Récapitulons ce à quoi est arrivé Aristote. Il dit : de nombreuses choses existent, je l’admets. Il est matérialiste, il les appréhende par les sens. Puis il dit : les choses ont différents aspects, et ces aspects existent tous. Le fait d’exister implique donc différentes manières de l’être.
Il prolonge sa réflexion et en arrive alors au point où il constate que dans ces manières d’être, il en est de plus importantes que d’autres. Et que même ces manières plus importantes – plus importantes car plus primordiales, comme un homme musicien est homme avant d’être musicien – doivent relever d’une manière générale d’être.
Le processus est le suivant : vue de la réalité => réalité composée de choses qu’on peut décrire => l’essentiel de ces choses est ce qui compte le plus => l’essentiel de ces choses existe en raison d’une cause => cette cause porte l’accomplissement de ce qui est causé => le fait d’aller de la cause au causé est porté par Dieu qu’on peut résumer par la formule cause=causé, modèle complet d’accomplissement.
Cette manière générale d’être, d’exister, c’est donc l’accomplissement. Cela reflète le mode de production esclavagiste, où ce qui est fait relève tant d’un aboutissement (la chose faite) que d’un ordre (il faut faire la chose), ordre impliquant que le processus de formation d’une chose était connue par avance.
Aristote résume cela ainsi dans le livre IX, Thêta (Θ) ;
« C’est que tout phénomène qui se produit tend, et se dirige, vers un principe et vers une fin. Le principe, c’est le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu qu’en vue de la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte.
C’est qu’en effet ce n’est pas pour avoir la vue que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont la vue afin de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer scientifiquement que pour se livrer à la spéculation ; mais on ne spécule pas la faculté de spéculer, à moins qu’on n’en soit encore à s’exercer.
Or, de ceux même qui s’exercent à la spéculation scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si ce n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même besoin de spéculer pour se livrer à leur étude.
Quant à la matière, elle est aussi en puissance, puisqu’elle peut arriver à la forme ; mais lorsqu’elle est en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour celles dont la fin propre est un mouvement (…).
Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ; et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant. L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à la puissance, sous le point de vue de la production. »
Aristote appelle entéléchie l’acte complet, parfait. Et à l’arrière-plan du monde, on a un acte parfait, pur en lui-même, sorte de gigantesque fin en soi. Dans le livre IX, Thêta (Θ), Aristote exprime cela ainsi :
« Comme l’Être est, d’une part, tantôt un objet individuel, tantôt une qualité ou une quantité, et que, d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple puissance, ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que c’est que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie. »
Puisque tout est être, tout est accomplissement d’un acte, par conséquent l’existence est elle-même, en son fond, une sorte de gigantesque accomplissement d’un acte éternel. Cet acte est réalisé par le moteur premier, par un Dieu qui vit à l’écart mais par sa nature complète et absolue, engendre un accomplissement complet et absolu dans l’existence.