L’Argentine

L’Argentine a une histoire très simple à comprendre, tout est très lisible une fois qu’on a saisi la clef.

Si par contre on suit les événements un par un, on se retrouve devant une avalanche de faits et il faudrait des années d’études pour obtenir ne serait-ce qu’un aperçu.

(wikipedia)

Sur quoi faut-il se fonder ? Sur le port de Buenos Aires.

Il est adéquatement placé sur la côte atlantique du point de vue européen, et pourtant la monarchie espagnole a fait l’erreur stratégique de le mettre de côté, puis de le négliger.

Initialement, la ville de Buenos Aires est établie en 1536 sous le nom de Puerto de Nuestra Señora Santa María del Buen Ayre, le Port de Notre-Dame-Sainte-Marie-du-Bon-Vent.

Le choix fait référence au culte catholique, en relation avec les attentes des marins d’un « bon vent ».

Néanmoins, les attaques des Indiens amenèrent rapidement à l’abandon des installations réalisées, après une situation dramatique marquée par la faim la plus complète.

Trois soldats, pendus pour avoir mangé un cheval en cachette, virent ainsi leurs cadavres dévorés.

La colonisation espagnole revint rapidement à la charge cependant, avec une reconstitution en 1580 comme Ciudad de la Santísima Trinidad y Puerto Santa María de los Buenos Aires, Ville de la Très Sainte Trinité et Port de Notre-Dame-Sainte-Marie-du-Bon-Vent.

Buenos Aires vu par un marin néerlandais, vers 1628

Le facteur clef fut ici que les colons avaient amené des vaches, ce qui a permis de maintenir une alimentation et, par la systématisation de l’élevage, d’agrandir la petite colonie.

On a ici un aspect essentiel pour le développement du mode de production.

L’introduction dans cette partie de l’Amérique latine d’un animal modifié sur un nombre très important de générations en Europe représente un événement de la plus haute importance.

Le développement de l’Argentine se confond directement, par la suite, justement avec cette production de viande et de cuir fondée sur l’exploitation animale.

Tableau de 1888 de l’Italien Ignacio Manzoni où un cowboy argentin (un « gaucho ») montre à un étranger le mode de rôtissage local typique (l’asado, également un événement social), alors qu’une jeune fille lui remet un maté à boire

Et cela se combine avec la démarche de la colonisation, consistant en l’établissement de bases productives, « super »-productives, au moyen de l’accumulation de capacités de production.

Mais avant d’arriver à comment l’Argentine est née comme projet colonial, et même comme double projet colonial, il faut voir sa situation à sa fondation.

Et, initialement, Buenos Aires consiste surtout en un port qui est simplement constaté par la monarchie espagnole, et en pratique délibérément délaissé.

En effet, la monarchie espagnole avait organisé deux bases fondamentales dans sa colonisation. La première était la ville de Mexico, fondée sur les ruines de Tenochtitlan ; la seconde, c’était la ville de Lima, fondé en 1535.

Au Nord, il y a la Vice-royauté de la Nouvelle Espagne, avec comme axe les restes de l’empire aztèque et un étalement jusqu’à l’Amérique centrale.

Au Sud, il y a la Vice-Royauté du Pérou, avec comme axe les restes de l’empire inca, et un étalement tout autour.

Les empires espagnol (en bleu) et portugais (en vert) en Amérique

Buenos Aires est donc à l’écart des deux bases principales et la monarchie espagnole, étant ce qu’elle est, lui interdit de pratiquer le commerce avec l’Europe.

Son statut, dans sa zone, est d’être un support éventuel en cas de soucis avec les Indiens ou les Portugais du Brésil, rien de plus.

En Amérique latine, tout est entièrement subordonné à Lima et au port de Callao, par qui tout doit passer.

C’était totalement absurde pour deux raisons.

Les deux cercles sont concentrés sur Lima (avec le port de Callao) et Buenos Aires ; le canal de Panama n’existant pas encore, les navires de Lima vont jusqu’en Amérique centrale, déposent leurs marchandises qui sont ensuite transportées à pied pour ensuite repartir en navire depuis les Caraïbes

La première, c’est que Buenos Aires se situe dans une zone qui fut appelée le Río de la Plata (la rivière de l’argent) ; long de 280 km, c’est pour certains un estuaire, pour d’autres un golfe, voire un fleuve.

