Après Ibrahim Kaypakkaya : les variantes de TKP/ML

Le TKP/ML a su résister aux tendances pro-albanaises formelles qui se produisirent dans ses rangs ; malheureusement, il a dû faire face à une tendance pro-albanaise masquée. La grande caractéristique de l’idéologie d’Enver Hoxha est en effet de combiner une prétention idéologique orthodoxe à une pratique louvoyante, toujours prête à l’opportunisme.

Autrement dit, sur le papier, cela se veut fidèle aux principes, mais sur le terrain le hoxhaisme tend toujours à l’unité sans principes. Pour cette raison, le TKP/ML va connaître une scission majeure et définitive relativement à cette question.

Initialement, la scission donnant naissance au TKP/ML Hareketi en 1976 fut immédiatement suivie par d’autres, donnant naissance en 1977 à Halkin Gücü (Pouvoir populaire), Kurtuluş Bayrağı (Drapeau de la libération), Kurtulus Yolu (Voie de la libération).

Nazan Ünaldı 1958-1973

Le premier courant fut le seul à maintenir le cap, les autres disparaissant, et organisa la première conférence en février 1978, qui remit en ordre de marche la TIKKO, ainsi que l’organisation pour les jeunes, la Türkiye Marksist-Leninist Genclik Birligi (TMLGB, Union de la Jeunesse Marxiste-Léniniste de Turquie).

Sefa Kaçmaz fut alors nommé comme secrétaire général ; à la seconde conférence en 1980, il fut toutefois expulsé et condamné à mort. Lui-même reprochait à l’organisation son formalisme et entendait ouvrir des expériences différentes, par exemple en participant aux élections parlementaires.

Son remplaçant, Süleyman Cihan, décéda toutefois en septembre 1981 suite à des mois de torture après son arrestation par l’État turc. L’organisation réussit alors à avancer, Kazım Çelik la dirigeant jusqu’à son décès en 1987, avec notamment une troisième conférence prévue pour 1985, mais repoussée à 1986 et même mis en suspens.

C’est que le développement avait abouti à une fracture majeure. Le conflit interne au sein du Comité Central apparaissait comme insoluble et ce d’autant plus que la direction était surtout basée à l’étranger et refusait de tenir la troisième conférence en Turquie, en raison des dangers encourus.

Par la suite, sept membres du Parti devant être des délégués à la conférence furent tués par la police en novembre 1986, compliquant encore davantage la situation.

Il se forma alors le Dogu Anadolu Bölge Komitesi (DABK, Comité régional d’Anatolie orientale), comme expression d’une des deux tendances, le comité d’organisation de la conférence chercha à temporiser et la répression frappa alors le TKP/ML en mai 1987, aboutissant notamment au décès du secrétaire général, Kazım Çelik.

Dans la foulée, le DABK annonça à l’été 1987 qu’à la suite d’une conférence extraordinaire, il ne reconnaissait plus le Comité Central élu à la deuxième conférence, en raison de sa ligne révisionniste et opportuniste. De son côté, le Comité Central organisa une troisième conférence en octobre 1987.

Sur le papier, il y avait alors deux TKP/ML se réclamant de la même idéologie ; dans les faits, le TKP/ML « troisième conférence » avait une approche pragmatique-machiavélique, ayant une conception mécaniciste des choses, alors que le TKP/ML DABK se situait dans la perspective du maoïsme.

Deux figures marquantes du TKP/ML dans sa version DABK alors furent Manuel Demirel, d’origine arménienne et initialement venu négocier de la part de l’autre tendance, et Baba Erdoğan, dont un mot d’ordre fut « un Dersim ne suffit pas, il faut 1.000 Dersim ».

Il y eut même un troisième TKP/ML, le TKP/ML Maoist Merkezi (Centre Maoïste), qui n’existait qu’en Allemagne, notamment à Berlin, et était étroitement lié au Parti Communiste Révolutionnaire des États-Unis et au Comité du Mouvement Révolutionnaire Internationaliste.

Le TKP/ML « troisième conférence » connut rapidement encore une petite scission, avec le groupe « Prolétariat révolutionnaire » qui quitta l’organisation en avril 1989 ; en pratique, il s’agissait surtout de cadres ayant fui en Europe occidentale et refusant d’être renvoyé clandestinement en Turquie.

Le TKP/ML DABK tint sa troisième conférence en juin 1989, le TKP/ML « troisième conférence » tint sa quatrième conférence en octobre 1991. Des discussions se développèrent alors, permettant une réunification en avril 1992, puis une première conférence extraordinaire en juin 1993 où l’idéologie arborée est alors le marxisme-léninisme-maoïsme, et non plus le marxisme-léninisme pensée Mao Zedong.

