Al-Kindi et la question de l’éternité du monde

Philosophe musulman, Al-Kindi devait corriger Aristote. Ce dernier, en effet, en matérialiste, affirmait le caractère éternel du monde. Il avait besoin d’un Dieu originaire, mais c’était une fiction, puisqu’il se réduisait simplement à un « moteur premier » lui-même non mu.

Comme Aristote ne pouvait pas parvenir à la dialectique, il s’appuyait sur une opposition cause-conséquence et la première cause, Dieu, n’était que la cause des causes, le démarreur. Et comme ce démarreur n’était que lui-même, il avait toujours été là et par conséquent ce qu’il a démarré avait également été toujours là.

C’était là en opposition frontale avec la conception musulmane d’un monde issu de la création de Dieu. Al-Kindi considère pour cette raison qu’il fallait corriger Aristote.

Et, de toutes manières, le « moteur premier » d’Aristote est trop fictif : comment Aristote peut-il dire en même temps que tout a une cause et que quelque chose n’en a pas ?

Al-Kindi insiste donc sur la non-éternité du monde. Il dit la chose suivante. Étant donné que le temps et le mouvement sont des quantités, ils ne peuvent pas être infinis.

En effet, les quantités peuvent être dénombrés et si on enlève une partie à une autre, il est possible d’avoir une partie qui serait infinie et l’autre finie. Il résume cela ainsi dans Sur la quiddité [=l’essence] ce ce qui ne peut pas être infini et ce qui est dit être infini :

« Si jamais on enlève une chose d’une autre, le reste est plus petit que ce qui précédé la soustraction.

Si jamais une chose est enlevée à une autre, lorsqu’elle est remise à ce dont elle a été enlevée, la quantité résultante sera la même que la quantité d’origine.

Quand des choses finies sont combinées, le résultat est fini (…).

Assumons, alors, un corps infini, et imaginons que quelque chose lui est enlevé. Alors ce qui reste doit être ou fini ou infini.

Si ce qui reste est fini, alors quand on le remet où on l’a enlevé, qui est fini, son ensemble sera fini. Mais cet ensemble qui est fini a été d’abord considéré comme infini. Alors ce qui est infini est fini et c’est une contradiction impossible.

Si ce qui est enlevé du corps infini est fini, et que ce qui reste est infini, alors celui-ci sera plus petit qu’avant lui avoir enlevé quelque chose.

Parce que, quand on prend quelque chose d’une autre chose, ce qui reste est plus petit qu’auparavant.

Alors une chose infinie sera plus petite qu’une autre [et cela implique es limites à une chose infinie, puisqu’on peut les mesurer, or c’est impossible]. »

Par conséquent, il n’y a pas d’infini dans la réalité, et donc pas de temps infini, pas d’éternité du monde.

Cela sous-tend, bien sûr, que Dieu n’est pas dans le temps, mais qu’il a créé le temps, car lui est justement infini.

De la même manière, l’univers ne pet pas être infini non plus. En effet, le mouvement est lié au corps et le corps au mouvement, par conséquent le « corps » de l’univers ne peut pas être infini, car le mouvement ne connaît pas l’infini, pas plus que le temps.

Pour comprendre cela plus facilement, on peut appréhender ce problème classique de la philosophie de l’époque sur le temps. Imaginons un disque, avec deux points A et B à une certaine distance, peu importe où.

Disons que le disque est infini et en mouvement. Comme il est infini, la distance A et B est infinie. Cela fait que s’il est en mouvement, la distance entre A et B ne pourra jamais être parcouru…

L’exemple joue pour une sphère tournant sur elle-même, mais en fait on peut la généraliser. L’infini est compris à l’époque de manière quantitative, comme une quantité ininterrompue. Un tel infini est considéré comme empêchant quelque chose d’être, puisque cela ne se termine jamais s’il faut parcourir un tel infini.

Pour Al-Kindi :

« Il a été rendu clair que le temps ne peut pas être infini, étant donné qu’il ne peut pas y avoir de quantité ou quelque chose qui a une quantité qui soit infini en acte.

Ainsi, tout temps a une limite en acte, et le corps n’est pas antérieur au temps [car tout corps connaît le mouvement et le temps décrit le mouvement].

Il est donc impossible que le corps de l’univers soit infini, en raison de son être : l’être du corps de l’univers est nécessairement fini, et le corps de l’univers ne peut pas avoir toujours existé. »

Al-Kindi pense ici résoudre le problème à la fois au nom et au moyen de l’Islam. Dans le même esprit que le mutazilisme dominant à l’époque l’Islam du califat abbasside, il rejette toute caractéristique à Dieu, au nom de se pure unicité divine.

Toutes les choses sont des composés et n’existent sous une forme qui leur est propre que parce que Dieu leur permet d’être eux-même une seule chose.

Ce faisant, Al-Kindi penche clairement du néo-platonisme, par définition opposé à la philosophie d’Aristote. Et cela va être un lieu commun de l’époque que de mêler Platon à Aristote, avec plus ou moins de confusion, de sincérité et d’incohérences, afin de maintenir en place l’existence théorique de Dieu et une analyse poussée, de nature matérialiste, de la réalité.

Mais cela est en inadéquation totale avec l’approche d’Aristote et c’est la raison pour laquelle les partisans d’Aristote à la suite d’Al-Kindi mettront celui-ci de côté. Pour eux, il est impossible de ne pas, d’une manière ou d’une autre, assimiler l’univers à Dieu.

C’est que la philosophie d’Aristote est un panthéisme, où Dieu est un outil pratique pour expliquer un monde où tout fonctionne par cause et conséquence. Cette dimension panthéiste va ainsi ressortir puissamment chez Al-Farabi, Avicenne et Averroès.

Elle est neutralisée chez Al-Kindi.

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le matérialisme d’Aristote et le califat abbasside