Le Río de la Plata, avec Buenos Aires et Montevideo

Deux fleuves y débouchent, le Río Paraná et le Río Uruguay ; le Río Paraná est long de 4 099 km, le Río Uruguay de 1838 km.

Il était évident que tout processus de pénétration à l’intérieur des terres allait profiter de ces deux fleuves et attribuer un rôle toujours plus important à Buenos Aires.

C’était même encore plus vrai car le Portugal avait largement commencé à coloniser le Brésil.

Or, exactement à cette époque, il s’était mis en place une « Union ibérique », union de l’Espagne et du Portugal, avant que ce dernier ne se révolte.

L’Union ibérique fut éphémère ; elle ne dura que de 1580 à 1640. Mais on est au tout début de l’histoire de Buenos Aires et cela fait que le port put irradier sur une très vaste zone.

Elle fut pour cette raison le débouché de tous les contrebandiers agissant de manière considérable un peu partout.

Les universités fondées dans l’empire colonial espagnol : pour l’Argentine actuelle, on a l’Université de Córdoba en 1613, alors que celle de Buenos Aires n’a été fondée qu’après l’indépendance, en 1821

La monarchie espagnole a réagi de manière assez rapide à cette situation, procédant en 1603 à l’expulsion de tous les Portugais, acteurs majeurs de la contrebande, notamment concernant l’argent des mines de Potosí, en Bolivie.

Le Portugal, en 1680, finit par réagir avec la mise en place d’une colonie sur la côte en face de Buenos Aires, dénommée Colônia do Santíssimo Sacramento, dans le but de prolonger la contrebande.

La monarchie espagnole vint écraser l’entreprise, avec succès sur le plan militaire.

Cela n’assécha toutefois pas la contrebande. Buenos Aires, donnant sur l’Atlantique, bien à l’écart de Lima, était trop intéressante de par son emplacement.

Ce fut particulièrement vrai pour les marchands d’esclaves, qui ne cessèrent de monter en puissance.

Entre 100 000 et 200 000 esclaves venus d’Afrique passèrent par Buenos Aires, un chiffre très difficile à évaluer, surtout en raison du rôle de plaque tournante du port de la ville, les esclaves étant dispatchés dans toute la région, voire jusqu’au Pérou.

La Grande-Bretagne joue un rôle majeur dans ce trafic, tant légalement qu’illégalement, à partir de 1713, date du Traité d’Utrecht entre les grandes puissances européennes.

Il était alors évident que Buenos Aires jouait un rôle toujours plus important.

Le roi d’Espagne Charles III fit alors de Buenos Aires une « Intendencia » en 1772, avant de finalement fonder une nouvelle entité en 1776, la Vice-royauté du Río de la Plata.

Une scène de la Vice-royauté de du Río de la Plata., vers 1784-1806

Le territoire de cette Vice-royauté correspond aujourd’hui à l’Argentine, à la Bolivie, au Paraguay, à l’Uruguay, une partie du Chili, ainsi que du sud du Brésil.

Cela officialisait l’ouverture du port de Buenos Aires et l’économie se mit à fleurir, puisque enfin le passage était libre alors que le territoire directement concerné se voyait largement agrandi.

Le passage de la Bolivie à la Vice-royauté du Río de la Plata, au lieu du Pérou, est l’expression majeure de ce renversement historique.

Les fermes laitières se transformèrent en grands ranchs, avec la viande exportée notamment au Brésil et les cuirs en Grande-Bretagne (puis au Royaume-Uni).

Buenos Aires dut cependant aussi faire face aux pirates anglais, néerlandais, français, danois ; surtout, la ville dut faire face à une tentative britannique de prise de contrôle de la région.

Une vue de Buenos Aires en 1820

1600 soldats britanniques prirent Buenos Aires en juin 1806, mais la révolte locale et l’intervention espagnole les en chassa dès le mois d’août dans la bataille de la Reconquista.

10 000 soldats britanniques revinrent quelques mois après, mais leur avant-garde de 5 000 hommes fut défaite et l’opération s’arrêta net.

Un acteur majeur du côté de Buenos Aires fut Jacques de Liniers, un Français passé au service du roi d’Espagne.

Mais celui-ci s’appuya surtout sur la mobilisation populaire, avec des milices montées de toute pièce.

Cela galvanisa l’esprit populaire et cela juste avant que la monarchie espagnole ne s’effondre sur elle-même en raison de l’invasion napoléonienne.

