Où Thomas Müntzer trouvait-il une telle force pour oser affirmer un tel universalisme ? Cela tient aux contradictions sociales dans les pays allemands d’alors.
Martin Luther l’avait bien compris ; il avait écrit une Lettre aux princes de Saxe sur l’esprit de rébellions ; à ses yeux, il fallait totalement isoler Thomas Müntzer, qui risquait pour lui de ruiner la Réforme en scindant les forces qui y sont favorables.
A l’opposé, Thomas Müntzer représentait justement des forces voyant comme inacceptables leur situation, où leur propre contestation se voyait happée par les Princes électeurs.
Quelles étaient ces forces ? Il s’agit des villes, de la bourgeoisie et de la plèbe. Cependant, les villes avec les patriciens et la bourgeoisie avaient tendance à la temporisation et au compromis.
En ce sens, c’est la plèbe, de par sa situation très particulière, qui joua un rôle particulièrement central dans l’affirmation révolutionnaire directement issue de la charge démocratique lancée par Martin Luther.
Voici comment Friedrich Engels définit la situation alors :
« De même que la bourgeoisie réclame maintenant un gouvernement à bon marché, de même les bourgeois du moyen âge réclamaient une Église à bon marché.
Réactionnaire dans sa forme, comme toute hérésie qui ne voit dans le développement de l’Église et des dogmes qu’une dégénérescence, l’hérésie bourgeoise réclamait le rétablissement de la constitution simple de l’Église primitive et la suppression de l’ordre exclusif du clergé.
Cette institution à bon marché aurait eu pour résultat de supprimer les moines, les prélats, la cour romaine, bref, tout ce qui coûtait cher dans l’Église.
Étant elles-mêmes des républiques, bien qu’elles étaient placées sous la protection de monarques, les villes par leurs attaques contre la papauté exprimaient pour la première fois sous une forme générale cette vérité que la forme normale de la domination de la bourgeoisie, c’est la république (…).
Les plébéiens constituaient, à l’époque, la seule classe placée tout à fait en dehors de la société officielle.
Ils étaient en dehors de l’association féodale comme de l’association bourgeoise.
Ils n’avaient ni privilèges ni propriété, et ne possédaient même pas, comme les paysans et les petits bourgeois, un bien, fût-il grevé de lourdes charges. Ils étaient sous tous les rapports sans bien et sans droits.
Leurs conditions d’existence ne les mettaient même pas en contact direct avec les institutions existantes, qui les ignoraient complètement. Ils étaient le symptôme vivant de la décomposition de la société féodale et corporative bourgeoise, et en même temps les précurseurs de la société bourgeoise moderne.
C’est cette situation qui explique pourquoi, dès cette époque, la fraction plébéienne ne pouvait pas se limiter à la simple lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie privilégiée : elle devait, du moins en imagination, dépasser la société bourgeoise moderne qui pointait à peine.
Elle explique pourquoi cette fraction, exclue de toute propriété, devait déjà mettre en question des institutions, des conceptions et des idées qui sont communes à toutes les formes de société reposant sur les antagonismes de classe.
Les exaltations chiliastiques [c’est-à-dire millénaristes] du christianisme primitif offraient pour cela un point de départ commode.
Mais, en même temps, cette anticipation par-delà non seulement le présent, mais même l’avenir ne pouvait avoir qu’un caractère violent, fantastique, et devait, à la première tentative de réalisation pratique, retomber dans les limites restreintes imposées par les conditions de l’époque.
Les attaques contre la propriété privée, la revendication de la communauté des biens devaient se résoudre en une organisation grossière de bienfaisance.
La vague égalité chrétienne pouvait, tout au plus, aboutir à « l’égalité civile devant la loi »; la suppression de toute autorité devient, en fin de compte, la constitution de gouvernements républicains élus par le peuple.
L’anticipation en imagination du communisme était en réalité une anticipation des conditions bourgeoises modernes.
Cette anticipation de l’histoire ultérieure, violente, mais cependant très compréhensible étant donné les conditions d’existence de la fraction plébéienne, nous la rencontrons tout d’abord en Allemagne, chez Thomas Münzer et ses partisans.
Il y avait bien eu déjà, chez les Taborites, une sorte de communauté millénariste des biens, mais seulement comme une mesure d’ordre exclusivement militaire.
Ce n’est que chez Münzer que ces résonances communistes deviennent l’expression des aspirations d’une fraction réelle de la société.
C’est chez lui seulement qu’elles sont formulées avec une certaine netteté, et après lui nous les retrouvons dans chaque grand soulèvement populaire, jusqu’à ce qu’elles se fondent peu à peu avec le mouvement prolétarien moderne, tout comme au moyen âge les luttes des paysans libres contre la féodalité, qui les enserre de plus en plus dans ses filets, se fondent avec les luttes des serfs et des corvéables pour le renversement complet de la domination féodale. »
Thomas Müntzer anticipait littéralement le mouvement communiste. C’était sa force et sa faiblesse historique.
