Si le christianisme apporte l’individualité, il est frappant que le protestantisme ne se développe que seize siècles après Jésus. Auparavant, on a le christianisme hiérarchisé, avec un clergé s’opposant aux laïcs.
Il y a deux raisons à cela. La première, matérielle, est que le système esclavagiste ne s’est effondré que par à-coups, que l’individu n’émergera au sens strict que par le capitalisme. Le statut de serf, intermédiaire entre l’esclave et l’individu autonome, va exister pour toute une période historique, celle de la féodalité.
La seconde, d’ordre idéologique et donc secondaire par rapport à la première, est qu’il était très compliqué de faire en sorte que l’individu dispose d’une reconnaissance d’en haut. Seul le communisme, qui place le haut en bas, les « cieux » sur la Terre, peut reconnaître l’individu comme pouvant être complet, authentique, dans la mesure où sa dignité provient de la matière elle-même, de ce qu’il est matière, une composante d’un ensemble, ici la Biosphère.
Tant qu’il y a la fiction des cieux, alors le bas dépend du haut et Jésus ne reconnaissait donc les individus que pour que ceux-ci puissent se tourner vers le royaume des cieux.
Cela présuppose, en l’absence de réalisation des promesses à court terme, tout un niveau d’intermédiaires entre Dieu et l’être humain. Pseudo-Denys l’Aréopagite va se charger de faire en sorte d’y voir clair.
Les lettres n’ayant que peu de valeur en soi, c’est dans les traités qu’il faut chercher la doctrine de Pseudo-Denys l’Aréopagite. Ceux-ci sont au nombre de quatre :
– Les Noms divins (Peri theion onomaton en grec, De Divinis Nominibus en latin) est le traité le plus long, avec treize chapitres cherchant à souligner le caractère inaccessible de la divinité ;
– La Théologie mystique (Peri mustikes theologias en grec, De mystica theologia en latin) est un court traité définissant la nature mystique de l’étude de Dieu ;
– La Hiérarchie céleste (Peri tes ouranias hierarchias en grec, De coelesti hierarchia en latin) est un traité d’angélologie ;
– La Hiérarchie ecclésiastique (Peri tes ekklestiastikes hierarchias en grec, De ecclesiastica hierarchia en latin) est un traité sur l’Église dont l’organisation doit refléter la hiérarchie céleste.
On peut ici brièvement résumer la conception de Pseudo-Denys l’Aréopagite : Dieu est inaccessible et incompréhensible (comme chez Plotin), mais le monde matériel a un sens et se hiérarchise selon sa distance à Dieu (comme chez Proclus), et justement Jésus a expliqué le sens de cette hiérarchie en incarnant le Dieu inaccessible dans le monde matériel (ce qui permet de se débarrasser de la magie de la seconde phase du néo-platonisme).
On a donc non plus simplement une opposition entre haut et en bas comme chez Platon, reflet de l’antiquité avec l’opposition hommes libres/esclaves, mais bien une hiérarchisation de la distance Dieu-individu, reflet de la hiérarchisation générale se développant dans la société alors.
La notion de hiérarchie est donc capitale, les dix lettres de Pseudo-Denys l’Aréopagite suivant par ailleurs symboliquement un ordre hiérarchique croissant.
Les quatre premières sont à un moine dénommé Gaius (avec donc le même nom qu’un compagnon de Paul, que ce dernier appelle « le bien-aimé »).
La cinquième est destinée à une diaconesse, la sixième à un prêtre, les trois suivantes à des hiérarques, ainsi qu’à « Jean, théologien, apôtre et évangéliste, en exil dans l’Île de Patmos », avec entre-temps la huitième lettre, destinée à un prêtre justement accusé de bouleverser l’ordre hiérarchique.
La hiérarchie de l’esprit correspond à la hiérarchie entre le monde matériel et Dieu ; c’est l’aspect central, façonnant toute l’Église catholique. Cette dernière est la variante terrestre de ce qui existe dans les cieux, l’individu et Dieu formant les deux extrêmes.
Pseudo-Denys l’Aréopagite reprend, en fait, directement le schéma du néo-platonisme : il prend le Dieu isolé de Plotin (du début du néo-platonisme), la hiérarchie magique des formes intermédiaires de Proclus (de la fin du néo-platonisme), il y ajoute l’incarnation judéo-chrétienne pour clarifier et unifier le tout.
Par conséquent, au lieu de se tourner en mystique vers Dieu (comme chez Plotin) ou de pratiquer la magie (comme chez Proclus), il faut écouter l’appel de Dieu transmis par Jésus et suivre une ascèse permettant de se tourner réellement vers lui, à travers un cheminement strictement parallèle à la hiérarchie existant entre Dieu et nous.