De plus, au cours de la seconde tentative britannique, le vice-roi Rafael de Sobremonte avait été mis de côté pour son inefficacité déjà prouvée en 1806 lors de la défense ratée de Buenos Aires.

Il y avait donc déjà une cassure nette de Buenos Aires avec la monarchie espagnole.

Les ferments d’une affirmation locale étaient déjà présents, tant par le parcours autonome du port de Buenos Aires par rapport à la colonisation classique mexicano-péruvienne, que par la résistance face aux Britanniques.

Une vue de la cathédrale de Buenos Aires en 1829

Une réaction des Espagnols péninsulaires, nés dans la métropole et formant la caste supérieure, consista en une tentative de coup de force en 1809, qui échoua. Vint alors la « semaine de mai », en 1810, où une junte locale prit le pouvoir.

Elle fut mise en place par la tenue d’un cabildo ouvert, c’est-à-dire d’une réunion extraordinaire du conseil municipal de fait élargi.

C’était de fait l’autonomie décisionnelle des criollos, les Espagnols nés en Amérique, par rapport à une monarchie espagnole ne fonctionnant plus du tout en raison de l’invasion napoléonienne.

Le Cabildo ouvert de 1810 à Buenos Aires vu par Pedro Subercaseaux en 1910

Encore cela était-il valable seulement pour Buenos Aires. Qu’allait-il en être dans le reste des territoires de la Vice-royauté du Río de la Plata ?

C’est très exactement là que se joue l’histoire argentine. C’est la période décisive, tout ce qui va s’ensuivre dépend précisément du foyer de contradictions se formant ici.

Quel est le problème ? Il est simple : ce qui se passe à Buenos Aires se déroule au début du 19e siècle.

Néanmoins, on n’est pas à l’échelle d’un pays.

On est dans une ville, de 60 000 habitants environ, avec surtout des Criollos en majorité, une petite minorité d’Espagnols péninsulaires ayant les postes les plus importants, autour de 30 % de noirs et de métis.

Et cette ville est à la marge d’un empire colonial, avec des provinces avoisinantes formant un arrière-pays où, dans les faits, tout reste à développer.

Si on veut donc analyser une situation concrète à un moment concret, on doit donc dire que ce qui se déroule à Buenos Aires en 1810 flotte littéralement historiquement.

On pourrait assimiler la révolte des criollos à une révolte urbaine contre le pouvoir central telle qu’on en a vu régulièrement au moyen-âge européen. On serait alors dans une situation féodale.

Il serait également possible d’envisager les choses autrement, en considérant qu’il s’agit d’un affrontement uniquement propre aux castes dominantes, et alors il faudrait pencher vers une situation propre à l’antiquité, avec une révolution de palais.

Ou, peut-être de manière plus pertinente, il faut rapprocher la situation de Buenos Aires à celle de l’empire d’Alexandre le Grand.

Lorsque ce dernier meurt, les provinces se séparent les unes des autres, avec un satrape à sa tête.

La province coloniale est loin et le pouvoir central est affaibli ou dysfonctionnel : il y a sécession.

Le découpage des provinces de l’Argentine en 1820

Tout cela pour dire que, en 1810, les classes au sens historique du terme sont loin d’être existantes en tant que tel.

Il n’y a même pas de cadre national unifié, donc au sens strict on est même avant l’éclosion du capitalisme puisque celui-ci permet celui-là.

On a pourtant bien des marchands et des commerçants, avec une insertion dans des échanges avec l’Europe, donc un capitalisme réel même si peu élargi.

Tout cela est dû à la situation historique de Buenos Aires et à l’erreur stratégique commise initialement par la monarchie espagnole de considérer que l’existence de celle-ci serait toujours secondaire.

Et c’est la raison pour laquelle il faut considérer que la colonisation ne se termine pas avec la fondation de l’Argentine. Au contraire, il y a une seconde session de colonisation.

Le premier drapeau officiel des provinces unies du Río de la Plata, à partir de 1818

Deux faits le montrent très simplement : la guerre civile et l’immigration.

Il y a ainsi bien une proclamation d’indépendance de l’Argentine en 1816 et un affrontement victorieux avec les forces liées à la monarchie espagnole.

Cependant, c’est la guerre civile qui s’ensuit. Les pouvoirs locaux voient l’affirmation d’un caudillo, sorte de chef suprême, tout le monde se faisant la guerre afin d’obtenir l’hégémonie.

