Né en 1889, Amadeo Bordiga a été le premier dirigeant du Parti Communiste d’Italie, sa grande figure théorique. A ce titre, il a une responsabilité absolue dans la défaite du PCI.
Amadeo Bordiga était quelqu’un se plaçant directement dans la lignée du syndicalisme révolutionnaire, rejetant la politique : à ses yeux, le Parti Communiste jouait le rôle moteur, comme le syndicat pour les syndicalistes révolutionnaires, et c’était absolument suffisant pour le processus révolutionnaire.
Le Parti Communiste ne peut d’ailleurs, selon Amadeo Bordiga, exister qu’en période révolutionnaire ; il est le vecteur de la révolution lui-même. Pour cette raison, du moment qu’il y a un Parti Communiste qui est fondé, il doit refuser tout lien avec les institutions, pour des raisons de cohérence tactique.
Amadeo Bordiga prône, et à sa suite le courant qu’on appellera le bordiguisme, la réfutation intégrale de toute participation à la vie sociale, politique, culturelle, idéologique, scientifique, en raison de l’affirmation de l’autonomie intégrale du prolétariat.
Cette notion d’intégralité est typiquement italienne ; si Amadeo Bordiga et Antonio Gramsci ne l’utilisent pas, elle est au cœur de leur démarche, de par la base syndicaliste révolutionnaire et le fascisme, quant à lui, parlera de syndicalisme intégral.
Pour cette raison, Amadeo Bordiga a joué un rôle terriblement négatif au début des années 1920, en refusant tout front unique, tout front antifasciste, au nom d’une lecture catastrophiste du monde. Dans l’article Le régime à la dérive, publié dans L’Ordre Nouveau du 26 juillet 1922, il explique sans ambages :
« Les fascistes veulent jeter à terre la barque parlementaire ? Mais nous en serons très contents.
Les collaborationnistes veulent la grève générale qu’ils ont toujours contrecarrée et sabotée pour la défense directe et effective des travailleurs si elle s’avère nécessaire pour les manœuvres de la crise ? Très bien.
Le plus grand danger est encore et toujours qu’ils se mettent tous d’accord pour ne pas remuer les eaux pour une solution parlementaire et légale. »
La position de Amadeo Bordiga, largement exposé dans ses Thèses de la fraction communiste abstentionniste du P.S. Italien en 1920, n’est pas originale ; elle rejoint à bien des égards la position de ceux qui se désigneront comme la « gauche allemande » et la « gauche hollandaise », bien que dans ces cas, ils mettent en avant les Conseils, et non comme Amadeo Bordiga, le Parti Communiste.
La gauche dite germano-hollandaise réfutait la centralisation au nom de la démocratie à la base ; Amadeo Bordiga fait la théorie inverse : la démocratie est une notion ouvertement rejetée – il conceptualise cela dans son article Le principe démocratique – au profit du seul centralisme.
C’est pour cela que ces prétendues gauches – italienne d’un côté, germano-hollandaise de l’autre – seront dénoncées par Lénine dans son fameux écrit sur le gauchisme comme maladie infantile du communisme. Amadeo Bordiga n’hésitera pas à défendre son point de vue devant l’Internationale Communiste ; par la suite, il expliquera qu’il était en accord avec Lénine du point de vue programmatique, mais avec des divergences sur la tactique.
Dans le contexte italien, Amadeo Bordiga a surtout théorisé, par exemple dans son article de 1921 intitulé Le Fascisme, la conception du dédoublement du programme de la bourgeoisie : démocratie bourgeoise et fascisme convergent vers le même but, à savoir empêcher l’avènement de la révolution.
Aux yeux de Amadeo Bordiga, le fascisme et la démocratie bourgeoise ne se distinguent pas, c’est le même phénomène. Dans les Thèses de Rome, en 1922, il explique ainsi :
« Il pourra arriver que le gouvernement de gauche laisse des organisations de droite, des bandes blanches de la bourgeoisie mener leur action contre le prolétariat et, bien loin de réclamer l’appui de ce dernier, lui refuse le droit de répondre par les armes.
Dans ce cas, les communistes dénonceront la complicité de fait, la véritable division du travail entre le gouvernement libéral et les forces irrégulières de la réaction, la bourgeoisie ne discutant plus alors des avantages respectifs de l’anesthésie démocratico-réformiste et de la répression violente, mais les employant toutes les deux à la fois. »
Pour Amadeo Bordiga, le fascisme n’est d’ailleurs qu’une forme de la démocratie bourgeoise elle-même, un simple facteur répressif. Seule la révolution est à l’ordre du jour et le capitalisme ne peut exister que sous la forme démocratique bourgeoise, aussi les communistes doivent-ils être les plus anti-démocratiques.
Dans Sur le cadavre de la démocratie, Amadeo Bordiga résume de la manière suivante sa thèse, selon laquelle le fascisme n’est qu’un avatar temporaire, qui ramènera inéluctablement un système démocratique bourgeois :
« L’idéologie anti-démocratique du fascisme ne contient donc rien de respectable et de vivant.
Parti du mensonge démocratique, le fascisme y retournera ; et comme il s’agit d’un cadavre, il en partagera le sort, sans ouvrir au régime actuel les horizons d’une nouvelle histoire. »
Amadeo Bordiga n’a donc nullement compris que le fascisme était d’une substance différence de la démocratie bourgeoise ; il ne voit pas les monopoles, le rôle du capital financier. Le capitalisme est pour lui une forme statique, pouvant apparaître comme démocratie bourgeoise, comme fascisme, ou les deux simultanément. Tout front antifasciste est donc, par définition, contre-révolutionnaire.
Amadeo Bordiga a ici inauguré une ligne anti-antifasciste qui sera toujours celle de l’ultra-gauche, y compris trotskyste ; à l’opposé des communistes qui soutiennent la ligne comme quoi la démocratie s’oppose au fascisme, l’ultra-gauche explique que la révolution seule s’oppose au fascisme. Il faut donc s’opposer coûte que coûte à l’antifascisme.
On a un excellent exemple de convergence de cette ultra-gauche lorsqu’on voit que, durant la guerre d’Espagne, la « colonne Lénine » du POUM – le parti d’ultra-gauche en Catalogne – était composée de bordiguistes et de trotskystes ayant décidé de rejoindre l’Espagne.
Dans le contexte italien, Amadeo Bordiga a saboté l’unité avec la gauche, sur une base unitaire antifasciste. A ce titre, il fut considéré par l’Internationale Communiste comme un gauchiste de type trotskyste et expulsé.