Barbara Kistler, communiste suisse ayant rejoint le TKP/ML et tombée dans les rangs de la TIKKO en janvier 1993

C’était là toutefois une erreur majeure que cette réunification, car si l’idéologie était apparemment le même, la démarche était concrètement totalement différente. Le scandale fut alors général lorsqu’il fut découvert que depuis 1989, de hauts cadres du TKP/ML « troisième conférence » agissaient avec la mafia afin de se procurer de l’argent et des armes, en participant au trafic d’héroïne. Des sommes importantes avaient été détournées qui plus est.

La direction avait finalement rejeté la démarche une fois celle-ci réalisée, mais se contenta de simples avertissements.

Les cadres issus du TKP/ML DABK organisèrent alors en réponse une réunion du Comité Central, à laquelle les cadres issus du TKP/ML « troisième conférence » refusèrent de participer, parlant de « putsch » et de « liquidation de la direction ».

En avril 1994, la scission était consommée, avec le TKP/ML DABK se présentant comme le TKP(ML) et accusant l’autre faction de « pragmatique-machiavélique » et de liens avec la mafia, et le TKP/ML « troisième conférence » devenant le TKP/ML et définissant l’autre faction comme putschiste, liquidatrice, avec une mentalité de seigneur de la guerre.

Les tailles des deux organisations étaient relativement similaires ; si la TIKKO du TKP(ML) était plus forte dans la région kurde de Dersim, la TIKKO du TKP/ML était plus présente dans la région de la Mer Noire.

Cependant, la première partie de l’année 1996, le TKP(ML) mena une vague campagne d’épuration de plusieurs mois, dénommée Kardelen Hareketi (Mouvement Perce-neige), interrogeant 23 hauts cadres, en exécutant 8 considérés comme relevant d’une infiltration contre-révolutionnaire.

Ce mouvement fut conduit par Cüneyt Kahraman, né en 1970 et qui sera tué par la répression en 1997.

Le TKP(ML) développa alors une ligne toujours plus en direction du maoïsme, signant régulièrement des communiqués avec le Mouvement Populaire Pérou, l’organisme généré par le Parti Communiste du Pérou pour le travail à l’étranger.

Le TKP/ML se tourna alors quant à lui vers le Parti Communiste des Philippines et les maoïstes en Inde, qui avaient la même lecture pragmatique-machiavélique qu’eux.

Le TKP(ML) ne fut toutefois pas en mesure de maintenir sa ligne initiale, allant dans une perspective nouvelle sous l’impulsion de son dirigeant Cafer Cangöz, né en 1957, qui sera tué en 2005 et aura passé trente années de sa vie comme révolutionnaire professionnel.

Cafer Cangöz avait été emprisonné pendant plus de dix ans, il avait participé à plusieurs grèves de la faim (27 jours en 1983, 50 jours en 1984, 35 jours en 1988, 22 jours puis 45 jours en 1989. Il avait été une figure du TKP/ML DABK et un membre du Comité Central du TKP/ML unifié, avant de devenir le dirigeant du TKP/ML.

Il amena celui-ci à se transformer en 2002 en un Maoist Komünist Partisi / Türkiye – Kuzey Kürdistan (MKP, Parti Communiste Maoïste de Turquie et de Kurdistan du Nord), la TIKKO devenant une Halk Kurtuluş Ordusu (HKO, Armée Populaire de Libération), la TMLGB devient la Maoist Gençlik Birliği (MGB, Union de la Jeunesse Maoïste).

Les positions furent profondément remaniées. Il fut considéré que la scission de 1992 avait été une erreur et que le Mouvement d’épuration s’en étant suivi avait été trop loin ; le TKP/ML DABK est d’ailleurs critiqué comme déviationniste de gauche – militariste.

En même temps, il est considéré que la Turquie était désormais capitaliste et qu’il fallait par conséquent y mener la « guerre populaire socialiste ». L’objectif de cette guerre était par contre une démocratie socialiste multipartite.

Ce dernier aspect reflète la tendance générale au « démocratisme » dans l’extrême-gauche en Turquie, sous le poids de la pression du PKK avec son modèle de société « municipaliste libertaire » dont la région de la Rojava, en Syrie, serait l’exemple.

Cela n’empêche pas la persistance de la logique fractionnelle. Une petite scission se produisit ainsi dès 2002, produisant un éphémère TKP(ML) finissant par rejoindre le TKP/ML.

Le MKP se scinda alors de manière franche en 2013, avec un Maoist Komünist Partisi et un Maoist Komünist Parti ; il arriva la même chose au TKP/ML en 2015, avec un TKP/ML et un TKP-ML, qui s’accusent mutuellement d’être opportuniste de droite.

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