Sur le papier, on a les fédéralistes qui affrontent les tenants de l’unité, c’est-à-dire ceux favorables à l’hégémonie de Buenos Aires.

Mais, en pratique, on est dans une situation digne du moyen-âge européen.

De ce fait, on a une Confédération argentine qui porte au pouvoir Juan Manuel de Rosas, un fédéraliste qui en pratique favorisa finalement Buenos Aires, et mit en place des escadrons d’assassins, la Sociedad Popular Restauradora (connue sous le nom de Mazorca).

20 000 opposants furent assassinés, jusqu’à la mort de Juan Manuel de Rosas en 1852.

Tout cela est dramatique et, surtout, clairement dans une logique de fuite en avant. Il y a la tendance historique, de la part des dominants, à tenter de « verrouiller » l’Argentine.

Le manque total de clarté idéologique, les innombrables événements de cette époque, la multiplication immense des acteurs… ne doivent donc pas appeler à une lecture raisonnable, à une interprétation matérialiste comme on le ferait pour une société bourgeoise.

On est ici dans une tentative artificielle de forcer les choses, qui relève du féodalisme, avec des barrières qui tombent au point qu’on en revient par moments aux attitudes tyranniques de l’esclavagisme, le tout avec des éléments du capitalisme largement présents.

Ce processus fut tellement violent qu’il aboutit même à la séparation de Buenos Aires de la Confédération argentine, de 1852 à 1861.

Le drapeau de Buenos Aires indépendant, de 1852 à 1861
Le drapeau de la Confédération argentine, de 1852 à 1861

Buenos Aires fut ensuite victorieuse militairement sur la Confédération argentine à la bataille de Pavón en septembre 1861 ; chaque armée avait autour de 16 000 soldats.

En comparaison, la guerre de Sécession au même moment en Amérique du Nord va opposer 2 millions de soldats contre un million, faisant entre 600 000 et 800 000 morts. La guerre franco-allemande de 1870 concerna trois millions de soldats.

On voit tout de suite la nature de la question. On est à petite échelle, on est pas dans un système historique peu développé, tout est très marginal sur le plan historique.

Le rôle des individus, des aventuriers, des carriéristes, des opportunistes… joue autant qu’il y a des centaines, voire des milliers d’années.

On est dans une situation où des factions s’affrontent, sans avoir en rien une véritable envergure qui les porte historiquement.

Naturellement, moins ils en ont, plus ils forceront le trait sur ce plan. Voici quelques lignes lyriques de Bartolomé Mitre. Il fut président du gouvernement de l’État de Buenos Aires de 1860 à 1862, puis président de l’Argentine de 1862 à 1868.

« Chaque jour qui passe me convainc davantage que les pays du Rio de la Plata sont de beaux pays pour y vivre et y mourir.

C’est en eux que l’on vit la vie tempêtueuse de la passion, que le cœur se répand en une atmosphère échauffée par des sentiments généreux, que l’intelligence a un culte, des idées et des inspirations reflétées dans les hommes et dans les événements publics, les baignant de cette lumière brillante qui caractérise toutes nos choses si petites qu’elles soient.

Il est beau d’y mourir parce qu’en mourant dans la plénitude de l’énergie on peut s’écrier : j’ai vécu! »

La victoire à la bataille de Pavón en 1861 va permettre à Buenos Aires de dicter ses conditions à la Confédération argentine qu’elle réintégra.

Au cours de ce processus, Buenos Aires devient une ville au sens strict : elle perd son statut de province (dont le territoire s’était élargi d’ailleurs au fur et à mesure).

Autrement dit, le reste du pays se voit renforcé parallèlement à la reconnaissance de Buenos Aires comme centre névralgique du pays, en tant que capitale et par son port.

La promenade de Juillet (qui donne donc sur la mer) à Buenos Aires vers 1867

Commence alors ce qu’on doit appeler la seconde vague de colonisation.

De 1857 à 1940, le pays accueille une population nouvelle, en masse : 2,9 millions d’Italiens, 2 millions d’Espagnols, 239 000 Français, ainsi que des centaines de milliers de Polonais, Russes, Turcs, Allemands, Austro-Hongrois, Britanniques, Portugais, Yougoslaves, Suisses, Belges, etc.

En 1809, il y avait 406 000 habitants en Argentine. Commence alors la grande séquence.

Il y en a 935 000 habitants en 1849, 1,3 millions dix ans plus tard, 1,7 millions vingt ans plus tard.

