Une fois la querelle de l’école des femmes ayant ouvert la voie à la démarche de Molière, il ne restait plus qu’à continuer. La pièce réellement nouvelle qui suit, Le Mariage forcé, est ainsi de nouveau une comédie-ballet.
Pour que les choses restent claires, pour ainsi dire, c’est sur ordre de sa Majesté qu’elle est jouée en janvier 1664 au palais du Louvre, puis en février 1664 par la troupe de Monsieur, frère unique du Roi, au Théâtre du Palais-Royal devant le public.
La pièce est indéniablement brillante, puissamment intelligente. Le thème est encore une fois un homme désireux de se marier, alors qu’il ne l’a jamais fait. Il a changé d’avis, parce qu’il a adopté un point de vue réactionnaire, voyant la femme comme un objet, comme une esclave satisfaisant ses vieux jours :
« Sganarelle
J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi. »
Il va la rejoindre, le jour de son mariage, avec un esprit patriarcal tout à fait traditionnel…
« Sganarelle
Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ? »
Cependant, la femme qu’il doit marier, Dorimène, est moderne et explique bien qu’elle compte profiter d’une totale liberté… et qui compte déjà lui envoyer les factures de ses achats.
« Dorimène
J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.
Sganarelle
Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.
Dorimène
C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands. »
Sganarelle, le vieil homme (il n’a en fait qu’une cinquantaine d’années, mais pour l’époque c’est beaucoup), se met alors à hésiter et va demander des conseils, allant voir deux philosophes qui lui répondent de manière totalement à côté de manière extrêmement humoristique, ou encore des diseuses de bonne aventure égyptiennes, un magicien qui appelle des diables… On notera d’ailleurs, que bien sûr, il s’adresse à tout le monde sauf au clergé, comme si l’avis de ce dernier n’avait pas de valeurs… On a ici un esprit bourgeois, urbain, moderne.
Le tout est prétexte à des intermèdes musicaux composés par l’italien Jean-Baptiste Lully (1632-1687), devenu Français en s’intégrant à cette nouvelle idéologie formée par Louis XIV par l’intermédiaire de Versailles.
Voici le passage concernant l’un des deux philosophes interrogés. Le premier était un disciple d’Aristote, n’écoutant jamais Sganarelle et se préoccupant uniquement de raisonnement technique au moyen de concepts philosophiques, dans l’esprit, finalement, de la scolastique religieuse (qui avait repris Aristote, tout en « modifiant » sa conception générale de l’univers).
Nous reverrons cette question de la présence importante d’Aristote dans les œuvres de Molière, preuve indubitable de l’influence de l’averroïsme (et, apparemment, jamais remarqué par aucun commentateur bourgeois !).
Ici, le second philosophe est un sceptique, niant la réalité au nom du doute systématique.
« MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ?
SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit ; et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.
MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive ; de parler de tout avec incertitude ; de suspendre toujours son jugement : et par cette raison vous ne devez pas dire « Je suis venu » ; mais « Il me semble que je suis venu. »
SGANARELLE.- Il me semble ?
MARPHURIUS.- Oui.
SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu’il me semble, puisque cela est.
MARPHURIUS.- Ce n’est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable.
SGANARELLE.- Comment, il n’est pas vrai que je suis venu ?
MARPHURIUS.- Cela est incertain ; et nous devons douter de tout.
SGANARELLE.- Quoi ? je ne suis pas ici ; et vous ne me parlez pas ?
MARPHURIUS.- Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle : mais il n’est pas assuré que cela soit.
SGANARELLE.- Eh ! que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement ; et il n’y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie ; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.
MARPHURIUS.- Je n’en sais rien.
SGANARELLE.- Je vous le dis.
MARPHURIUS.- Il se peut faire.
SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle.
MARPHURIUS.- Il n’est pas impossible.
SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ?
MARPHURIUS.- L’un, ou l’autre.
SGANARELLE.- Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.
MARPHURIUS.- Selon la rencontre.
SGANARELLE.- Ferai-je mal ?
MARPHURIUS.- Par aventure.
SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut.
MARPHURIUS.- C’est mon dessein.
SGANARELLE.- J’ai une grande inclination pour la fille.
MARPHURIUS.- Cela peut être.
SGANARELLE.- Le père me l’a accordée.
MARPHURIUS.- Il se pourrait.
SGANARELLE.- Mais en l’épousant, je crains d’être cocu.
MARPHURIUS.- La chose est faisable.
SGANARELLE.- Qu’en pensez-vous ?
MARPHURIUS.- Il n’y a pas d’impossibilité.
SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place ?
MARPHURIUS.- Je ne sais.
SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire ?
MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira.
SGANARELLE.- J’enrage !
MARPHURIUS.- Je m’en lave les mains.
SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur.
MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra.
SGANARELLE.- La peste du bourreau. Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.
MARPHURIUS.- Ah ! ah ! ah !
SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias ; et me voilà content.
MARPHURIUS.- Comment ? Quelle insolence ! M’outrager de la sorte ! Avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !
SGANARELLE.- Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu ; mais qu’il vous semble que je vous ai battu.
MARPHURIUS.- Ah ! je m’en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j’ai reçus.
SGANARELLE.- Je m’en lave les mains.
MARPHURIUS.- J’en ai les marques sur ma personne.
SGANARELLE.- Il se peut faire.
MARPHURIUS.- C’est toi, qui m’as traité ainsi.
SGANARELLE.- Il n’y a pas d’impossibilité.
MARPHURIUS.- J’aurai un décret contre toi.
SGANARELLE.- Je n’en sais rien.
MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice.
SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra.
MARPHURIUS.- Laisse-moi faire.
SGANARELLE.- Comment ? on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin, qu’au commencement. Que dois-je faire dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure. »