Lo Stato operaio, 13 août 1923
Dans le récent discours prononcé à la Chambre pour arracher l’approbation de la nouvelle loi électorale, Mussolini a encore une fois répété avec ostentation la critique de la démocratie parlementaire, allant jusqu’à se battre contre les pauvres ombres de Cavallotti et de Brofferio. Et il a fait appel à l’argument, guère nouveau, selon lequel les adversaires les plus radicaux du fascisme sont anti-démocrates et anti-parlementaires et selon lequel en Russie les garanties démocratiques sont abolies pour tous les partis opposés au régime bolchevik.
Il est vrai qu’il y a une espèce de convergence, sur cette question, des points de vue des deux groupes politiques extrêmes. Mais l’argument ne s’adresse qu’à une bien petite partie des opposants du fascisme – les communistes – puisque les autres partis socialistes sont, dans leurs divers comportements théoriques, à la fois imbibés et avides de parlementarisme; quant aux syndicalistes-révolutionnaires et aux anarchistes, a-parlementaires il est vrai, ils s’opposent eux à toutes les dictatures.
C’est seulement à nous, et nous nous en vantons, que la méthode » russe » peut être jetée à la tête. Mais nous pouvons développer notre thèse anti-démocratique sans que nous ne donnions pour autant le moindre appui aux entreprises politiques du fascisme, et sans que les extrêmes du cercle politique ne se touchent. Notre attitude dans la lutte contre la démocratie est aussi claire et cohérente que celle des fascistes est contradictoire et douteuse.
Nous sommes par principe contre la démocratie celle-ci entendue comme » un système de représentation politique et de gouvernement dans lequel les membres de toutes les classes sociales ont des droits égaux ». Etre contre ce système par principe signifie que :
a – dans le régime prolétarien, nous sommes pour la dictature révolutionnaire et l’exclusion des organes de l’Etat des classes non prolétariennes ( en un sens très large ) et également pour la répression des partis contre-révolutionnaires.
b – dans le régime bourgeois, nous dénonçons la démocratie parlementaire comme un appareil destiné à dissimuler la dictature effective des capitalistes.
Ni l’une ni l’autre de ces deux prises de position ne nous empêchent cependant, au moment où cela nous convient et si cela nous convient, de profiter du mécanisme parlementaire électoral et d’exhorter les masses ouvrières à réclamer les garanties démocratiques, unique moyen pour que ces masses se forgent une expérience politique qui permette ensuite de les dépasser.
Par principe, nous sommes opposés à tout mécanisme démocratique, majoritaire, proportionnel ou autre; il suffit de noter que, en Russie, le système électif, non seulement n’est pas de type proportionnel, non seulement ne réalise pas le prétendu idéal de la circonscription unique national, mais il n’est pas non plus à caractère » direct « ; il est même plutôt » plural « , c’est-à-dire qu’une voix d’un prolétaire des villes vaut dix – ou plus – voix de paysans des campagnes. Tout cela est un scandale pour les théoriciens de la » démocratie pour la démocratie «
Il est certain que si au mot » démocratie « , au lieu de la signification politique et historique que nous avons indiqué plus haut, on donne une signification purement juridique de » mécanisme représentatif « , nous pouvons dire que la dictature du prolétariat est une » démocratie prolétarienne « . Mais plus qu’à la terminologie, nous nous intéressons à la substance.
Notre cohérence est établie : en régime prolétarien, nous sommes pour un minimum de droits à la bourgeoisie; mais en régime bourgeois nous sommes, c’est clair, pour le maximum de droits au prolétariat, tout en sachant que ce maximum est totalement insuffisant tant que le pouvoir reste aux mains de la bourgeoisie.
Nous ne pouvons pas répéter ici nos nombreuses raisons tactiques, mais il est bien certain que l’on ne peut pas prétendre que notre anti-démocratisme nous fait adhérer aux projets électoraux du gouvernement fasciste que, logiquement, nous devons combattre justement pour rendre plus difficile la réalisation du plan du gouvernement qui vise à continuer de protéger avec un vernis constitutionnel une dictature bourgeoise, laquelle ne date pas de la révolution d’octobre mais a été rendue plus solide pour l’œuvre de prévention contre-révolutionnaire.
Si notre ligne est théoriquement et pratiquement cohérente, celle de nos prétendus collègues en » anti-démocratisme » est au contraire énormément contradictoire. Un rapide coup d’œil sur un passé récent et sur un avenir en train de naître présentement le montre.
Mussolini et les siens parlent de démocratie avec le plus superbe mépris et répètent à l’envie : le parlementarisme nous dégoûte tout autant qu’il dégoûte les bolcheviks ! Pouah ! Mais n’est-ce pas, parmi tant d’autres, une de ces » poses » quotidiennement infligées aux spectateurs du phénomène fasciste ?
Aux actuels champions du mouvement fasciste, nous voulons rappeler que pour eux cette démocratie ( pour laquelle nous n’avons jamais eu de faiblesse et pour laquelle nous promettons de ne jamais en avoir ) a autrefois eu de la valeur !
