Il comunista, 17 novembre 1921
Le mouvement fasciste a apporté à son congrès [de trois jours à Rome, en 1921, marqué par une grève générale antifasciste d’une semaine] durant le bagage d’une puissante organisation, et tout en se proposant de déployer spectaculairement ses forces dans la capitale, il a également voulu jeter les bases de son idéologie et de son programme sous les yeux du public, ses dirigeants s’étant imaginés qu’ils avaient le devoir de donner à une organisation aussi développée la justification d’une doctrine et d’une politique « nouvelles ».
L’échec que le fascisme a essuyé avec la grève romaine n’est encore rien à côté de la faillite qui ressort des résultats du congrès en ce qui concerne cette dernière prétention. Il est évident que l’explication et, si l’on veut, la justification du fascisme ne se trouvent pas dans ces constructions programmatiques qui se veulent nouvelles, mais qui se réduisent à zéro aussi bien en tant qu’œuvre collective qu’en tant que tentative personnelle d’un chef: infailliblement destiné à la carrière d' »un homme politique » au sens le plus traditionnel du mot, celui-ci ne sera jamais un « maître ».
Futurisme de la politique, le fascisme ne s’est pas élevé d’un millimètre au-dessus de la médiocrité politique bourgeoise. Pourquoi?
Le Congrès, a-t-on dit, se réduit au discours de Mussolini. Or, ce discours est un avortement. Commençant par l’analyse des autres partis, il n’est pas parvenu à une synthèse qui aurait fait apparaître l’originalité du parti fasciste par rapport à tous les autres.
S’il a réussi dans une certaine mesure à se caractériser par sa violente aversion contre le socialisme et le mouvement ouvrier, on n’a pas vu en quoi sa position est nouvelle par rapport aux idéologies des partis bourgeois traditionnels.
La tentative d’exposer l’idéologie fasciste en appliquant une critique destructrice aux vieux schémas sous forme de brillants paradoxes s’est réduite à une série d’affirmations qui n’étaient ni nouvelles en elles-mêmes, ni reliées par un lien quelconque les unes aux autres dans la synthèse nouvelle qui en était faite, mais ressassaient sans aucune efficacité des arguments de polémique politique écoulés et mis à toutes les sauces par la manie de nouveauté qui tourmente les politiciens de la bourgeoisie décadente d’aujourd’hui.
Nous avons ainsi assisté non point à la révélation solennelle d’une nouvelle vérité (et ce qui vaut pour le discours de Mussolini vaut également pour toute la littérature fasciste), mais à une revue de toute la flore bactérienne qui prospère sur la culture et l’idéologie bourgeoises de notre époque de crise suprême, et à des variations sur des formules volées au syndicalisme, à l’anarchisme, aux restes de la métaphysique spiritualiste et religieuse, bref à tout, sauf, heureusement, à notre horripilant et brutal marxisme bolchevique.
Quelle conclusion tirer du mélange informe d’anti-cléricalisme franc-maçon et de religiosité militante, de libéralisme économique et d’anti-libéralisme politique, grâce auquel le fascisme tente de se distinguer à la fois du programme du parti populaire et du collectivisme communiste?
Quel sens et a-t-il à affirmer qu’on partage avec le communisme la notion anti-démocratique de dictature, quand on ne conçoit cette dictature que comme la contrainte de la « libre » économie sur le prolétariat et qu’on déclare cette « libre » économie plus que jamais nécessaire?
Quel sens et a-t-il à vanter la république du moment qu on fait miroiter la perspective d’un régime pré-parlementaire et dictatorial, et par conséquent ultra-dynastique? Quel sens et a-t-il enfin à opposer à la doctrine du parti libéral celle de la droite historique qui fut plus sérieusement et intimement libérale que ledit parti, à la fois en théorie et en pratique?
Si l’orateur avait tiré de toutes ces énonciations une conclusion qui les eût harmonieusement ordonnées, leurs contradictions n’auraient pas disparu, mais elles auraient du moins prêté à l’ensemble cette force propre aux paradoxes dont toute nouvelle idéologie se pare. Mais comme dans ce cas la synthèse finale manque, il ne reste plus qu’un fatras de vieilles histoires et le bilan est un bilan de faillite.
Le point délicat était de définir la position du fascisme face aux partis bourgeois du centre.
On pouvait tant bien que mal se présenter comme adversaire du parti socialiste et du parti populaire; mais la négation du parti libéral et la nécessité de s’en débarrasser et, dans un certain sens, de se substituer à lui, n’ont pas été théorisées de façon tant soit peu décente ni traduites dans un programme de parti.
Nous ne voulons pas affirmer par là, précisons-le tout de suite, que le fascisme ne peut pas être un parti: il en sera un, conciliant parfaitement ses aversions extravagantes contre la monarchie, en même temps que contre la démocratie parlementaire et contre le… socialisme d’Etat. Nous constatons simplement que le mouvement fasciste dispose d’une organisation bien réelle et solide qui peut être aussi bien politique et électorale que militaire, mais qu’il manque d’une idéologie et d’un programme propres.
