Al-Farabi, la cité vertueuse et son prince

Al-Farabi, vraisemblablement de père persan et de mère turque, accompagne l’affirmation du chiisme dans ce qui est actuellement l’Irak et l’Iran, mais il le fait en étant un intellectuel entièrement tourné vers la philosophie grecque. Contrairement à Al-Kindi, Al-Farabi n’est pas un musulman cherchant à puiser des outils dans la philosophie grecque, tout comme le califat abasside à l’époque s’appropriait la science de l’époque.

Al-Farabi est un penseur qui sépare radicalement la religion islamique de la philosophie grecque, tout en considérant qu’elles sont strictement parallèles car traitant de la réalité. Pour cette raison, dans le contexte de son époque où les variantes religieuses concernent avant tout la forme politique de l’État islamique, son œuvre la plus célèbre est le Traité des opinions des habitants de la cité vertueuse (Mabādi Ārā’ al-Madīna al-Fāḍila).

Représentation allégorique d’Al-Farabi sur une timbre iranien

Il faut bien saisir qu’Al-Farabi n’arrive pas au moment où les Bouyides ont triomphé. Lorsque lui-même est à Baghdad, huit califes sont torturés et six même assassinés, dans d’incessantes batailles pour le pouvoir. Son initiative philosophique vise ainsi établir un modèle, ou plutôt un contre-modèle.

Il puisa ainsi dans Platon et Aristote, afin de proposer un modèle idéal de vie. C’est la combinaison de l’appel musulman à une vie juste dans le cosmos selon les lois naturelles et de l’enquête matérialiste d’Aristote sur la réalité, avec un sens de la hiérarchie empruntée à Platon et conforme à la structure de l’État islamique, y compris par la suite sous sa forme bouyide.

Al-Farabi dit ainsi que l’être humain est un animal politique, qu’il ne peut subvenir d’ailleurs à ses besoins en général en restant seul. Il faut une société.

« Chaque être humain de par sa nature a besoin pour subsister et pour atteindre l’éminence de sa perfection de beaucoup de choses qu’il lui est impossible de réaliser seul. Il a besoin d’un ensemble de personnes qui lui ferait chacune une des choses dont il a besoin ; et chacune des personnes est dans la même situation. »

Or, il faut une société idéalement organisée afin de permettre le développement de chacun de ses membres. En effet, Al-Farabi considère, dans le prolongement d’Aristote, qu’il faut comprendre le monde pour être en adéquation avec lui et ainsi atteindre la félicité. Il faut pour ainsi dire être en osmose, en adéquation avec la réalité et également l’admirer dans la contemplation.

Aussi, la « cité vertueuse » est celle qui permet une telle chose.

« La cité dans le rassemblement qui constitue un soutien pour réaliser les choses qui mènent à la félicité est en réalité la cité vertueuse, et le rassemblement par lequel on s’entraide afin d’obtenir la félicité est le rassemblement idéal. »

Il faut bien se rappeler ici que la première ville du monde à dépasser le million d’habitants est Bagdad, construite artificiellement par les conquérants musulmans, comme d’ailleurs toutes leurs villes qui ne sont que le prolongement direct de leur camp militaire.

Cette ville-garnison est l’alpha et l’oméga de la démarche musulmane, telle une transposition de La Mecque. Elle est en effet le lieu du pouvoir et du maintien de l’ordre spirituel, dans une zone conquise avec une population forcément en décalage par rapport au centre.

L’Islam ne peut ainsi penser qu’en termes de ville et la ville équivaut à une garnison militaire. On a ici l’expression directe de la contradiction entre les villes et les campagnes.

D’où l’intensité du discours d’Al-Farabi sur la cité. La cité vertueuse est l’idéal, elle s’oppose à la cité étrangère (au sens d’ignorante) à la sagesse (al-madīna al-jahiliya), la cité corrompue (al-madīna al-fāsiqa) et la cité aux buts dévoyés (al-madīna al-mubaddala).

Billet de banque de 1999 du Kazakhstan avec une représentation allégorique d’Al-Farabi

La cité étrangère à la sagesse est la cité qui ne connaît pas l’Islam en tant que vision du monde, et qui ainsi est primitive, puisque l’Islam permet l’adéquation avec le monde.

La cité corrompue est celle qui ne correspond pas à l’Islam en termes de mœurs : il faut se rappeler que les villes de l’Islam, de par leur fondement militaire, ont des maisons tournées vers l’intérieur alors que les rues sont étroites. Il n’y a pas de lieu de rassemblement (à part les mosquées), pas de lieux culturels ou d’amusement.

La cité aux buts dévoyés est celle qui est mal orientée. Forcément, de par l’organisation musulmane, c’est que son chef oriente mal les choses. Al-Farabi le décrit comme suit :

« Son premier chef est parmi ceux qui s’imaginent avoir une révélation sans que cela soit. Mais il utilisera pour cela les falsifications, les tromperies et la séduction. »

Cette critique de la cité des buts dévoyés est très importante, car elle implique une critique possible de la nature du chef, ce qui n’est pas possible dans le sunnisme. Al-Farabi sous-tend que le chef doit être vertueux, porter la bonne direction en étant lui-même bien guidé.

Il ne saurait être chef pour être chef, se contenter des honneurs et s’en satisfaire.

« Quand donc le chef est un amoureux des honneurs, rien ne l’empêche, par quelque moyen que ce soit, de se créer, pour lui-même et son fils après lui, une réputation glorieuse ; et afin qu’après la mémoire en soit préservée par son fils, il transmet la royauté à son fils ou à sa parentèle.

Ensuite, rien ne l’empêche de se créer un riche patrimoine qui lui vaudra d’être honoré, même si cela ne devait profiter à personne d’autre que lui.

Puis il honore un certain groupe de gens pour que ceux-ci l’honorent à leur tour.

Après quoi, il amasse l’ensemble des choses qui lui vaudront d’être honoré par les hommes, puis se réserve tout particulièrement celles qui, aux yeux des hommes, valent à celui qui les possède éclat, prestance, éminence et majesté, qu’il s’agisse de constructions, de vêtures ou d’emblèmes.

Ensuite vient l’étiquette, qui le soustrait à la vue du commun des hommes. »

Reste alors à définir ce qu’est un bon chef et cela Al-Farabi le fait en combinant ouvertement l’Islam et la philosophie d’Aristote, en contournant les problèmes de l’incohérence au moyen de Platon.

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