La Charte d’Amiens n’est nullement tombée du ciel. Dès sa fondation en 1895, la Confédération Générale du Travail (CGT) précise dans ses statuts :
« Les éléments constituant la Confédération générale du travail devront se tenir en dehors de toute école politique. La C.G.T. a exclusivement pour objet d’unir, sur le terrain économique et dans les liens d’étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale. »
L’amendement est voté par 124 voix contre 14, avec 6 abstentions. Ont voté en ce sens les anarchistes, les réformistes, les socialistes allemanistes, les socialistes partisans d’Edouard Vaillant ; seuls les guesdistes s’y sont opposés.
La révision des statuts en 1902 ne modifie pas l’axe anti-politique :
« La Confédération générale du travail a pour but: le groupement des salariés pour la défense de leurs intérêts moraux et matériels, économiques et professionnels. Elle groupe, en dehors de toute école politique) tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.
Nul ne peut se servir de son titre de confédéré ou d’une fonction de la fédération dans un acte électoral politique quelconque. »
La Charte d’Amiens ajoute simplement une dimension violemment offensive à cette perspective anti-politique, car il y avait eu en 1905 la fondation du Parti socialiste Section Française de l’Internationale Ouvrière, qui s’alignait au moins en partie sur la social-démocratie allemande rejetant la grève générale.
Le Parti socialiste SFIO sera toujours extrêmement prudent et cherchera toujours à ménager autant que possible la susceptibilité de la CGT. Néanmoins, c’est contre lui que la CGT, à partir de 1910, utilise la Charte d’Amiens comme véritable outil intellectuel-conceptuel anti-politique.
La source de cette ligne remonte à loin, bien avant de devenir une affirmation idéologique, sous la forme du syndicalisme révolutionnaire. Cela procède de la naissance du mouvement revendicatif en France.
Deux mouvements se forment en parallèle, historiquement. Il a d’un côté l’éclosion de syndicats locaux, s’unissant par branches et formant une Fédération Nationale des Syndicats en 1886. Les partisans de Jules Guesde jouent ici un rôle essentiel.
Il y a ensuite un mouvement interprofessionnel formant des « bourses du travail » s’unissant en une Fédération des Bourses du Travail en 1892.
Les bourses du travail consistaient en des lieux fournis par les municipalités aux syndicats pour disposer de bureaux, de salles de réunions, de bibliothèques.
Le tournant a lieu en 1894. Les guesdistes, tournés au moins relativement vers la social-démocratie allemande et soucieux en tout cas de centralisation, sont battus par les fédéralistes au congrès de Nantes de la Fédération Nationale des Syndicats.
Le congrès de Nantes invite également les autres structures syndicales à son prochain congrès. Ce dernier se transforme alors, comme la Fédération des Bourses du Travail accepte l’invitation, le 7e congrès national des chambres syndicales, groupes corporatifs, fédérations de métiers, unions et bourses du travail.
Ce congrès se déroule à Limoges fin septembre 1895 avec 75 délégués, ayant été mis en place par un comité national avec trois membres des deux fédérations et un représentant de chaque fédération d’industrie. C’est la naissance de la Confédération Générale du Travail.
Cela signifie que, dès le départ, le courant des « bourses du travail » et des fédéralistes l’emporte sur la ligne syndicaliste centralisée. A l’arrière-plan, on a la figure de Fernand Pelloutier (1867-1901).
C’est lui qui, en tant que secrétaire général de la Fédération des Bourses du travail, théorise avec le trésorier de la Fédération des Bourses du Travail, Henri Girard, la mise en perspective syndicaliste révolutionnaire avec l’ouvrage Qu’est-ce que la grève générale ? (Leçon faite par un ouvrier aux docteurs en socialisme).
C’est également lui qui mena l’opération de présence anarchiste et syndicaliste révolutionnaire massive lors du congrès socialiste international de Londres de 1896, obligeant ce dernier à les expulser alors que les partisans de Jules Guesde s’étaient fait déborder au sein de la délégation française.
C’est encore lui, surtout, qui maintient la Fédération des Bourses du travail au sein de la CGT : jusqu’en 1902, elle a ainsi tenu des congrès parallèles. Ce n’est qu’en 1902 que la Fédération est en tant que telle absorbée par le syndicat, qui alors dispose d’une double organisation, avec d’un côté les fédérations s’appuyant sur les professions et de l’autre les unions territoriales à quoi s’ajoutent les bourses du travail (celles-ci sont 57 en 1900, 110 en 1904, 157 en 1908).
On a ici la source précise de l’économisme propre au syndicalisme révolutionnaire. En effet, les bourses du travail ne sont pas considérés comme des lieux de rencontre, mais comme l’embryon de la société future, une contre-société devant finir par l’emporter en submergeant le capitalisme par la grève.
De plus, le maintien de structures territoriales forment des entités strictement parallèles à la direction, ce qui aboutit à un double pouvoir, permettant l’action quasi indépendante des uns et des autres, ce qui est formalisé par le statut de « confédération » du syndicat.
Personne n’est ici redevable de rien, puisque chaque structure est autonome ; il y a toujours moyen d’y trouver son compte dans un cadre ou un autre (local, territorial, ou bien fédéral, voire à la direction) et les congrès ne sont au sens strict que des établissements de rapports de force.
Enfin, dernier aspect terrible, la dimension interprofessionnelle fournit l’illusion permanente à une CGT minoritaire – 4-5 % des travailleurs grosso modo avant 1914 – qu’elle représente, en plus petit, l’ensemble des travailleurs, qu’elle est le pivot de tout ce qui se passe, que sa généralisation n’est qu’une question quantitative, elle seule fournissant la qualité décisive.
Le syndicalisme révolutionnaire se reproduit ainsi inlassablement dans le syndicat.
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de la période syndicaliste révolutionnaire (1895-1914)