Le Congrès et le discours de Mussolini, qui a pourtant fait le maximum pour définir son mouvement, prouvent que le fascisme est impuissant à se définir lui-même. C’est un fait sur lequel nous reviendrons dans notre analyse critique et qui prouve la supériorité du marxisme qui, lui, est parfaitement capable de définir le fascisme
Le terme « idéologie » est un peu métaphysique, mais nous l’emploierons pour désigner le bagage programmatique d’un mouvement, la conscience qu’il a des buts qu’il doit successivement atteindre par son action. Cela implique naturellement une méthode d’interprétation et une conception des faits de la vie sociale et de l’histoire.
A l’époque actuelle, justement parce qu’elle est une classe en déclin, la bourgeoisie a une idéologie dédoublée. Les programmes qu’elle affiche à l’extérieur ne correspondent pas à la conscience intérieure qu’elle a de ses intérêts et de l’action à mener pour les protéger. Lorsque la bourgeoisie était encore une classe révolutionnaire, l’idéologie sociale et politique qui lui était propre, ce libéralisme que le fascisme se dit appelé à supplanter, avait toute sa vigueur.
La bourgeoisie « croyait » et « voulait » selon les tables du programme libéral ou démocratique: son intérêt vital consistait à libérer son système économique des entraves que l’ancien régime mettait à son développement. Elle était convaincue que la réalisation d’un maximum de liberté politique et la concession de tous les droits possibles et imaginables à tous les citoyens jusqu’au dernier coïncidaient non seulement avec l’universalité humanitaire de sa philosophie, mais avec le développement maximum de la vie économique.
En fait, le libéralisme bourgeois ne fut pas seulement une excellente arme politique au moyen de laquelle l’Etat abolit l’économie féodale et les privilèges des deux premiers « états », le clergé et la noblesse. Il fut aussi un moyen non négligeable pour l’Etat parlementaire de remplir sa fonction de classe non seulement contre les forces du passé et leur restauration, mais aussi contre le « quart état » et les attaques du mouvement prolétarien.
Dans la première phase de son histoire, la bourgeoisie n’avait pas encore conscience de cette seconde fonction de la démocratie, c’est-à-dire du fait qu’elle était condamnée à se transformer de facteur révolutionnaire en facteur de conservation à mesure que l’ennemi principal cesserait davantage d’être l’ancien régime pour devenir le prolétariat.
La droite historique italienne, par exemple, n’en avait pas conscience. Les idéologues libéraux ne se contentaient pas de dire que la méthode démocratique de formation de l’appareil d’Etat était dans l’intérêt de tout « le peuple » et assurait une égalité des droits à tous les membres de la société: ils le « croyaient ».
Ils ne comprenaient pas encore que, pour sauver les institutions bourgeoises dont ils étaient les représentants, il pût être nécessaire d’abolir les garanties libérales inscrites dans la doctrine politique et dans les constitutions de la bourgeoisie. Pour eux, l’ennemi de l’Etat ne pouvait qu’être l’ennemi de tous, un délinquant capable de violer le contrat social.
Par la suite, il devint évident pour la classe dominante que le régime démocratique pouvait servir également contre le prolétariat et qu’il était une excellente soupape de sécurité au mécontentement économique de ce dernier; la conviction que le mécanisme libéral servait magnifiquement ses intérêts s’enracina donc de plus en plus dans la conscience de la bourgeoisie.
Elle ne le considéra plus dès lors que comme un moyen et non plus comme une fin abstraite, et elle se rendit compte que l’usage de ce moyen n’est pas incompatible avec la fonction intégratrice de l’Etat bourgeois, ni avec sa fonction de répression même violente contre le mouvement prolétarien.
Mais un Etat libéral, qui pour se défendre doit abolir les garanties de la liberté, apporte la preuve historique de la fausseté de la doctrine libérale elle-même en tant qu’interprétation de la mission historique de la bourgeoisie et de la nature de son appareil de gouvernement.
Ses véritables fins apparaissent au contraire clairement: défendre les intérêts du capitalisme par tous les moyens, c’est-à-dire aussi bien par les diversions politiques de la démocratie que par les répressions armées, quand les premières ne suffisent plus à freiner les mouvements menaçant l’Etat lui-même.
Cette doctrine n’est cependant pas une doctrine « révolutionnaire » de la fonction de l’Etat bourgeois et libéral. Pour mieux dire, ce qui est révolutionnaire, c’est de la formuler, et c’est pourquoi dans la phase historique actuelle, la bourgeoisie doit la mettre en pratique et la nier en théorie.
Pour que l’Etat bourgeois remplisse sa fonction répressive qui est tout naturellement la sienne, il faut que les prétendues vérités de la doctrine libérale aient été implicitement reconnues comme fausses, mais il n’est pas du tout nécessaire de retourner en arrière et de réviser la constitution de l’appareil d’Etat. Ainsi la bourgeoisie n’a pas à se repentir d’avoir été libérale ni à abjurer le libéralisme: c’est par un développement en quelque sorte « biologique » que son organe de domination a été armé et préparé à défendre la cause de la « liberté » au moyen des prisons et des mitrailleuses.