Il suffit de rappeler 1915. . . .
C’est naturel ! Les temps ont changé, et les opinions de Mussolini et Compagnie ont changé avec lui. Nous entendons hurler dès que nous commençons à rappeler ceci : le fascisme est l’interventionnisme d’il y a huit ou neuf ans, et c’est l’interventionnisme de gauche qui prêchait la croisade pour la démocratie. Conservateurs, libéraux et nationalistes n’eurent qu’une part secondaire dans la campagne pour la guerre qu’ils étaient prêts à faire même avec la Triplice ) comme ils n’eurent et n’ont qu’une part secondaire parmi les forces qui contribuèrent à la naissance du fascisme.
Celui-ci revendique sa filiation idéale et historique à la grande guerre; et comment peut-il prétendre que l’on ne lui rappelle pas aujourd’hui d’avoir, pour la cause de la démocratie, réclamé – et pas par de simples démonstrations platoniques – et imposé le sacrifice de sept cents mille vies d’hommes qui » ne savaient pas » que les partisans de la guerre se réservaient le droit, ensuite, de renverser leurs objectifs et de découvrir que la démocratie est une solennelle saloperie ?
Il est inutile d’insister longuement sur ce point. Si nous enquêtions sur les responsabilités personnelles du Duce qui aujourd’hui proclame avec ostentation sa thèse anti-démocratique, nous devrions rappeler une page de l’Avanti ! d’octobre 1914 dans lequel, franchissant ainsi le Rubicon, il faisait contre nous étalage de ses arguments dont le sens était : mais enfin peut-on rester indifférent et ne pas choisir entre le régime des » junkers » prussiens, l’autocratie du Kaiser, la force austro-hongroise d’un côté et les démocraties modernes de la France, de la Belgique et de l’Angleterre de l’autre ?
Aujourd’hui, il dit en clignant de l’œil : » N’est-il pas vrai, messieurs les bolcheviks, que la démocratie est synonyme de bassesse et de corruption ? «
Alors qu’auparavant, rappelons-le, nous étions traités de cyniques et vendus aux Allemands… Mais nous avions raison de défendre notre thèse limpide : la guerre n’apporte la démocratie qu’aux vaincus; et même si elle apportait aussi la démocratie aux vainqueurs, nous serions aussi contre cet enjeu illusoire avec lequel on aurait voulu entraîner les masses aux massacres.
Nous voulons dire seulement ceci pour pouvoir aujourd’hui dire pis que pendre de la démocratie, il fallait alors ne pas avoir réclamé, en son nom, un aussi atroce sacrifice.
Mais le passé est le passé, les morts sont morts et voici que certains s’arrogent le droit de parler en leur nom.
Et le fascisme s’arroge le droit, malgré nous, de fouler aux pieds le cadavre du mensonge démocratique. Bien. Il reste cependant à prouver l’incohérence des attitudes actuelles du fascisme dont nous avons parlé et dont justement le discours de Mussolini témoigne de façon caractéristique. Le fascisme, qui prétend avoir fait une révolution, un coup d’Etat, et qui a simplement fait un coup de main, peut-il édifier un régime qui se différencie de la démocratie parlementaire ?
Non, son chef l’a confessé. Il ne peut pas remplacer le parlement. Il promet de respecter les limites des normes constitutionnelles libérales les plus orthodoxes.
Il ne veut pas de lois exceptionnelles. Il veut favoriser les classes travailleuses pourvu qu’elles se rallient au régime dominant. Il est bourré d’idées larges et modernes. Faut-il continuer ? Dans tout ceci il n’y a que le décisif prélude de la réforme démocratique et même réformiste.
Naturellement, toutes les déclarations et promesses du gouvernement fasciste cachent une réalité bien différente. La dictature de la réaction bourgeoise, prête à recourir aux moyens les plus aigus et les plus extrêmes parmi les moyens existants s’ils sont nécessaires, reste en deçà de ces déclarations de générosité et de complaisance.
Mais n’est-ce pas le véritable caractère de la politique démocratique ? Et pour nous, est-ce autre chose que l’habile emploi de la démagogie pour faire le jeu du despotisme capitaliste ?
Comme notre presse le soutient depuis longtemps, le fascisme, méthode synthétique d’administration des intérêts bourgeois, réalise l’usage simultané de la répression et de la démagogie. Tout fait croire que, malgré la réticence de son aile droite, le fascisme collaborera sur un tel terrain avec la démocratie et le réformisme socialistoïde.
Bien avant la séance au cours de laquelle les membres du Parti Populaire s’éclipsèrent de l’opposition et les réformistes saisirent les perches que le Duce leur tendait, nous soutenions déjà cela.
L’idéologie anti-démocratique du fascisme ne contient donc rien de respectable et de vivant.
Parti du mensonge démocratique, le fascisme y retournera; et comme il s’agit d’un cadavre, il en partagera le sort, sans ouvrir au régime actuel les horizons d’une nouvelle histoire.