Il s’agit de grimper, d’une certaine manière, les échelons divins, un par un. Il faut d’abord expier, ensuite être illuminé, puis tendre à la perfection. Le niveau hiérarchique dans l’Église correspond à cette progression spirituelle (que Proclus ne concevait, en l’absence d’incarnation divine, que sous la forme du mysticisme et de la magie).
Chez Plotin, il n’y avait que l’unité divine, sans qu’on ait réellement de manière de la rejoindre autrement que par la méditation. Chez Proclus, l’unité divine était à l’arrière-plan de tout un système d’intermédiaires magico-mystiques qu’il fallait utiliser pour avancer vers elle.
Pseudo-Denys l’Aréopagite combine les deux et résout la contradiction au moyen de l’incarnation de Dieu (=le Dieu isolé plotinien) par Jésus (=l’unité magico-mystique là où Proclus mutlipliait les entités intermédiaires).
Comment procède-t-il ? Au début de son écrit « de la hiérarchie céleste », il affirme immédiatement :
« Tout vient de Dieu et retourne à Dieu, les réalités et la science que nous en avons. Une véritable unité subsiste au fond de la multiplicité, et les choses qui se voient sont comme le vêtement symbolique des choses qui ne se voient pas.
C’est donc une loi du monde que ce qui est supérieur se reflète en ce qui est inférieur, et que des formes sensibles représentent les substances purement spirituelles, qui ne peuvent être amenées sous les sens.
Ainsi la sublime nature de Dieu, et, à plus forte raison, la nature des esprits célestes, peuvent être dépeintes sous l’emblème obscur des êtres corporel : mais il y a une racine unique et un type suprême de ces reproductions multiples. »
C’est là quelque chose de très subtil : les formes intermédiaires ne sont compréhensibles qu’à partir de l’un divin, et non pas de manière indépendante comme le pensait Proclus. Il n’y a donc pas à faire de la magie indépendamment du un divin.
Il n’y a pas Dieu sans entités intermédiaires (comme chez Plotin), il n’y a pas Dieu et des entités intermédiaires relativement indépendantes (comme chez Proclus), les deux sont liés, par la figure du Christ.
Pour cette raison, Pseudo-Denys l’Aréopagite utilise l’image du soleil. Dieu est comme un soleil éclairant hiérarchiquement : plus on est en bas, moins on a de lumière. Il s’agit de cheminer vers toujours plus de lumière.
Voici un long passage où il développe cette conception, véritable clef du catholicisme :
« Expliquons-nous plus clairement par le moyen d’exemples qui conviennent mal à la suprême excellence de Dieu, mais qui aideront notre débile entendement : le rayon du soleil pénètre aisément cette matière limpide et légère qu’il rencontre d’abord, et d’où il sort plein d’éclat et de splendeur; mais s’il vient à tomber sur des corps plus denses, par l’obstacle même qu’opposent naturellement ces milieux à la diffusion de la lumière, il ne brille plus que d’une lueur terne et sombre, et même s’affaiblissant par degrés, il devient presque insensible.
Également sa chaleur se transmet avec plus d’intensité aux objets qui sont plus susceptibles de la recevoir, et qui se laissent plus volontiers assimiler par le feu ; puis son action apparaît comme nulle ou presque nulle dans certaines substances qui lui sont opposées ou contraires; enfin ce qui est admirable, elle atteint, par le moyen des matières inflammables, celles qui ne le sont pas; tellement qu’en des circonstances données, elle envahira d’abord les corps qui ont quelque affinité avec elle, et par eux se communiquera médiatement soit à l’eau, soit à tout autre élément qui semble la repousser.
Or cette loi du monde physique se retrouve dans le monde supérieur.
Là, l’auteur souverain de toute belle ordonnance, tant visible qu’invisible, fait éclater d’abord sur les sublimes intelligences les splendeurs de sa douce lumière; et ensuite les saints et précieux rayonnements passent médiatement aux intelligences subordonnées.
Ainsi celles qui les premières sont appelées à connaître Dieu, et nourrissent le brûlant désir de participer à sa vertu, s’élèvent aussi les premières à l’honneur de retracer véritablement en elles cette auguste image, autant que le peut la créature ; puis elles s’appliquent avec amour à attirer vers le même but les natures inférieures, leur faisant parvenir les riches trésors de la sainte lumière, que celles-ci continuent à transmettre ultérieurement.
