Ariel est une œuvre lyrique et José Enrique Rodó appelle à un renouvellement spirituel de l’idéologie dominante à chaque génération.
Tout cela est bien joli, mais on se doute bien qu’il ne suffit pas de faire un discours romantique d’esthète, en bombardant de références compréhensibles seulement par un érudit qui plus est très au courant du milieu intellectuel français, pour avoir un impact dans tous les pays latino-américains.
Il y a forcément quelque chose en plus. Voyons ce qu’il en est.
La thèse essentielle est bien posée : il faut une idéologie nouvelle par génération, afin de maintenir en vie la superstructure idéologique, puisque les pays sont formés par en haut, par les élites criollos.
Cependant, encore faut-il donner un contenu à un tel renouvellement. Il ne suffit certainement pas de dire que la jeunesse doit se lancer à chaque fois.
Si là était l’idée d’Ariel, elle serait excellente du point de vue des criollos, mais cela ne suffirait pas.
C’est là qu’intervient un autre aspect « génial » de José Enrique Rodó, touchant une dimension qui a produit l’impact dans toute l’Amérique latine.

José Enrique Rodó reprend de nombreux auteurs français et britanniques parlant de la notion de la civilisation.
On est dans un discours idéaliste et, par conséquent, la référence centrale est la Grèce antique, qui aurait célébré la liberté, produit la libre-pensée, donné naissance à la philosophie, instauré la « curiosité d’investigation », inventé les arts, réalisé « la conscience de la dignité humaine », etc.
José Enrique Rodó dit alors la chose suivante : on a toujours vu qu’une fois une civilisation bien installée, il se produisait une spécialisation des activités, ce qui donne naissance à des esprits retreints.
Les gens sont très bons dans leur domaine, mais ne connaissent rien aux autres.
Cela produit une mutilation des esprits et il faut éviter cela en assumant une idéologique esthétique, de type romantique.
Ici, on glisse de l’idéalisme à la mise en valeur bourgeoise romantique, historiquement progressiste, où l’être humain doit être accompli dans tous les domaines.
C’est un thème bien connu de l’humanisme, ainsi que des Lumières.
Une fois formulé cela, José Enrique Rodó dit : le pragmatisme propre à l’époque (c’est-à-dire en fait au capitalisme mais il n’emploie pas le terme) va s’effacer, forcément, devant un nouvel élitisme.
Car à partir du moment où le capitalisme instaure la démocratie, c’est le nivellement pour le bas et l’échec de la civilisation.
« L’accusation d’utilitarisme étroit, souvent portée contre l’esprit de notre siècle au nom de l’idéal et avec la rigueur de l’anathème, repose en partie sur l’incapacité à reconnaître que ses efforts titanesques pour subordonner les forces de la nature à la volonté humaine et étendre le bien-être matériel constituent un travail nécessaire qui préparera, tel l’enrichissement laborieux d’une terre épuisée, l’épanouissement des idéalismes futurs (…).
La démocratie porte l’accusation de conduire l’humanité, en la rendant médiocre, à un Saint Empire de l’utilitarisme (…).
Laissée à elle-même, sans la rectification constante d’une autorité morale active qui la purifie et canalise ses tendances dans le sens de la dignification de la vie, la démocratie éteindra peu à peu toute idée de supériorité qui ne se traduit pas par une aptitude plus grande et plus audacieuse aux luttes d’intérêts, qui sont alors la forme la plus ignoble des brutalités de la force (…).
La sélection spirituelle, l’amélioration de la vie par la présence d’incitations désintéressées, le goût, l’art, la douceur des mœurs, le sentiment d’admiration pour tout idéal persévérant et l’obéissance à toute noble suprématie, seront comme des faiblesses sans défense là où l’égalité sociale, qui a détruit les hiérarchies impératives et infondées, ne les remplace pas par d’autres dont le seul mode de domination est l’influence morale et le principe une classification rationnelle.
Toute égalité des conditions est, dans l’ordre des sociétés, comme toute homogénéité dans celui de la Nature, un équilibre instable.
Dès lors que la démocratie a accompli son œuvre de négation en nivelant les supériorités injustes, l’égalité obtenue ne peut être qu’un point de départ. »
Traduction : oui, les États-Unis ont le vent en poupe, mais ils pratiquent le pragmatisme et la démocratie, qui est la dictature du nombre, qui va étouffer toutes les qualités.
L’Amérique latine, avec sa spiritualité hostile au pragmatisme, sera alors aux premières loges pour avoir le dessus et être prête à une nouvelle civilisation, qui elle se maintiendra !
Ariel exprime une ambition démesurée : celle de faire comme les États-Unis, mais en mieux, car en utilisant la dimension « spirituelle » propre au « monde » latino-américain.
On ne saurait sous-estimer l’importance de cette thèse. Immanquablement, les couches dominantes de pays latino-américains prennent en compte la possibilité que les États-Unis voient leur mécanique s’enrayer et, qu’alors, il y a une place à prendre au niveau stratégique.
C’est bien entendu de l’idéalisme, c’est un rêve de féodal, de capitaliste bureaucratique actif dans un pays corrompu et à base féodale.
Mais c’est une constante idéologique des rêveurs, des aventuriers latino-américains, hispano-américains.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)