Le paradoxe du gouvernement de Pietro Badoglio, c’est que lorsque l’armistice fut organisé avec les alliés et déclaré le 8 septembre au soir, il dut fuir Rome, ce qui fut également le cas pour le Roi. Le commandement militaire lui-même s’enfuit en pleine panique, sans prévenir aucun ministre, abandonnant des documents secrets, le sceau de l’état-major, etc.
C’est ce qui fut appelé la défense manquée de Rome, et cela alors que 80 000 soldats italiens étaient présents en périphérie. Le 9 septembre, dans la matinée, l’Armée allemande a déjà le contrôle de la capitale italienne.
En pratique, l’Armée italienne a disparu du jour au lendemain, 400 000 soldats devenant des prisonniers des Alliés, 600 000 de l’Armée allemande. Néanmoins, dans l’Armée italienne, des milliers de soldats et d’officiers décidèrent de s’opposer à l’intervention allemande forte de 120 000 hommes. Si leur tentative fut un échec, elle galvanisa ce qui apparaît comme une résistance nationale anti-allemande.
Le paradoxe est donc que cette intervention allemande qui suit l’effondrement du fascisme italien pour le sauver dans le nord de l’Italie doit faire face, justement, à un soulèvement populaire qui profite dudit effondrement d’un côté, et qui de l’autre ne veut pas de domination allemande.
Encore cela est-il à relativiser : tout d’abord, parce que dans le Sud, les Alliés font tout pour empêcher l’émergence d’un nouveau pouvoir, ensuite parce que la désorganisation complète du pays et la passivité générale font que les situations se règlent au jour le jour.
Ce qui est par contre absolument clair, c’est la volonté du Parti Communiste Italien d’aller à la lutte armée. Le quotidien Corriere Della Sera donne cette information, 23 septembre 1943, provenant du quartier général allemand :
« Partisans slovènes unis à des communistes italiens et à des groupes et des bandes de la région croate, tentent, à l’est de Venise, en Istrie et en Slovénie de gagner du terrain en profitant de la trahison de Badoglio. Les troupes allemandes, soutenues par les unités nationales fascistes et des habitants volontaires ont occupé les localités les plus importantes et les voies de communication et attaquent les rebelles qui ont l’intention de voler et de faire du butin. »
Le Parti Communiste Italien profite en effet de la situation pour se réorganiser dans tout le pays et organiser la guerre des partisans.
A cet effet sont généralisées les Brigate d’assalto « Garibaldi », Brigades d’Assaut Garibaldi, sur le modèle des Francs-Tireurs et Partisans français et des Brigades Internationales, dirigés par Luigi Longo et Pietro Secchia, dont la moitié des membres sont communistes, ainsi que la quasi-totalité des troupes de choc, les Gruppi di azione Patriottica (Groupes d’Action Patriotique).
Voici comment les Brigades Garibaldi sont présentées, en novembre 1943 dans la revue Le combattant, dans l’article « Les détachements Garibaldi sont des détachements modèles » :
« Pourquoi des détachements d’assaut ? parce qu’ils sont créés pour l’action armée, pour l’assaut, pour l’attaque audacieuse. Des détachements d’assaut parce qu’ils donnent une organisation et une discipline de fer qui correspond aux tâches qu’ils se proposent.
Des détachements d’assaut Garibaldi parce que leur action patriotique s’inscrit dans les meilleures traditions populaires et nationales italiennes, des Garibaldiens du Risorgimento aux glorieuses Brigades Garibaldi d’Espagne dont les glorieux survivants sont maintenant à la tête des meilleurs détachements de partisans. »
Voici, à titre d’exemple, les trois « baptêmes » des Brigade d’Assaut Garibaldi de la ville de Reggio d’Émilie :
« Le commandant de brigade a décidé d’appeler votre détachement du nom d’un garibaldien tombé récemment sous le feu allemand, Orlandino Guerrino. Né dans les montagnes où se mène notre guerre, il s’est montré un véritable enfant de cette montagne…
Sa chair ensanglantée par la mitrailleuse ennemie, sa figure morale de garibaldien sont comme un drapeau derrière lequel nous devons tous nous rassembler…
Garibaldiens du détachement Orlandino Guerrino, faites voir à nos ennemis barbares que son sacrifice n’a pas été vain. »
« Garibaldiens, le commandant de brigade a voulu appeler votre détachement du nom de Zambonini Enrico pour rappeler son héroïque figure de prolétaire combattant…
A peine a-t-il entendu le grondement de la bataille sur la terre d’Espagne que son sens le plus élevé du devoir de travailleur le poussa à y participer.