De la sorte, chacune d’elles communique le don divin à celle qui la suit, et toutes participent à leur manière aux largesses de la Providence.
Dieu est donc, à proprement parler, réellement et par nature, le principe suprême de toute illumination, parce qu’il est l’essence même delà lumière, et que l’être et la vision viennent de lui ; mais à son imitation et par ses décrets, chaque nature supérieure est, en un certain sens, principe d’illumination pour la nature inférieure, puisque, comme un canal, elle laisse dériver jusqu’à celle-ci les flots de la lumière divine.
C’est pourquoi tous les rangs des anges regardent à juste titre le premier ordre de l’armée céleste comme étant, après Dieu, le principe de toute connaissance sacrée et pieux perfectionnement, puisqu’il envoie au reste des esprits bien-heureux, et à nous ensuite, les rayons de l’éternelle splendeur : de là vient que, s’ils rapportent leurs fonctions augustes et leur sainteté à Dieu comme à celui qui est leur créateur, d’un autre côté, ils les rapportent aussi aux plus élevées des pures intelligences qui sont appelées les premières à les remplir et à les enseigner aux autres.
Le premier rang des hiérarchies célestes possède donc, à un plus haut degré que tous les autres, et une dévorante ardeur, et une large part dans les trésors de la sagesse infinie, et la savante et sublime expérience des mystères sacrés, et cette propriété des trônes qui annonce une intelligence toujours préparée aux visites de la divinité.
Les rangs inférieurs participent, il est vrai, à l’amour, à la sagesse, à la science, à l’honneur de recevoir Dieu ; mais ces grâces ne leur viennent qu’à un degré plus faible et d’une façon subalterne, et ils ne s’élèvent vers Dieu que par le ministère des anges supérieurs qui furent enrichis les premiers des bienfaits célestes.
Voilà pourquoi les natures moins sublimes reconnaissent pour leurs initiateurs ces esprits plus nobles, rapportant à Dieu d’abord, et à eux ensuite, les fonctions qu’elles ont l’honneur de remplir. »
La luminosité divine n’est donc pas générale, elle est hiérarchisée. L’Église est le reflet de cette hiérarchisation de la lumière divine. Il faut remonter pas à pas vers plus de lumière. Impossible de concevoir l’Église sans le principe de hiérarchie. C’est la base même du catholicisme.
On retrouve également chez Pseudo-Denys l’Aréopagite l’un des principes au cœur du néo-platonisme : celui de l’imitation. Il faut fonctionner par analogie, par imitation, tenter de reproduire le divin à sa propre échelle, pour déclencher ce que, plus tard, Emanuel Swedenborg et Charles Baudelaire appelleront des correspondances.
« Les ordres de l’Église étant les images des opérations divines, en ce qu’ils représentent l’harmonieux mélange des splendeurs diverses que Dieu fait éclater dans ses actes, ils se divisent en puissances de premier, second et troisième degré hiérarchiquement distinctes, pour reproduire par là, comme je l’ai dit, l’unité et la variété des œuvres divines.
Car, puisque Dieu souverain commence par purifier les intelligences qui le reçoivent, puis les illumine, et enfin les réforme à l’image de sa propre perfection, il est juste que la hiérarchie, figure des choses célestes, se divise en ordres et puissances multiples, pour rendre évident que les opérations de Dieu se distinguent avec parfaite exactitude, et forment aussi un merveilleux ensemble. »
On a, par conséquent, une division tripartite :
« Voici d’abord quelle est la divine énergie de nos augustes sacrements.
Leur première puissance est de purifier les profanes, la seconde d’initier à la lumière ceux qui furent purifiés, la dernière, qui résume les précédentes, de consommer les initiés dans la science des mystères déjà entrevus.
Les ministres sacrés composent la seconde distinction hiérarchique.
Or, au premier degré, ils purifient par les sacrements les âmes encore étrangères à la sainteté; puis, au deuxième, ils illuminent les initiés; et au dernier et suprême degré de la vertu sacerdotale, ils perfectionnent les pieux illuminés dans l’intelligence des lumières qu’il leur fut donné de contempler.
Enfin, on trouve également chez les initiés un triple degré.
Au premier, ils sont purifiés; au deuxième et après la purification, ils sont illuminés et admis à contempler quelques-uns des mystères ; dans le troisième et le plus élevé de tous, ils sont enrichis de la science parfaite des splendeurs dont ils furent inondés. »
Comme on le voit, on est ici dans un esprit d’initiation : il y a une science secrète exigeant une certaine illumination. L’Église représente la hiérarchie en rapport à cette illumination.