Il y a 2,5 millions d’habitants en 1880, 4,5 millions en 1895. On passe à 7,8 millions en 1914 !

Puis on a 15,8 millions d’habitants en 1947, 20 millions en 1960, 45 millions en 2022. On a alors une progression qu’on peut qualifier de « normal ».

Buenos Aires, 1937, vue nocturne de la Avenida de Mayo et de la Avenida Roque Sáenz Peña depuis le Palacio Ayerz

La capitale a, bien entendu, connu une croissance parallèle. En 1778, Buenos Aires avait 24 000 habitants. En 1836, elle en avait 62 000.

On a alors une progression fulgurante, puisqu’elle en a ensuite 313 000 en 1880, 660 000 en 1895, 1,5 millions en 1914, 2,9 millions en 1947.

Elle en a désormais 3 millions, mais 16 millions si on compte l’agglomération.

Ce qui compte véritablement, c’est que de 1857 à 1940, on a une immigration massive qui se déverse sur le pays.

Mais plus que d’immigration, il faut parler de colonisation.

Car les immigrants ne s’insèrent pas seulement dans un cadre préexistant : ils l’élargissent.

Ils remplissent les provinces, et les provinces elles-mêmes s’agrandissent, puisque de 1878 à 1885, l’Argentine procède à la « conquête du désert », c’est-à-dire à l’élimination des dernières régions encore sous contrôle des Indiens.

L’avancée avant la « conquête du désert » (wikipedia)
Les quatorze provinces de l’Argentine et en vert le territoire des Mapuches de l’Est de la cordillère des Andes (« Puelmapu ») (wikipedia)
La conquête du désert (wikipedia)

Cette colonisation à la fois territoriale et de peuplement appuie ce qui est déjà en place. On a ainsi tout un système où un propriétaire foncier confiait ses terres à des grands métayers, qui eux-mêmes les louaient par parcelles.

Et les principales familles criollos issues de la première colonisation possédaient de vastes terres arables et des pâturages, allant jusqu’à 500 000 hectares.

On a ainsi un processus de « l’un dans l’autre » ; l’ancienne colonisation s’imbrique dans la nouvelle, et inversement.

Cela permit un cycle d’accumulation marqué : en 1920, l’Argentine était le premier exportateur de blé et de viande, tout en ayant un capitalisme qui se développait, avec notamment des industries du textile, du ciment, du verre, de la métallurgie, de l’électrotechnique et de la construction navale.

Bien sûr, ici Buenos Aires accueillait les 2/3 des entreprises et les ouvriers, dans leur très large majorité, étaient nés hors d’Argentine.

Le théâtre Colón de Buenos Aires, datant de 190! et dédié à l’opéra et au ballet, la ville étant un centre mondial des spectacles et du théâtre

Les vaches, Buenos Aires et l’immigration sont les facteurs clefs de l’émergence de l’Argentine, dont la naissance ne date pas de la proclamation de l’indépendance, ni de la colonisation-immigration.

Sa naissance provient de la contradiction entre la proclamation de l’indépendance et la colonisation-immigration, de leur enchevêtrement.

Cela veut dire aussi qu’il y a une multitude de couches différentes se superposant durant cette période.

Ainsi, si Buenos Aires est en 1914 une ville historiquement moderne, dans les provinces par contre on trouvait aisément des rapports féodaux, voire semi-esclavagistes dans les plantations de canne à sucre, de tabac et de maté.

Et le capital britannique jouait un rôle majeur dans l’économie, dont le symbole était que les 25 000 km du réseau ferroviaire relevaient d’entreprises britanniques.

Le capital venant des États-Unis commença également à s’installer massivement.

Cela fit que, lorsque commence la première générale du capitalisme en 1914-1917, l’Argentine se retrouve sans perspectives. Si la croissance avait été continue, elle aurait pu très largement s’affirmer.

Mais un ralentissement, lié à la situation mondiale, impliquait que le « l’un dans l’autre » des deux vagues de colonisation commence à jouer à plein : la contradiction entre la première vague de colonisation et la seconde devenait alors principale.

D’un côté, cela permettait à l’Argentine de se poser comme réalité historique. On avait dépassé la simple proclamation et il ne s’agissait plus que de simplement Buenos Aires.

De l’autre, ce n’était pas une naissance liée à l’émergence du capitalisme dans un cadre féodal.

C’était le produit d’un port oublié se retrouvant au croisement d’échanges, pour obtenir son autonomie et parvenir à devenir la pièce maîtresse de toute une zone régionale.