Il soutint à Guadalajara le même combat que nous menons ici, aujourd’hui. Sa foi n’a jamais faibli. Garibaldiens du détachement Zambonini Enrico, vengez-le ! »
« Garibaldiens : Dughetti Fiorio est le nom de votre détachement. Que sa figure de Garibaldien, blessé, capturé et fusillé par les fascistes soit votre drapeau…
Les fascistes l’ont tué inutilement après qu’il ait été blessé et vous, Garibaldiens, vous anéantirez avec impétuosité et courage. ces hyènes qui nous offensent en marchant sur notre sol sacré.
Mort aux Allemands et aux fascistes ! Et vive l’Italie ! Le commandant et le commissaire de brigade. »
Plus de 50 000 personnes participeront à ces Brigades, sur un total de plus de 100 000 partisans ; aux 575 Brigades d’Assaut Garibaldi, il faut ajouter 54 Brigate del popolo formées par le Parti Populaire qui donnera la Démocratie chrétienne, 70 Brigate Matteotti du Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria fondé à gauche du PSU, 198 Brigate Giustizia e Libertà du Partito d’Azione radical républicain, 255 Brigate autonome formées par des militaires, etc.
En mars 1944, il y a 36 000 partisans en tout dans les montagne ; en mai le total est déjà de 100 000. Au total, 42 000 tomberont dans la lutte contre l’Allemagne nazie et la République Sociale Italienne de Benito Mussolini, affrontant les ratissages, les terribles tortures en cas de capture, afin le poteau d’exécution.
Une structure nationale – le Comitato di Liberazione Nazionale – chapeautait l’ensemble de ces formations, étant lui même divisé en un Comitato di Liberazione Nazionale Alta Italia pour la partie nord et un Comitato di Liberazione Nazionale Centrale pour le centre et le sud.
Le PCI, fort de l’expérience admirable réalisée dans la République espagnole, souligne l’importance des commissaires politiques afin de renforcer le niveau des brigades. Ces commissaires politiques sont ceux de la Brigade ; si les communistes doivent former un noyau autant que possible dans la brigade, la division des rôles est clairement établie.
Les Directives pour la constitution et le fonctionnement des noyaux du Parti, en mars 1944, soulignent ainsi :
« La tâche du noyau est d’assurer la vie du parti dans chaque unité, la compréhension et l’acceptation de la ligne du parti en ce qui concerne la lutte de libération nationale, la collaboration sans réserve avec le commandant et le commissaire de l’unité, quel qu’il soit.
Il faut recruter de nouveaux membres pour le parti. Le noyau a aussi le pouvoir de proposer des éloges et des blâmes ou des expulsions (…).
Le noyau du parti doit mener son travail avec beaucoup de tact et d’habileté, il ne doit pas faire sentir sa présence par des manifestations susceptibles de heurter ou d’indisposer les partisans qui ne sont pas membres du parti, ne pas se substituer au commandant ni aux organes dirigeants des formations (…).
Commandant, commissaire politique, dirigeant du parti, doivent collaborer étroitement, en gardant bien distinctes leurs attributions et leurs tâches : le commandant doit s’occuper essentiellement de l’organisation et du côté militaire de la formation.
Le commissaire politique doit s’occuper essentiellement du moral des combattants et de leur éducation politique ainsi que de l’orientation sur les questions plus importantes de la lutte de libération nationale. Le responsable politique doit s’occuper essentiellement du travail du parti.
Dans la mesure où ils sont tous trois des camarades, le Commandant, le commissaire politique et le responsable du parti doivent constituer un triangle pour examiner en commun les solutions des questions générales les plus importantes qui concernent la vie et l’action des formations…
Dans le processus d’unité, quand le commandant, le commissaire et le responsable du P. sont tous trois membres du parti, ils sont responsables solidairement devant le parti ».