Tant qu’il énonce des programmes et reste sur le terrain politique, un mouvement bourgeois ne peut reconnaître carrément cette nécessité de la classe dominante de se défendre par tous les moyens, et compris ceux qui sont théoriquement exclus par la constitution.
Ce serait une fausse manœuvre du point de vue de la conservation bourgeoise. D’autre part, il est indiscutable que les quatre-vingt dix-neuf pour cent de la classe dominante sentent combien il serait faux, de ce même point de vue, de répudier jusqu’à la forme de la démocratie parlementaire et de réclamer une modification de l’appareil d’Etat, aussi bien dans un sens aristocratique qu’autocratique.
De même qu’aucun Etat pré-napoléonien n’était aussi bien organisé que les Etats démocratiques modernes pour les horreurs de la guerre (et pas seulement du point de vue des moyens techniques), aucun ne serait non plus arrivé à leur cheville pour la répression intérieure et la défense de son existence.
Il est alors logique que dans la période actuelle de répression contre le mouvement révolutionnaire du prolétariat, la participation des citoyens appartenant à la classe bourgeoise (ou à sa clientèle) à la vie politique revête des aspects nouveaux. Les partis constitutionnels organisés de façon à faire sortir des consultations électorales du peuple une réponse favorable au régime capitaliste signée de la majorité ne suffisent plus.
Il faut que la classe sur laquelle l’Etat repose assiste celui-ci dans ses fonctions selon les exigences nouvelles. Le mouvement politique conservateur et contre-révolutionnaire doit s’organiser militairement et remplir une fonction militaire en prévision de la guerre civile.
Il convient à l’Etat que cette organisation se constitue « dans le pays », dans la masse des citoyens parce qu’alors la fonction de répression se concilie mieux avec la défense désespérée de l’illusion qui veut que l’Etat soit le père de tous les citoyens, de tous les partis et de toutes les classes.
Du fait que la méthode révolutionnaire gagne du terrain dans la classe ouvrière, qu’elle la prépare à une lutte et un encadrement militaires et que l’espoir d’une émancipation par les voies légales, c’est-à-dire permises par l’Etat, diminue dans les masses, le Parti de l’ordre est contraint de s’organiser et de s’armer pour se défendre.
A côté de l’Etat, mais en butte à ses protestations bien logiques, ce parti va « plus vite » que le prolétariat à s’armer, il s’arme mieux aussi et il prend l’offensive contre certaines positions occupées par son ennemi et que le régime libéral avaient tolérées: mais il ne faut pas prendre ce phénomène pour la naissance d’un parti adversaire de l’Etat dans ce sens qu’il voudrait s’en emparer pour lui donner des formes pré-libérales!
Telle est pour nous l’explication de la naissance du fascisme. Le fascisme intègre le libéralisme bourgeois au lieu de le détruire. Grâce à son organisation dont il entoure la machine d’Etat officielle, il réalise la double fonction défensive dont la bourgeoisie a besoin.
Si la pression révolutionnaire du prolétariat s’accentue, la bourgeoisie tendra probablement à intensifier au maximum ces deux fonctions défensives qui ne sont pas incompatibles, mais parallèles. Elle affichera la politique démocratique et même social-démocrate la plus audacieuse, tout en lâchant les groupes d’assaut de la contre-révolution sur le prolétariat pour le terroriser.
Mais c’est là un autre aspect de la question qui sert seulement à montrer combien l’anti-thèse entre fascisme et démocratie parlementaire est dépourvue de sens, comme l’activité électorale du fascisme suffit d’ailleurs à le prouver.
Il n’est pas nécessaire d’être un aigle pour devenir un parti électoral et parlementaire. Il n’est pas non plus nécessaire de résoudre le difficile problème d’un programme « nouveau ».
Jamais le fascisme ne pourra formuler sa raison d’être dans des tables programmatiques, ni s’en former une conscience exacte, puisqu’il est lui-même le produit du dédoublement du programme et de la conscience de toute une classe et puisque, s’il devait parler au nom d’une doctrine, il devrait rentrer dans le cadre historique du libéralisme traditionnel qui lui a confié la charge de violer sa doctrine « à usage externe » tout en se réservant celle de la prêcher comme par le passé.
Le fascisme n’a donc pas su se définir lui-même au congrès de Rome et jamais il n’apprendra à le faire (sans pour cela renoncer à vivre et à exercer sa fonction) puisque le secret de sa constitution se résume dans la formule: l’organisation est tout, l’idéologie n’est rien, qui répond dialectiquement à la formule libérale: l’idéologie est tout, l’organisation n’est rien.
Après avoir sommairement démontré que la séparation entre doctrine et organisation caractérise les partis d’une classe décadente, il serait très intéressant de prouver que la synthèse de la théorie et de l’action est le propre des mouvements révolutionnaires montants, proposition corollaire qui répond à un critère rigoureusement réaliste et historique.
Ce qui, si on fait acte d’espoir, conduit à cette conclusion que quand on connaît l’adversaire et les raisons de sa force mieux qu’il ne se connaît lui-même, et que l’on tire sa propre force d’une conscience claire des buts à atteindre, on ne peut pas ne pas vaincre !