils apportent une liberté que le vers libre n’a pas donnée, ils ne remplacent pas la phrase, ni surtout le vers: rythmique ou cadencé, pair ou impair, pour l’expression directe.
Et pour renouveler l’inspiration, la rendre plus fraîche, plus vivante et plus orphique, je crois que le poète devra s’en rapporter à la nature, à la vie.
S’il se bornait même, sans souci didactique, à noter le mystère qu’il voit ou qu’il entend, il s’habituerait à la vie même comme l’ont fait au dix-neuvième siècle les romanciers qui ont ainsi porté très haut leur art, et la décadence du roman est venue au moment même où les écrivains ont cessé d’observer la vérité extérieure qui est l’orphisme même de l’art. »
On a ici un éloge du subjectivisme et de l’intervention dans la réalité, au moyen d’un art aux propriétés « magiques ». Il ne faut pas simplement contempler le « mystère », comme dans le symbolisme-décadentisme, mais le poursuivre, ou comme l’explique le manifeste futuriste publié dans Le Figaro, « La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme ».
Tout comme dans le théâtre de Luigi Pirandello, l’individu intervient dans la réalité en choisissant son « masque », sa personnalité, le futurisme appelle à l’intervention de manière impérieusement agressive, dans un sens « moderne », de renouvellement subjectiviste.