Aristote entend remonter le plus haut possible dans la nature de ce qui existe. Il dit : les choses existent avec une matière façonnée en une certaine forme, qui réalisent un acte, mieux : qui sont un acte. Tout découle d’une cause et est une conséquence.
Cependant, on a un souci ici, à savoir que ce mouvement présuppose un début et une fin, et ce de manière ininterrompue. Comment fonder le principe de l’existence sur quelque chose qui ne s’arrête jamais, et surtout ce qui est périssable ?
Aristote sort alors un concept nouveau pour parvenir à cadrer le tir de sa réflexion : la substance, terme traduisant en grec ancien ousia, et dont l’insuffisance dans la traduction a amené certains à inventer celui d’étance pour chercher à correspondre au sens d’alors. Ousia est de fait un nom verbal tiré du verbe être (einai).
On arrive alors au cœur de la « métaphysique ». La substance est le mode opératoire de ce qui s’affirme comme forme/matière.
Pour prendre un exemple concret, voyons ce qui est dit dans le livre Zêta, le septième. Aristote part d’une idée simple : il y a des choses qui sont et il y a des choses qui sont parce que d’autres choses sont. Dans ce second cas, il veut dire qu’il y a des remarques quantitatives, qualitatives, sur les affections, sur les actions… qui concernent ce qui relève du premier cas.
Dans la phrase « un homme marche », ce qui compte c’est « un homme », le fait qu’il marche est secondaire. Il faut selon Aristote se tourner vers le principal et aller le plus loin possible dans cette démarche, et alors on saura ce qu’est « l’être ».
Ce qui est principal, il l’appelle « substance », ce qui est secondaire est appelé « attribut ». La définition très connue de la substance par Aristote, qu’on trouve dans le live V, Delta (Δ), est tournée de manière complexe, mais résume cette opposition entre « quelque chose » d’un côté, et ce qui n’est pas vraiment de l’autre :
« On appelle substance, dans chaque chose, ce qui la fait ce qu’elle est, et ce dont l’explication constitue la définition essentielle de cette chose. »
La question de la substance devient alors centrale, puisque tout dépend d’elle. Aristote n’hésite pas à affirmer que :
« En vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens : qu’est-ce que l’Être ? revient à demander : qu’est-ce que la Substance ? »
Il faut donc, au-delà de regarder le rapport forme/matière, au-delà de saisir la dynamique de l’acte possible, en cours ou réalisé, s’intéresser au phénomène en lui-même, pour voir jusqu’où on peut remonter dans l’affirmation d’un aspect indépendant.
Si l’on dit : un musicien monte les marches de l’escalier, on a un homme qui sait faire de la musique qui est en mouvement, et on a surtout un homme.
Dans le livre XII. Lambda (Λ), Aristote affirme ainsi que :
« La substance est l’objet de nos études, puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous recherchons.
Si, en effet, l’on considère une chose quelconque formant un tout, la première partie dans ce tout est la substance ; et si l’on considère l’ordre de succession, c’est la substance encore qui est la première, quand on se place à cet autre point de vue.
La qualité et la quantité ne viennent qu’après elle ; et même, à parler d’une manière absolue, la qualité et la quantité ne sont pas même des êtres ; ce ne sont que des qualifications et des mouvements, qui n’ont pas plus de réalité que n’en peuvent avoir le Non-blanc ou le Non-droit.
Nous disons néanmoins de la qualité et de la quantité qu’elles sont, comme nous le disons aussi du Non-blanc. »
Et il y a toujours une substance au cœur de tout phénomène ; pour qu’une chose soit dite au sujet de quelque chose, il faut en effet cette chose. Si la substance du blanc existe, elle est elle-même en fait surtout existante dans son rapport à quelque chose qui est blanc.
Dans Thêta, le neuvième livre, Aristote résume cela en disant que :
« Nous avons antérieurement traité de l’Être compris au sens primordial de ce mot, c’est-à-dire de la substance, à laquelle se rapportent toutes les autres catégories de l’Être. C’est, en effet, par leur rapport à la substance que toutes les autres espèces d’êtres, quantité, qualité et tous les modes dénommés de la même manière, sont appelés aussi du nom d’Êtres. Tous ils impliquent la notion de la substance, ainsi que nous l’avons établi dans nos premières études. »
Seulement, si la substance est périssable comme tout phénomène, alors on est coincé. Évidemment, les êtres humains donnent des êtres humains et par les générations, et la substance se maintient dans sa définition universelle. Cependant, si l’on veut justifier le mouvement ininterrompu, on ne peut pas se cantonner à cela, car on aurait une existence hachée en petits morceaux.
Le matérialisme dialectique attribue quant lui le mouvement à la matière elle-même, et pose la contradiction du fini et de l’infini, ce problème est donc résolu pou lui. Aristote ne parvenait pas à ce degré de compréhension et il lui fallait une force qui puisse mettre en branle ce qui existe, qui justifie l’existence même.
Et il voulait que cette force qui mette en branle ne soit pas extérieur pour autant à ce qui existe.
Il lui faut donc déjà, d’un côté, mettre de côté ce qui vit et périt, pour préserver l’affirmation ininterrompue du mouvement (sans quoi il n’y a pas d’existence) ; il dit dans le douzième livre, Lambda (Λ) :
« Comme, parmi les choses, les unes peuvent avoir une existence séparée, et que les autres ne le peuvent pas, ce sont les premières qui sont les substances ; et ce qui fait que les substances sont les causes de tout le reste, c’est que, sans les substances, les modes des choses et leurs mouvements ne sauraient exister (…).
Si toutes les substances étaient périssables, tout absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que le mouvement naisse, ou qu’il périsse, puisqu’il est éternel. »
Il y a donc, au-delà des substances, la substance « pure », qui est comme les autres au sens où elle témoigne d’un processus, d’un acte, avec une conséquence se réalisant ; cette substance pure est par contre éternelle, car elle est ce qui porte la notion de mouvement en général.
C’est le « moteur premier », l’acte pur, s’accomplissant éternellement de manière parfaite, posant le principe de l’existence comme accomplissement. C’est « Dieu ».
Dans Epsilon (Ε), le sixième livre, Aristote formule de la manière suivante sa grande thèse générale :
« La Science première a pour objet l’indépendant et l’immobile (…).
S’il n’y avait pas, outre les substances qui ont une matière, quelque substance d’une autre nature, la Physique serait alors la science première.
Mais s’il y a une substance immobile, c’est cette substance qui est antérieure aux autres, et la science première est la philosophie.
Cette science, a titre de science première, est aussi la science universelle, et c’est à elle qu’il appartiendra d’étudier l’être en tant qu’être, l’essence, et les propriétés de l’être en tant qu’être. »
La substance immobile, c’est le moteur premier, qui meut mais n’est lui-même pas mu, qui s’accomplit lui-même et porte le principe universel du mouvement comme accomplissement. S’intéresser à cette substance mobile, c’est comprendre comment les choses peuvent exister.