Alexandre d’Aphrodise et l’intellect matériel

Alexandre d’Aphrodise va préciser le rôle de l’intellect agent, au moyen du concept d’intellect matériel. Ce faisant, il ne fait que re-dire Aristote, au sens strict. Mais il rend plus clair la question et insiste sur cet aspect de sa philosophie, jusqu’à en faire l’aspect principal d’ailleurs.

La question qui se pose est en effet la suivante. L’être humain ne pense pas, sa pensée est reflet. Mais qu’est-ce qui permet cette pensée comme reflet ? C’est la matière elle-même.

Alexandre d’Aphrodise est matérialiste, il ne croit pas en une « âme » au sens religieux du terme, mais en un esprit permis par un certain agencement physico-chimique.

Il souligne donc bien le caractère temporaire de la pensée c’est-à-dire la capacité individuelle à raisonner, à réfléchir c’est-à-dire à réfléchir tel un miroir l’ordre cosmique. Lorsqu’on meurt, l’esprit meurt aussi. Il re-dit ainsi Aristote et rejette tout caractère « éternel » de l’esprit.

Cet intellect des êtres humains est donc matériel. L’esprit se forme par un agencement chimique ; il dit dans De l’Intellect selon l’opinion d’Aristote :

« Lorsqu’à partir de ce corps, quand il présente un certain degré de mélange, est engendré quelque chose, naissant de la totalité du mixte et apte à servir d’instrument à l’intellect qui est dans ce mixte, et puisqu’il existe en tout corps et que cet instrument est aussi un corps, on l’appelle intellect en puissance ; et c’est une faculté produite par le mélange qui intervient dans les corps, et qui est préparée à recevoir l’intellect qui est en acte. »

En clair, la capacité à réfléchir est le produit d’une certaine mixture matérielle et quand on se met à réfléchir, actualisant cette capacité, c’est que la mixture s’est prolongée en réceptacle des raisonnements.

Mais qu’est-ce qui amène cette mixture à s’activer ? C’est l’intellect agent, c’est-à-dire actif. Cet intellect, gigantesque pack de tous les concepts des réalités matérielles, met en branle les intellects matériels.

Ceux-ci se confrontent à la réalité matérielle et en « lisent » alors automatiquement les concepts. Aristote, défendant le matérialisme, les sens, explique en effet que ce qui est pensé est identique à ce qui pense.

C’est le contraire du « je pense donc je suis » de Descartes. En effet, pour dire qu’on pense donc qu’on est, il faut penser qu’on pense qu’on est. Cela implique alors de penser qu’on pense qu’on pense qu’on est. Et ainsi de suite à l’infini, ce qui n’a aucun sens.

L’être humain est donc immédiat, sa pensée est lui-même ; il n’y a pas de dualisme, pas de séparation entre le corps et l’esprit.

Alexandre d’Aphrodise, dans son écrit sur l’intellect, définit ainsi l’action de l’intellect agent sur l’intellect matériel :

« Cet être est à la fois intelligible par sa propre nature et intellect en acte; il est la cause qui porte l’intellect matériel à séparer, en la rapportant à une forme de ce genre, chacune des formes engagées dans la matière, à l’imiter, à la penser et à la rendre intelligible (…).

Il arrive en nous de l’extérieur, lorsque nous le pensons, puisque c’est par la préhension de la forme que l’intellection se produit en nous, et qu’il est la forme immatérielle, indépendante de la matière sans en avoir été séparée par la pensée abstractive.

Dans ces conditions, il est évidemment séparé de nous, puisque ce n’est pas notre pensée qui lui confère sa quiddité d’intellect, mais qu’il la possède par nature, étant à la fois intellect en acte et intelligible en acte (…).

Tout comme la lumière, qui est cause de la vision en acte, est perçue elle-même ainsi que ce qui l’accompagne, et grâce à elle, la couleur, ainsi l’intellect extérieur est cause de notre intellection tout en étant pensé lui-même ; il ne crée pas l’intellect, mais perfectionne par sa propre nature l’intellect existant et le conduit vers ses fonctions propres.

Donc l’intelligible par nature, c’est l’intellect suprême ; les autres intelligibles existent par l’art et par l’opération de l’intellect humain : l’intellect potentiel les crée, sans pâtir et sans être amené à l’existence par une cause étrangère (même avant son acte il était intellect), mais après avoir été augmenté et perfectionné.

Une fois perfectionné, il pense, et les intelligibles par nature, et ceux qui dépendent de son activité et de son art propres. L’action est en effet le trait propre de l’intellect, et penser c’est, pour lui, agir et non pâtir. »

La question se pose alors : qui est cet intellect agent ?

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