Alexandre d’Aphrodise et l’essence dans le rapport universel-particulier

Alexandre d’Aphrodise a une position concrète différente de celle d’Aristote, au sens où si ce dernier se tourne vers le mouvement, la réalisation d’une potentialité pré-définie, ce qu’il appelle l’entéléchie, lui décale l’axe central vers la notion d’essence.

Il n’y a au sens strict, pas de divergences entre les deux. Ainsi, chez Alexandre d’Aphrodise, même la quête du plaisir n’est pas simplement porté par la satisfaction propre au désir, mais également par le fait que l’acte menant au plaisir relève d’un mouvement naturel, dont la réalisation est elle-même cohérente.

Alexandre d’Aphrodise constate dans De anima liber cum mantissa [Livre sur l’âme avec supplément] que :

« En désirant l’acte non entravé conforme à ce qu’ils sont, ils désireront leur bien propre et leur plaisir – s’il est vrai que le plaisir est un acte non entravé de la disposition naturelle – et, en outre, le fait que le plaisir résulte pour eux-mêmes (car c’est l’acte qui leur est particulier qu’ils désirent).

Celui en effet qui désire son acte propre, conforme à ce qu’il est en puissance, désire manifestement le caractère non entravé [de cet acte] (car ce qui empêche et entrave cet acte est, pour celui qui le désire, à fuir), et, en même temps, un acte de cette sorte est aussi plaisant.

Il désire non pas simplement un acte, mais le fait même d’être en acte, et en désirant cet acte propre, c’est le fait même d’éprouver du plaisir qu’il désirera, et ce d’autant plus que le plaisir suit un tel acte, auquel, comme acte premier, il est approprié. Il n’a pas fait du plaisir le but de son désir, mais il a ce plaisir en tant qu’il suit l’acte, car tout ce qui est conforme à la nature est plaisant. »

Cela est tout à fait conforme à la philosophie d’Aristote. Cependant, on sait que celui-ci a procédé avec les syllogismes à un moyen de développer les connaissances ; tourné vers la physique, il a posé les bases d’un vaste catalogue de la réalité, au moyen des espèces, des genres, etc. On a tout un panorama de divisions et de sub-divisions et Aristote est très clairement orienté vers le catalogage de toute la réalité.

Son immense projet est toutefois ici passé de la science à la philosophie : Alexandre d’Aphrodise quitte le terrain de l’étude des processus au sens de leur dynamique pour s’orienter vers le monde divisé en essences.

C’est pour lui l’aspect principal, car ce qu’il privilégie, ce sont les modalités permettant le monde plus que les modalités du monde lui-même, la métaphysique, plutôt que la physique. Naturellement, on a perdu l’essentiel des textes d’Alexandre d’Aphrodise et peut-être n’est-ce pas le cas, néanmoins c’est ce qui resta historiquement.

Cela se révèle d’ailleurs également, relativement, dans sa compréhension de l’opposition entre l’universel et le particulier.

Dans De l’interprétation, Aristote définissait notamment les choses ainsi :

« J’appelle universel ce dont la nature est d’être affirmé de plusieurs sujets, et singulier ce qui ne le peut : par exemple, homme est un terme universel, et Callias un terme individuel. »

Seulement voilà, pour qu’homme soit un terme universel, il faut qu’il y ait des hommes. Aristote insiste sur le fait que la généralité n’existe que de manière postérieure à l’existence réelle, concrète, de particuliers relevant de cette généralité.

Ce n’est pas un idéaliste : Platon, au contraire, dit qu’il y a des Idées existant au préalable, façonnant la matière et aboutissant à des reflets matériels imparfaits de ces idées (car matériels).

Tel n’est pas du tout le cas chez Aristote et Alexandre d’Aphrodise défend de manière adéquate sa conception, en disant par exemple que :

« Un être humain est un être humain de par sa nature telle, qu’il y en ait ou pas plusieurs partageant cette nature. »

Alexandre d’Aphrodise rejette donc les mathématiques comme base scientifique unilatérale : les objets mathématiques n’existent en effet pas en soi, ils sont seulement conçus par la pensée. On est ici dans la conception matérialiste d’Aristote, dans le refus de l’idéalisme croyant qu’un Dieu unique aurait inventé la multiplicité et façonner la matière au moyen de celle-ci, suivant des « codes », des combinaisons, etc.

Et ce faisant, il pose l’affirmation de l’essence de l’être humain. Il y a donc une contradiction entre l’essence humaine, d’un côté, universelle, et l’être humain individuel, particulier, de l’autre.

Lorsqu’il parle de l’existence de différences, Alexandre d’Aphrodise explique de manière cohérente que :

« Les substances particulières sont celles qui reçoivent les contraires, tandis que les genres, les différences et les formes ne reçoivent aucunement les contraires, car ils sont universels et généraux. »

On a ainsi des essences pour chaque chose. Mais chaque chose peut se retrouver dans une situation particulière (par rapport aux autres choses). Il y a une tension entre l’universel – un cadre fixé pour chaque chose, ou plutôt une nature, une essence – et le particulier, celui-ci connaissant dans des situations multiples.

Dans le cas où il s’agit d’un être humain, on a alors qui plus est la question de savoir si l’essence simple prédomine, au sens où l’animalité décide, ou bien si on est passé dans la raisonnement amenant à des alternatives parmi lesquelles choisir.

On a ici une systématisation de la démarche d’Aristote. Ce dernier posait son système comme analyse de la dynamique du monde, une dynamique qu’il appelle entéléchie car chose produite est déterminée par une fin bien déterminée.

Alexandre d’Aphrodise renverse la perspective, il ne cherche pas à saisir la dynamique dans son mouvement, mais dans sa réalité statique exigeant qu’on aille à l’essence pour parvenir à se définir. Il ouvre ici le cycle qui va consister principalement en Avicenne, Averroès, Spinoza.

Chez ces quatre philosophes, il s’agit de se mettre à l’écoute de son essence pour se placer sur la bonne longueur d’onde.

Et Alexandre d’Aphrodise distingue pour cette raison trois intellects : l’intellect matériel qu’on peut qualifier de passif, de tablette d’argile sur laquelle rien n’est écrit, puis l’intellect matériel mis en branle, mis concrètement à disposition, ayant conscience d’être réflexion.

On a enfin l’intellect agent, qui permet à l’intellect matériel d’être mis en branle, en tant que réflexion intellectuelle virtuelle de l’ordre cosmique.

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