Alexandre Rodtchenko est un défricheur qui, lorsqu’il a fait un fétiche de ses propres découvertes, a raté le virage au classicisme.
Ce qui le bloque, c’est l’obsession pour la surface et la dimension théâtrale de l’acte montré en pleine action – ce qui permet l’intensité, mais aux dépens de toute possibilité d’atteindre la monumentalité, le classicisme.
On a un bon exemple avec le portrait dit du pionnier à la trompette, en 1930, qui par ailleurs est typique du travail de Rodtchenko de par de multiples qualités qu’on y retrouve, ainsi que les défauts.
Le premier et le troisième plan de l’image sont flous, de telle sorte que le sujet est parfaitement isolé au second plan, ce qui est le signe d’une grande maîtrise technique de la focale.
Le visage du trompettiste est déformé par le choix de prise de vue du photographe. La contre-plongée réduit le haut du visage à une simple ligne au dessus des yeux.
Le visage du sujet est presque exclusivement constitué de ses joues gonflées d’air qui semblent pousser ses lèvres dans l’embouchure de l’instrument. En plus de cet effet, là encore au service du réel, les détails sont frappants.
Le souci, c’est que ce côté frappant écrase la dignité du réel. L’aspect formel finit par l’emporter.
On a ainsi une haute technicité. La qualité optique de l’objectif (Leica), mais surtout l’habileté de Rodtchenko assure une gestion de la focale et une mise au point parfaite permet au tirage de révéler la souplesse de la peau du jeune sujet. La sensualité du portrait est renforcée par le contraste entre la douceur de la peau et le métal lisse et brillant de l’instrument de musique.
Les choix techniques, parfaitement maîtrisés, de Rodtchenko : boitier et objectifs, format, focale et vitesse, cadrage, angle de prise de vue et mise au point, sont au service du réalisme du portrait. Mobilisés en un instant, ils permettent au photographe de donner à voir le sujet en action dans son milieu.
Le problème, c’est qu’on a un instantané esthétisé. On n’a pas de vue d’ensemble – à moins de placer la photographie dans le cadre du reportage photographique.
On a le même souci avec la photographie suivante. La richesse de l’expression du visage oscille entre théâtralisation et monumentalité. Ce qui permet de basculer du bon côté, c’est qu’on y retrouve la candeur, une candeur expressive, allant soit dans l’affirmation de la détermination ou bien d’un esprit protecteur.
La dignité du réel est toujours ce qui sauve cette œuvre d’Alexandre Rodtchenko du formalisme.
L’oeuvre d’Alexandre Rodtchenko est ainsi inégal ; elle converge avec le formalisme occidental, propre aux sociétés capitalistes, mais elle permet parfois d’atteindre le réel par sa reconnaissance, aboutissant à des photographies fortes et conformes à la construction du socialisme, à sa démarche volontaire.
=>Retour au dossier sur la photographie d’Alexandre Rodtchenko