Al-Kindi assume la philosophie première d’Aristote

Al-Kindi fut ainsi l’expression d’une affirmation impériale du califat abbasside, avec un inlassable travail, consistant en vraisemblablement 290 œuvres, réparties de la manière suivante en ce qui concerne les thèmes :

– 32 en géométrie (Sur les visées du livre d’Euclide, Sur les différentes perspectives, Sur la division et la construction d’un triangle et d’un rectangle, Sur l’utilisation de la géométrie pour façonner un astrolabe, Sur l’utilisation de la géométrie pour faire un cadran solaire, etc.) ;

– 22 en médecine (Sur la médecine d’Hippocrate, Sur la nourriture létale et la médecine, Sur les remèdes contre les poisons, Sur les causes et les traitements contre la lèpre, Sur la morsure d’un chien enragé, Sur la douleur de l’estomac et l’arthrite, etc.) ;

– 22 en philosophie (Sur la philosophie première, concernant ce qui est sous les choses naturelles, et l’unicité, Qu’on ne peut pas atteindre la philosophie sans connaissance des mathématiques, L’ordre des livres d’Aristote, Sur les explications concernant les généralités de la pensée, etc.) ;

– 16 en astronomie (Sur l’astronomie de Ptolémée, Sur les questions concernant les caractéristiques des étoiles, Sur le fait que chaque pays est lié à l’un des signes du zodiaques et à une des étoiles, Sur les causes des phénomènes météorologiques, Sur l’endroit frappé par les rayons du soleil, etc.) ;

– 12 en physique (Sur les types de pierre, Sur ce qui teinte et donne de la couleur, Sur la raison pourquoi l’atmosphère la plus haute est froide alors près de la terre c’est chaud, La raison pourquoi le brouillard apparaît et les causes qui l’amènent à des moments donnés, etc.) ;

– 11 en arithmétique (Introduction à l’arithmétique, Sur la composition des nombres, Sur l’unicité du point de vue du nombre, L’utilisation du calcul indien, Explication des nombres que Platon mentionne dans sa République, etc.) ;

– 9 en logique (Introduction exhaustive à la logique, Sur la physique [d’Aristote], Sur l’utilisation d’un outil pour la dérivation des syllogismes, etc.) ;

– 7 en musique (Grand épître de l’harmonie, Introduction à l’art de la musique, Sur le rythme, etc.) ;

– 5 en psychologie (Que l’esprit est une substance simple, immortelle qui exerce une influence sur les corps, Compte-rendu sur l’accord des philosophes concernant les symptômes de l’amour, Sur la cause du sommeil et du rêve et ce que l’esprit saisit symboliquement, etc.) ;

Il faut ajouter à ces thèmes la géologie, la zoologie (sur les pigeons par exemple), l’habileté à manier l’épée, la parfumerie, l’hygiène sexuelle, le verre, les miroirs, les sphères. On sait cela grâce à une liste fournie par un marchand de livres du Xe siècle, Ibn al-Nadīm.

Manuscrit grec de la Métaphysique d’Aristote, entre 1311 et 1321

Son œuvre la plus connue est sur la « philosophie première » et dédiée au calife Mu‘tasim. Elle sous-tend que la philosophie, en tant que réflexion sur l’expression correcte des idées, est compatible avec le pouvoir politique, mais également avec le pouvoir religieux revendiqué par le pouvoir politique, puisque on est dans le cadre du califat.

Ce que pose Al-Kindi, c’est que même si les philosophes grecs n’étaient pas musulmans, l’usage de la philosophie en tant que méthode correcte n’est pas pour autant sans valeur, bien au contraire, dans la mesure où elle permet de mieux saisir la religion, ce qui est par ailleurs une nécessité.

Dans son explication de la « philosophie première », c’est-à-dire de la métaphysique défini par Aristote, il dit ainsi :

« Celui des arts humains qui a la dignité la plus haute, le rang le plus noble, est l’art de la philosophie.

On la définit comme étant « la science des choses en leurs vérités dans la mesure où l’homme en est capable ».

Le but du philosophe est en effet d’atteindre dans sa science le vrai, et dans son action d’agir selon le vrai ; non pas l’activité sans fin car nous nous interrompons, et l’activité cesse, lorsque nous parvenons au vrai.

Or, ce que nous cherchons du vrai, nous ne le trouvons pas sans lui trouvé une cause, et la cause de l’être de toute chose et de sa stabilité est le vrai puisque tout ce qui a une existence a une vérité et qu’ainsi, nécessairement, le vrai est, pour des existences qui sont.

La philosophie la plus noble et du plus haut rang est la philosophie première : je veux dire la science du Vrai premier qui est la cause de tout vrai (…).

C’est donc à bon droit qu’on appelle philosophie première la science de la Cause première, étant donné que tout le contenu de la philosophie est inclus dans la science qu’on a de la Cause première et qu’ainsi elle est première par la noblesse, première par le genre, première par le rang du point de vue de ce qui est scientifiquement le plus certain, et première par le temps puisque la Cause première est la cause du temps (…).

Il est de notre devoir le plus nécessaire de ne pas blâmer quiconque nous a aidés à acquérir des profits légers et menus ; que dire alors de ceux qui nous ont aidés à acquérir des profits importants, réels, considérables (…).

Ils nous ont rendu plus abordables les recherches [des choses] vraies et cachées en nous fournissant les prémisses qui aplanissent pour nous les chemins du vrai.

Si en effet ils n’avaient pas existé jamais nous n’aurions rassemblé, même en les recherchant intensément tout au long de nos vies, ces principes vrais au moyen desquels nous parvenons au terme de nos recherches [des choses] cachées.

Tout cela n’a pu se rassembler que dans les siècles précédents qui se sont écoulés, siècle après siècle, jusqu’au temps qui est le nôtre, au prix d’une recherche intense, d’une étude sans relâche, d’une fatigue assumée dans ce but (…).

Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d’acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il vient de races éloignées de nous et de nations différentes ; pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n’est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui l’apporte, nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est ennobli. »

Comme on le voit, Al-Kindi assume de se placer dans la perspective d’Aristote, celle de la science de la cause fondamentale des choses (‘ilm ḥaq al-awwal), et il le revendique ouvertement.

L’origine non-arabe et non-musulmane d’Aristote ne lui pose pas problème, car il considère qu’il existe un chemin vers la sagesse, vers la compréhension de la nature du monde.

C’est un moment historique, permis par l’établissement du califat abbasside œuvrant à une unification-universalisation. Il est flagrant qu’Al-Kindi était ni plus ni moins qu’à la pointe de toute une vague d’appropriation des apports intellectuels et scientifiques des civilisations voisines.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside