Avicenne, l’univers organisé selon l’Islam et la dignité de l’être humain

Avicenne est un médecin (et même un immense médecin) ; il pense qu’il peut soigner, car il y a des lois dans le développement de la matière. Autrement dit, les choses sont ce qu’elles sont et les choses sont bien faites.

Il est des cas où cela ne fonctionne pas, mais c’est justement exceptionnel, c’est qu’un accident s’est produit. Cela a empêché le processus de suivre son cours naturel. C’est là qu’il faut intervenir.

Cependant, normalement, tout processus se déroule à un endroit donné, à un moment donné, avec en vue un objectif final, une fin. Un processus porte en lui une matrice aboutissant à quelque chose devant inévitablement se produire.

Ici, on suit Aristote à la lettre. Avicenne résume cela ainsi dans son Commentaire sur la Physique (d’Aristote) :

« Il est clair de tout cela que les mouvements naturels des éléments matériels sont par voie d’un objectif naturel d’eux à un endroit défini, et que cela se passe toujours ou la plupart du temps, et c’est ce que nous entendons par le terme « fin » (ghaya).

Ensuite, il est évident que les objectifs qui émanent de la nature quand la nature ne s’oppose pas [à cela], et ne place pas d’obstacles, sont bons et parfaits.

Si elles conduisent à une mauvaise fin qui n’est pas toujours [ainsi] ou [pas] la plupart du temps, plutôt d’une manière telle que notre âme cherche une cause accidentelle dans ces choses, et il est dit « qu’est-ce qui a fait que ces pousses de palmier se fanent ? », et « qu’est-ce qui a fait faire une fausse couche cette femme ? ».

Même si cela se produit, la nature se meut pour le bien du bien, et ce n’est pas seulement [observable] dans la croissance animale et végétale, mais aussi dans le mouvement des corps simples et dans les actions qui émanent d’eux par la nature (bi-l-tab’).

Car ils se déplacent toujours vers les fins, à condition que rien ne les en empêche, selon un ordre déterminé (nizam mahdud), sans déviation, à moins qu’il n’existe une cause s’opposant. »

On est ici dans le matérialisme. Avicenne considère que l’univers est organisé, qu’il y a des lois effectives dans les processus matériels. On peut donc comprendre ces derniers. C’est le sens de son activité de médecin, puisque soigner l’être humain, c’est le refaire correspondre à sa nature, c’est le remettre dans l’ordre, exactement comme les préceptes de l’Islam remettent les êtres humains dans l’ordre.

On lit ainsi dans le Coran, Sourate 95 :

« 4. Nous avons certes créé l’homme dans la forme la plus parfaite.

5. Ensuite, Nous l’avons ramené au niveau le plus bas,

6. sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes ouvres : ceux-là auront une récompense jamais interrompue. »

C’est cette dimension cosmique de l’Islam qui permet, intellectuellement parlant, au matérialisme d’Aristote d’avoir un espace, contrairement au christianisme qui s’aligne sur un platonisme séparant radicalement le matériel du spirituel, aux dépens du premier.

Il ne faut jamais oublier en effet que l’Islam, au contraire du christianisme qui cherche avant tout substantiellement la sortie du monde matériel, reconnaît une valeur certaine à la réalité matérielle et qu’elle considère même que l’ordre cosmique a une portée naturelle.

L’être humain est sur Terre pour être éprouvé. Dieu est ici à la fois miséricordieux et punisseur, avec une opposition dialectique très marquée pour insister sur la rigueur à atteindre (l’Islam se forgeant directement dans la contradiction villes/campagnes avec La Mecque comme « modèle »).

On lit dans le Coran de manière permanente que l’univers a une nature orchestrée de manière divine, comme ici dans la Sourate 39 :

« 5. Il a créé les cieux et la terre en toute vérité. Il enroule la nuit sur le jour et enroule le jour sur la nuit, et Il a assujetti le soleil et la lune à poursuivre chacun sa course pour un terme fixé. C’est bien Lui le Puissant, le Grand Pardonneur ! »

La Sourate 3 parle de « signes » que l’on peut décoder dans l’organisation du monde :

« 189. A Allah appartient le royaume des cieux et de la terre. Et Allah est Omnipotent.

190. En vérité, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence,

191. qui, debout, assis, couchés sur leurs côtés, invoquent Allah et méditent sur la création des cieux et de la terre (disant) : ‘‘Notre Seigneur ! Tu n’as pas créé cela en vain. Gloire à Toi ! Garde-nous du châtiment du Feu’’. »

La Sourate 36 mentionne pareillement les « preuves » qu’il y a dans la nature organisée du monde :

« 33. Une preuve pour eux est la terre morte, à laquelle Nous redonnons la vie, et d’où Nous faisons sortir des grains dont ils mangent.

34. Nous y avons mis des jardins de palmiers et de vignes et y avons fait jaillir des sources,

35. afin qu’ils mangent de Ses fruits et de ce que leurs mains n’ont pas produit. Ne seront-ils pas reconnaissants ?

36. Louange à Celui qui a créé tous les couples de ce que la terre fait pousser, d’eux-mêmes, et de ce qu’ils ne savent pas !

37. Et une preuve pour eux est la nuit. Nous en écorchons le jour et ils sont alors dans les ténèbres.

38. et le soleil court vers un gîte qui lui est assigné ; telle est la détermination du Tout-Puissant, de l’Omniscient.

39. Et la lune, Nous lui avons déterminé des phases jusqu’à ce qu’elle devienne comme la palme vieillie.

40. Le soleil ne peut rattraper la lune, ni la nuit devancer le jour ; et chacun vogue dans une orbite. »

On notera également, et c’est essentiel, que si l’être humain est présenté par le Coran et Mahomet comme propice à dérailler, il reste en mesure de percevoir ces « signes », ces « preuves ». On retrouve un propos très important à ce niveau dans la Sourate 33 :

« Nous avions proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes la responsabilité (de porter les charges de faire le bien et d’éviter le mal). Ils ont refusé de la porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; car il est très injuste [envers lui-même] et très ignorant. »

Le terme de « responsabilité » est souvent traduit par « dépôt », comme si Dieu avait déposé le sens de la création auprès de l’être humain, et que celui-ci peut, malgré sa nature, le porter et le préserver, même si imparfaitement de par sa nature.

Et c’est là qu’intervient Avicenne. Comme Aristote dit que l’être ne pense pas, qu’il ne peut que refléter l’ordre cosmique, Avicenne peut saisir Aristote. Bien entendu, il le modifie relativement, pour en faire un musulman capable de saisir le « dépôt » qui est le sens même de l’ordre cosmique.

C’est une dimension religieuse, mais en même temps cet aspect est relativisé par la dimension humaniste du propos, puisque par la philosophie l’être humain peut acquérir une véritable dignité, de portée littéralement divine.

Lorsque l’être humain dispose adéquatement son esprit pour avoir un intellect en phase avec l’ordre cosmique, il répond pour ainsi dire à Dieu qui a créé le monde, en s’y conformant. Le mouvement de descente de la création se voit littéralement répondre par une sorte de remontée au moyen de son esprit.

Avicenne formule ainsi, dans le Livre de la genèse et du retour, cette conception d’un être humain re-saisissant l’ordre du monde et le reflétant dans son esprit, donc reflétant l’ordre cosmique, donc revenant à Dieu le créateur :

« Du principe premier aux éléments, c’est l’arrangement qui s’instaure selon l’ordre des principes et, chez l’homme, le retour s’achève.

A lui le retour réel et l’assimilation aux principes intellectuels. »

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