L’ismaélisme (tout comme le chiisme en général) accorde une valeur certaine à la conscience, dans la mesure où tout n’est pas « scellé » par une prophétie passée, mais au contraire en permanence actualisée par un « imam caché » (sans lequel le monde ne pourrait pas exister), voire même modifiée par un imam nouveau sans cesse renouvelé (ce qui est la position ismaélienne, qui n’adopte pas le point de vue du dernier imam « occulté »).
Avicenne peut ainsi donner libre cours à son affirmation d’Aristote, parce que le matérialisme présuppose une conscience tournée vers la réalité, capable de la saisir. Mais Avicenne étant un musulman (de type chiite), il ne s’intéresse pas tant à la réalité que :
– à la manière dont elle existe,
– et par l’intermédiaire de la conscience.
Il a employé une allégorie devenue extrêmement célèbre pour exprimer son point de vue, celle de « l’homme volant ». Il dit la chose suivante : prenons un homme qui flotterait et à qui on enlèverait toute sensation. Il aurait tout de même l’impression d’exister. C’est donc que la conscience se perçoit elle-même. Elle a une valeur en soi.
Voici ce que dit Avicenne dans la section « Le traité de l’âme » dans le Sifa (La Guérison) :
« Il faut que l’un de nous s’imagine qu’il a été créé d’un seul coup, et qu’il a été créé parfait, mais que sa vue a été voilée et privée de contempler les choses extérieures.
Qu’il a été créé tombant dans l’air ou dans le vide, de telle sorte que la densité de l’air ne le heurte, dans cette chute, d’aucun choc qui lui fasse sentir ou distinguer ses différents membres lesquels, par conséquent, ne se rencontrent pas et ne se touchent pas.
Eh bien ! qu’il réfléchisse et se demande s’il affirmera qu’il existe bien, et s’il ne doutera pas de son affirmation, de ce que son ipséité [c’est-à-dire son identité particulière] existe, sans affirmer avec cela une extrémité à ses membres, ni une réalité intérieure de ses entrailles, ni cœur, ni cerveau, ni rien d’entre les choses extérieures.
Bien mieux, il affirmera l’existence de son ipséité [ce qui fait qu’un être est lui-même et non pas autre chose], mais sans affirmer d’elle aucune longueur, largeur ou profondeur.
Et s’il lui était possible, en cet état, d’imaginer une main ou un autre membre, il ne l’imaginerait ni comme une partie de son ipséité, ni comme une condition de son ipséité.
Or tu sais bien, toi, que ce qui est affirmé est autre que ce qui n’est pas affirmé. Et la proximité est autre que ce qui n’est pas proche.
Par conséquent, cette ipséité dont est affirmée l’existence a quelque chose qui lui revient en propre, en ceci qu’elle est lui-même, par soi-même, non pas son corps et ses organes qui, eux, ne sont nullement affirmés.
Ainsi a-t-on l’occasion d’attirer l’attention sur une voie qui conduit à mettre en lumière l’existence de l’âme comme quelque chose qui est autre que le corps, mieux qui est autre que tout corps. Et que lui, il le sait et le perçoit.
S’il l’avait oublié, il aurait besoin d’être frappé d’un coup de bâton. »
Ce n’est pas ce que dit Aristote, qui lui affirme l’empirisme, la primauté de l’expérience. Avicenne a ici un point de vue idéaliste. Cependant, il tend vers Aristote parce qu’il reconnaît une place au corps, d’une part, et qu’il reconnaît une dignité à la conscience, d’autre part.
Il n’est pas aligné sur le point de vue islamique (sunnite) de type dictature militaire + matraquage religieux. Il s’y oppose même formellement en formulant le fait que la conscience, même si elle est ici une « âme », peut se conjuguer à l’univers, se confondre avec l’ordre du monde.
Il y a ici une dimension religieuse, de type panthéiste, qui s’associe à la lecture matérialiste d’Aristote. Puisque le monde est organisé et qu’on a une conscience, alors cette conscience peut saisir l’organisation du monde et en ce sens accéder à une lecture rationnelle du Dieu créateur, et même attendre le bonheur complet en contemplant cette organisation (comme le dit Aristote), et même s’unir à Dieu par l’extase de la compréhension de la générosité divine (chez Avicenne seulement).
Chez Aristote, être heureux, c’est être conforme à sa nature ainsi que contempler l’intelligence d’un monde organisé et purement matériel. Avicenne ajoute un niveau à cela, en faisant de la conscience une âme qui peut voguer jusqu’au créateur ayant réalisé le monde matériel.
L’âme est « illuminée » par le caractère organisé de la création.
Dans Le livre de la science (écrit en persan), le Dānesh Nāma-i ʿAlāʿı écrit pour Ala ad-Dawla Muhammed, un chef militaire ayant fondé la dynastie des Kakouyides, Avicenne expose ainsi cette mise en adéquation de l’âme humaine avec « l’intelligence active » qui en quelque le souffle de Dieu ayant créé le monde :
« Étant donné que la cause du perfectionnement de l’âme est l’intelligence active (laquelle est éternelle et d’un rayon constant), que l’âme reçoit [les intelligibles] par elle-même et non par un organe, et que l’âme est éternelle, donc l’union de l’âme à l’intelligence active et son perfectionnement par elle sont perpétuels, et l’âme ne subit ni obstacle ni altération ni destruction.
Il est devenu évident que le plaisir de chaque faculté consiste en la perception de la chose pour laquelle cette faculté est réceptacle naturel.
Il est aussi devenu évident que rien n’est plus délectable que les concepts intelligibles. »
L’être humain doit ainsi parvenir à une jonction (ittisâl) de son âme avec l’univers créé par Dieu – c’est un parallèle avec Aristote où l’être humain doit parvenir à une jonction de son esprit uniquement lié au corps avec l’univers uniquement matériel et uniquement parallèle à Dieu impersonnel uniquement tourné vers lui-même et simple « moteur » de l’existence du monde.
Chez Aristote, l’être humain est matériel et sa dimension intellectuelle lui permet de contempler l’ordre cosmique. Chez Avicenne, l’aspect matériel de l’être humain n’est qu’un réceptacle pour une pensée-âme qui parviendrait à comprendre l’ordre cosmique et à « fusionner » avec lui dans une extase mystique.
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