Le positivisme est donc l’idéologie de la bourgeoisie qui a littéralement balancé par-dessus bord toute science « fermée », complète, totale. C’est une relecture complète de l’idéologie bourgeoise, une sorte de synthèse expurgée de l’idéologie bourgeoise.
C’était une entreprise de démolition apparaissant comme une construction et présentée telle quelle, ce qui fait réagir Karl Marx de la manière suivante, dans une lettre à Friedrich Engels en juillet 1866 :
« Dans mes loisirs j’étudie Comte, parce que les Anglais et les Français font du tapage autour de ce type. Ce qui les marque en cela, c’est l’encyclopédique, la synthèse.
Mais c’est pathétique par rapport à Hegel (bien que Comte en tant que mathématicien et physicien de profession soit supérieur à celui-ci, c’est-à-dire supérieur dans le détail, Hegel lui-même étant ici infiniment plus grand dans l’ensemble).
Et ce positivisme de merde est apparu en 1832 ! »
Comment Auguste Comte a-t-il constitué une pseudo-encyclopédie bourgeoise censée être nouvelle et plus complète, alors qu’elle liquide les Lumières dans leur matérialisme ?
Auguste Comte ne pouvait pas partir de la bourgeoisie, puisque celle-ci, en tant que classe, n’était pas dominante du fait du retour au pouvoir de l’aristocratie et était déboussolée dans son orientation. Il s’est donc appuyé sur les techniciens et les scientifiques, formant une couche sociale au service de la production, donc du capitalisme.
Auguste Comte a appelé à la généralisation de leur démarche. Il liquide le matérialisme universel, au profit du rationalisme du technicien et de l’ingénieur, du mécanicien et du mathématicien.
C’est leur « mental » qui est le mental correct, adéquat. Aussi dit-il dans son Discours sur l’esprit positif :
« Il résulte, en effet, des explications précédentes, que la principale efficacité, d’abord mentale, puis sociale, que nous devons aujourd’hui chercher, dans une sage propagation universelle des études positives, dépend nécessairement d’une stricte observance didactique de la loi hiérarchique.
Pour chaque rapide initiation individuelle, comme pour la lente initiation collective, il restera toujours indispensable que l’esprit positif, développant son régime à mesure qu’il agrandit son domaine, s’élève peu à peu de l’état mathématique initial à l’état sociologique final, en parcourant successivement les quatre degrés intermédiaires, astronomique, physique, chimique et biologique. »
Auguste Comte veut dire par là que les découvertes remettent en cause la vision catholique du monde, base idéologique de la réaction aristocratique. Voilà pourquoi l’astronomie joue un rôle essentiel, car c’est elle qui a joué un rôle majeur ici, avec Galilée, Isaac Newton et Emmanuel Kant, dans la reconnaissance de l’espace et du temps.
La bourgeoisie ne peut en effet agir que si l’espace et le temps se voient reconnus comme réels et transformables. L’astronomie n’a pas d’incidence pratique concrète générale, mais elle est un facteur essentiel de la vision bourgeoise du monde. Elle remet en cause la vision religieuse, divine, donc catholique, donc aristocratique.
C’est ce qui fait dire à Auguste Comte dans son Cours de philosophie positive :
« Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits de tous, c’est évidemment par leur étude que doit commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont assujettis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. »
Le manque de dimension pratique de l’astronomie est d’autant plus remarquable que cela permet d’autant plus de souligner le caractère central de l’observation. Cela permet ainsi de rejeter la conception « métaphysique » du monde, c’est-à-dire le matérialisme.
C’est en ce sens justement que la bataille idéologique dans le domaine de la cosmologie était essentielle pour Staline et Mao Zedong, pour la défense du cadre général du matérialisme dialectique.
Voici comment il présente son triptyque dans le Cours de philosophie positive :
« (3) Dans l’état théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers.
(4) Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante.
(5) Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude.
L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre. »
On a ici les trois étapes dans l’évolution intellectuelle, base du positivisme, expression de la lutte tant contre l’aristocratie (1) que contre le prolétariat (2).