Le PCI profite à ce niveau de cadres très décidés, avec les 1500 cadres formant le noyau dur qui proviennent des prisons, des camps de relégation ou encore de l’exil ; ils forment l’armature historique de la guérilla organisée par le PCI ayant tout donné tout ce qu’il peut pour maintenir le drapeau en Italie même durant les années 1930.
Giuliano Pajetta, par exemple, né en 1915, a été organisateur de la Jeunesse Communiste de l’immigration italienne en France, commissaire politique dans les Brigades Internationales, membre de la résistance française dans les FTP. Capturé en 1942 il est libéré par le maquis en 1944. Il rentre en Italie participer à la Résistance puis de nouveau capturé et envoyé au camp de Mauthausen.
Le PCI a lui-même 20 000 membres, pratiquement tous en zone occupée par l’Armée allemande ; autour de ce noyau dur, il y a la classe ouvrière qui est au premier rang pour mener la bataille ; quant aux gens rejoignant les partisans, ils sont jeunes, voire très jeunes dans leur écrasante majorité. Parallèlement à cela, il y a de multiples fronts qui naissent, pour les femmes, la jeunesse, dans les usines.
Il y a toutefois un problème : l’Angleterre fait tout pour que le roi ne soit pas renversé et pour faire en sorte que le gouvernement Badoglio reste en place, ce qui sera effectivement le cas jusqu’au 18 juin 1944. Les Alliés en général n’ont pas de position à ce sujet, tout le monde étant dans l’expectative du débarquement en France, qui scellera précisément le destin du maréchal Pietro Badoglio.
On a ainsi le paradoxe que le Parti Communiste Italien mène un combat contre l’occupant allemand et la république sociale italienne de Mussolini qui en est le satellite, alors que le reste du pays non occupé dispose d’un régime qui s’est effondré, mais dispose encore de structures officielles.
On doit bien voir ici que l’Italie n’a jamais été centralisée jusqu’alors et que le Mezzogiorno dispose de multiples forces centrifuges, tels les indépendantistes de Sicile et de Sardaigne mis sous le coude par l’impérialisme anglais pour contrer éventuellement une Italie devenant communiste, ainsi que les diverses mafias qui par leurs ramifications aux États-Unis d’Amérique ont de bons liens avec l’impérialisme américain.
Le Mezzogiorno a toujours été d’ailleurs le point faible du PCI, de par la base paysanne massive et cela joue d’autant plus que la misère noire règne dans ces régions, ramenant la vie quotidienne à une bataille pour la survie, alors que le prix des pâtes est passé de 3 lires le kilo en 1940 à 120 lires en 1943, le pain pareillement de 2,9 à 100 lires, le litre d’huile de 8 à 100 lires, le kilo de viande de 15 à 170 lires, etc.
Dans ce contexte explosif, les trotskystes et bordiguistes renforcent leur propagande, dénonçant le PCI comme soumis à la bourgeoisie et niant la lutte anti-nazie, appelant à la révolution et touchant des secteurs communistes sensible à une propagande maximaliste. Alors que l’URSS exige sans cesse que les Alliés fassent un débarquement à l’ouest, des maximalistes vont jusqu’à affirmer qu’il faut l’empêcher pour que l’armée rouge batte seule les nazis et qu’ainsi la révolution triomphe, etc.
Les différents organes de cette propagande – les maximalistes Bandiera Rossa, Stella Rossa ou encore les bordiguistes de Prométhée qui eux s’opposent ouvertement à la Résistance – ne feront pas long feu, mais ils provoqueront diverses troubles, notamment à Naples, qui sera pourtant une ville se libérant toute seule, au prix du sang, de l’occupation allemande.
Les impérialismes britanniques et américain sont conscients de cela et dans la foulée ils avaient interdit à la demande de Pietro Badoglio une réunion des Comité de Libération Nationale des régions libérées à Naples en décembre 1943, celle se déroulant finalement le 28 janvier 1944 à Bari.
Le maintien du gouvernement Badoglio avait une fonction très claire : retarder l’émergence d’institutions nouvelles, maintenant les masses dans la passivité et l’attentisme par rapport à la suite des événements, freiner à tout prix la réapparition de la vie politique en connaissance du fait que le PCI est le seul à disposer d’une tradition continue en Italie.