Martin Luther eut, de son côté, un rapport très problématique aux paysans, à l’opposé de Thomas Müntzer.
La question-clef qui émergea alors fut celle des « douze articles ». Publiés en mars 1525, ils formaient l’apogée du travail de fond mené sur le plan idéologique et organisationnel du côté paysan ; fut en effet fondé une « Union chrétienne » pour les proposer et les défendre.
L’origine de ces articles est de Souabe, où le pelletier Sebastian Lotzer et le forgeron Ulrich Schmidt formulèrent des revendications de toute la paysannerie. On trouve également de lié aux douze articles Wendel Hipler, qui était le secrétaire particulier d’un comte pendant une trentaine d’années, avant une brouille.
Voici en quoi consistent ces douze articles, formant les douze revendications de la paysannerie faites à la noblesse :
« 1. Chaque communauté paroissiale a le droit de désigner son pasteur et de le destituer s’il se comporte mal. Le pasteur doit prêcher l’évangile, précisément et exactement, débarrassé de tout ajout humain. Car c’est par l’Écriture qu’on peut aller seul vers Dieu, par la vraie foi.
2. Les pasteurs sont rémunérés par la grande dîme (impôt de 10 %). Un supplément éventuel peut être perçu pour les pauvres du village et pour le règlement de l’impôt de guerre. La petite dîme est à supprimer parce qu’inventée par les hommes puisque le Seigneur Dieu a créé le bétail pour l’homme, sans le faire payer.
3.La longue coutume du servage est un scandale puisque le Christ nous a tous rachetés et délivrés sans exception, du berger aux gens bien placés, en versant son précieux sang. Par l’Écriture, nous sommes libres et nous voulons être libres.
4.C’est contre la fraternité et contre la parole de Dieu que l’homme pauvre n’a pas le pouvoir de prendre du gibier, des oiseaux et des poissons. Car, quand le Seigneur Dieu a créé les hommes, il leur a donné le pouvoir sur tous les animaux, l’oiseau dans l’air comme le poisson dans l’eau.
5.Les seigneurs se sont approprié les bois. Si l’homme pauvre a besoin de quelque chose, il doit le payer au double de sa valeur. Donc tous les bois qui n’ont pas été achetés reviennent à la communauté pour que chacun puisse pourvoir à ses besoins en bois de construction et en bois de chauffage.
6.Les corvées, toujours augmentées et renforcées, sont à réduire de manière importante comme nos parents les ont remplies uniquement selon la parole de Dieu.
7.Les seigneurs ne doivent pas relever les corvées sans nouvelle convention.
8.Beaucoup de domaines agricoles ne peuvent pas supporter les fermages. Des personnes respectables doivent visiter ces fermes, les estimer et établir de nouveaux droits de fermage, de sorte que le paysan ne travaille pas pour rien car tout travailleur a droit à un salaire.
9.Les punitions par amende sont à établir selon de nouvelles règles. En attendant, il faut en finir avec l’arbitraire et revenir aux anciennes règles écrites.
10.Beaucoup se sont approprié des champs et des prés appartenant à la communauté : nous voulons de nouveau les prendre de nos mains simples.
11.L’impôt sur l’héritage est à éliminer intégralement. Plus jamais veuves et orphelins ne doivent se faire dépouiller ignoblement.
12.Si quelque article n’est pas conforme à la parole de Dieu ou se révèle injuste, il faut le supprimer. Il ne faut pas en établir davantage qui risque d’être contre Dieu ou de causer du tort à son prochain. »
Ces douze articles présentent indéniablement un caractère problématique, dans la mesure où les points se contredisent. Si on part du principe qu’il faut supprimer le servage dans la mesure où chaque personne se voit reconnu comme égal, alors il ne peut plus, par définition, y avoir de noblesse.
Il y a en même temps l’affirmation qu’il faut ramener les corvées à leur niveau antérieur, ce qui est une idéalisation du passé, et il est également dit s qu’il faut les appliquer « uniquement selon la parole de Dieu », ce qui aboutirait alors à les supprimer dans une telle perspective.
On retrouve là la faiblesse théorique, le flou mêlé la radicalité des raisonnements paysans et de leur « instinct », mais aussi la naïveté face aux puissants, dans la mesure où il leur était demandé, d’une certaine manière, d’abandonner leurs prérogatives.
Une liste de personnalités fut d’ailleurs mise en avant, afin de juger sur pied la valeur de ces douze articles, Martin Luther en faisant partie.
Et, effectivement, dans ce cadre, Martin Luther tenta de formuler les moyens d’une conciliation, par l’intermédiaire d’une Exhortation à la paix en réponse aux douze articles des paysans de la Souabe, et aussi contre l’esprit de meurtre et de brigandage des autres paysans ameutés.
Dénonçant d’un côté les cœurs endurcis des puissants – qui sont accusés d’être les seuls responsables d’une telle situation – et de l’autre la prétention des paysans à former d’eux-mêmes une assemblée de Dieu, Martin Luther tenta de formuler un compromis.
Il reconnaissait qu’effectivement chaque communauté devait pouvoir choisir son pasteur – ce qui était clairement une avancée idéologique pour la bourgeoisie et les paysans, de par leur poids numérique – mais de l’autre affirmait qu’on ne pouvait pas déduire de l’Évangile que le servage devait être aboli – ce qui était clairement une défense matérielle des intérêts aristocratiques et de ceux des Princes électeurs.
Martin Luther, en fait, pensait que la réforme qu’il avait lancé suffirait à transcender les intérêts de toutes les parties, dans la mesure où, c’est ainsi qu’il faut le considérer historiquement, il représente une affirmation de la nation allemande.
La substance même de l’Exhortation tient précisément en les quelques lignes suivantes :
« Cette chose est grande et dangereuse parce qu’elle concerne les deux royaumes, celui de Dieu et celui du monde (car là où ce soulèvement avancera et prendra le dessus, les deux royaumes disparaîtront, ni le régime sur la terre ni le mot divin ne subsisteront, alors que s’ensuivra une destruction éternelle de tout le pays allemand. »
Martin Luther est obligé de choisir entre la dimension nationale et la question sociale ; de par son positionnement, lié aux princes électeurs, il assume la nation et deviendra par là le père de la nation allemande.
D’un côté, cela va produire une charge morale qui produira directement Jean-Sébastien Bach et indirectement Emmanuel Kant. De l’autre, cela va aller de pair avec une réfutation du principe de révolte, au nom d’une logique de respect du cadre institutionnel.
Thomas Müntzer, quant à lui, sort de l’histoire allemande pour rejoindre le communisme comme affirmation universelle. Et dès ce moment, d’ailleurs et fort justement, l’ennemi ciblé par Martin Luther désormais, c’est Thomas Müntzer.
Martin Luther est, par conséquent, obligé de modifier les traits de sa proposition théologique. C’est pourquoi il plonge dans un discours christique, comme moyen de fédérer, en affirmant dans l’Exhortation :
« Souffrir, souffrir, la croix, la croix, voilà les droits des chrétiens et il n’y en a pas d’autres. »
En ce sens, Martin Luther décale son approche ; de militant pour l’affirmation du Saint-Esprit, il bascule dans le christocentrisme.
Il place désormais comme aspect principal non plus la mystique rhénane, mais le positionnement d’Augustin avec ses deux cités, avec son césaro-papisme, avec sa soumission nécessaire en attendant un triomphe général aux contours flous, au nom de l’unique toute-puissance de Dieu sur ce qu’il adviendra, en fin de compte, de chaque âme.
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