Voici une autre présentation de Friedrich Engels de ce que représentait la plèbe, avec une description bien spécifique de la position de Thomas Münzer, qui représentait de manière bien déterminée la fraction la plus développée de la plèbe.
« L’opposition plébéienne se composait des bourgeois déclassés et de la masse des citadins privés des droits civiques : les compagnons, les journaliers et les nombreux éléments embryonnaires du Lumpenproletariat, cette racaille que l’on trouve même aux degrés les plus bas du développement des villes.
Le Lumpenproletariat constitue d’ailleurs un phénomène qu’on retrouve plus ou moins développé dans presque toutes les phases de la société passée.
La masse des gens sans gagne-pain bien défini ou sans domicile fixe était, précisément à cette époque, considérablement augmentée par la décomposition du féodalisme dans une société où chaque profession, chaque sphère de la vie était retranchée derrière une multitude de privilèges.
Dans tous les pays développés, jamais le nombre de vagabonds n’avait été aussi considérable que dans la première moitié du XVIe siècle.
De ces vagabonds, les uns s’engageaient, pendant les périodes de guerre, dans les armées d’autres parcouraient le pays en mendiant d’autres enfin s’efforçaient, dans les villes, de gagner misérablement leur vie par des travaux à la journée ou d’autres occupations non accaparées par des corporations.
Ces trois éléments jouent un rôle dans la Guerre des paysans: le premier, dans les armées des princes, devant lesquelles succombèrent les paysans le deuxième, dans les conjurations et les armées paysannes, où son influence démoralisante se manifeste à chaque instant le troisième, dans les luttes des partis citadins.
Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’une grande partie de cette classe, surtout l’élément des villes, possédait encore à l’époque un fonds considérable de saine nature paysanne et était encore loin d’avoir atteint le degré de vénalité et de dépravation du Lumpenproletariat civilisé d’aujourd’hui.
On voit que l’opposition plébéienne des villes, à cette époque, se composait d’éléments très mélangés.
Elle groupait les éléments déclassés de la vieille société féodale et corporative et les éléments prolétariens non développés encore, à peine embryonnaires, de la société bourgeoise moderne en train de naître. D’un côté, des artisans appauvris, liés encore à l’ordre bourgeois existant par les privilèges des corporations de l’autre, des paysans chassés de leurs terres et des gens de service licenciés qui ne pouvaient pas encore se transformer en prolétaires.
Entre eux les compagnons, placés momentanément en dehors de la société officielle et qui, par leurs conditions d’existence, se rapprochaient du prolétariat autant que le permettaient l’industrie de l’époque et les privilèges des corporations, mais qui en même temps étaient presque tous de futurs maîtres et de futurs bourgeois, en raison précisément de ces privilèges.
C’est pourquoi la position politique de ce mélange d’éléments divers était nécessairement très peu sûre et différente selon les localités. Jusqu’à la Guerre des paysans, l’opposition plébéienne ne participe pas aux luttes politiques en tant que parti. Elle ne se manifeste que comme prolongement de l’opposition bourgeoise, appendice bruyant, avide de pillages, se vendant pour quelques tonneaux de vin.
Ce sont les soulèvements des paysans qui la transforment en un parti, et même alors elle reste presque partout, dans ses revendications et dans son action, dépendante des paysans – ce qui prouve de façon curieuse à quel point les villes dépendaient encore à cette époque de la campagne.
Dans la mesure où elle a une attitude indépendante, elle réclame l’établissement des monopoles industriels de la ville à la campagne, s’oppose à la réduction des revenus de la ville par la suppression des charges féodales pesant sur les paysans de la banlieue, etc. en un mot, dans cette mesure elle est réactionnaire, se subordonne à ses propres éléments petits-bourgeois, fournissant ainsi un prélude caractéristique à la tragi-comédie que joue depuis trois ans, sous la raison sociale de la démocratie, la petite bourgeoisie moderne.
Ce n’est qu’en Thuringe, sous l’influence directe de Münzer, et en divers autres lieux, sous celle de ses disciples, que la fraction plébéienne des villes fut entraînée par la tempête générale au point que l’élément prolétarien embryonnaire l’emporta momentanément sur toutes les autres fractions du mouvement.
Cet épisode, qui constitue le point culminant de toute la Guerre des paysans et se ramasse autour de sa figure la plus grandiose, celle de Thomas Münzer, est en même temps le plus court.
Il est compréhensible que cet élément devait s’effondrer le plus rapidement, revêtir un caractère surtout fantastique, et que l’expression de ses revendications devait rester extrêmement confuse, car c’est lui qui rencontrait, dans les conditions de l’époque, le terrain le moins solide. »
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