L’immigration depuis l’Europe accentua le processus de développement et de modernisation, lui accordant des touches démocratiques, avec des masses immigrées cherchant à trouver une place par le travail et l’esprit d’entreprise, et parfois en étant porteuses de valeurs socialistes.

Néanmoins le cadre restait fondamentalement prisonnier du « l’un dans l’autre ».

Cela veut dire qu’il y avait l’État et les poids lourds économiques qui étaient issus de la première colonisation, qui se définissaient par ce processus.

C’est de là que vient le caractère explosif de la réalité politique argentine, qui est prisonnière de cet arrière-plan.

Il y a ainsi, en permanence, la tentative de concilier l’ancien cadre propre à la première colonisation avec l’acquisition de la modernité propre à la seconde colonisation. Le processus a été horriblement violent.

Les années 1930 sont appelées la décennie infâme, car le gouvernement conservateur gouvernait par la fraude, dans une ambiance ignoble.

Les dirigeants de la décennie infâme

En 1943, c’est le coup d’État militaire puis Juan Perón qui l’emporte aux élections de 1946, mettant en place un régime populiste. Il s’ensuivit un coup d’État militaire en 1955, un nouveau en 1962, encore un autre en 1966.

Juan Perón revint en 1973, un coup d’État militaire se produisit de nouveau en 1976.

Juan Perón

La dictature militaire fut cruelle dans sa répression généralisée et paranoïaque, causant la « disparition » de 30 000 personnes, enfermant 9 000 prisonniers politiques, provoquant l’exil de 1,5 million de personnes (le pays a alors 32 millions d’habitants).

Le gouverneur militaire de Buenos Aires Ibérico Saint Jean llegó a parfaitement résumé la ligne en cours alors : « d’abord, nous tuerons tous les subversifs, ensuite nous continuerons avec leurs complices, et finalement nous éliminerons les indifférents ».

Cette phrase révèle le fond de la question, car l’Argentine n’a certainement pas connu une réelle contestation révolutionnaire de haut niveau à ce moment-là, malgré une très grande contestation, y compris violente.

En réalité, le régime argentin est en permanence obligé de contrecarrer la « modernité » et la massification provoquée par la seconde colonisation, afin de sauver le cadre propre à la première colonisation.

C’est ce qui explique que Juan Perón est un fasciste, mais peut donner l’image d’un simple populiste, voire d’une personnalité de « gauche » ou socialisante : en réalité, il relève de la seconde colonisation, il se veut ainsi « moderne » et de masse.

Juan Perón

L’armée, elle, a toujours cherché à revenir au cadre traditionnel, national-argentin tel que défini dans la première colonisation.

La tentative de concilier les deux tendances, le « l’un dans l’autre », a donné naissance à de nombreux bricolages depuis le retour à la « démocratie » en 1983, dont le dernier exemple est l’idéologie du libertarien Javier Milei.

Celui-ci a une approche typique de la « modernité » et des masses, mais rejette en même temps le populisme de Juan Perón.

Il veut en fait, sans le savoir, tenter de formuler un « l’un dans l’autre » équilibré, avec d’un côté un conservatisme idéologique, de l’autre un refus d’un État « de masse ».

Javier Milei avec une tronçonneuse, symbole de sa volonté de réduire l’existence de l’Etat (wikipedia)

Il va de soi que la réponse révolutionnaire consiste justement en la position inverse – mais cela présuppose le rejet idéologique du triptyque vaches – Buenos Aires – immigration, c’est-à-dire de l’esprit de colonisation, l’esprit d’entrepreneuriat.

Le libertarianisme de Javier Milei n’est qu’une expression directe de l’esprit argentin produit depuis Buenos Aires : non pas tant machiste que colonial – conquérant.

On voit ici à quel point l’Argentine n’est pas le Pérou, ni le Mexique. Il n’y a pas eu de population intégrée en masse dès le départ dans un système bien rôdé.

Il ne s’agit pas d’une situation où on a à l’origine une contradiction entre des criollos bien installés durant la colonisation et abusant des Indiens et des masses placées dans une situation féodale ou soumise à un capitalisme bureaucratique.

On a un phénomène de colonisation par en bas, mais en deux temps, et la seconde vague (par une immigration de masse encadrée, assumée, sélectionnée, etc.) est chapeautée par la première.

C’est le facteur déterminant.

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Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique