Blaise Pascal – Les Provinciales, Douzième lettre (1656)

DOUZIÈME LETTRE

Écrite par l’Auteur des Lettres au Provincial

AUX RÉVÉRENDS PÈRES JÉSUITES.

Du 9 septembre 1656.

MES RÉVÉRENDS PÈRES,

J’étais prêt à vous écrire sur le sujet des injures que vous me dites depuis si longtemps dans vos écrits, où vous m’appelez impie, bouffon, ignorant, farceur, imposteur, calomniateur, fourbe, hérétique, calviniste déguisé, disciple de Du Moulin, possédé d’une légion de diables, et tout ce qu’il vous plaît. Je voulais faire entendre au monde pourquoi vous me traitez de la sorte, car je serais fâché qu’on crût tout cela de moi ; et j’avais résolu de me plaindre de vos calomnies et de vos impostures, lorsque j’ai vu vos réponses, où vous m’en accusez moi-même. Vous m’avez obligé par là de changer mon dessein, et néanmoins je ne laisserai pas de le continuer en quelque sorte, puisque j’espère, en me défendant, vous convaincre de plus d’impostures véritables que vous ne m’en avez imputé de fausses. En vérité, mes Pères, vous en êtes plus suspects que moi ; car il n’est pas vraisemblable qu’étant seul comme le suis, sans force et sans aucun appui humain contre un si grand corps, et n’étant soutenu que par la vérité et la sincérité, je me sois exposé à tout perdre, en m’exposant à être convaincu d’imposture. Il est trop aisé de découvrir les faussetés dans les questions de fait comme celle-ci. Je ne manquerais pas de gens pour m’en accuser, et la justice ne leur en serait pas refusée. Pour vous, mes Pères, vous n’êtes pas en ces termes ; et vous pouvez dire contre moi ce que vous voulez, sans que je trouve à qui m’en plaindre. Dans cette différence de nos conditions, je ne dois pas être peu retenu, quand d’autres considérations ne m’y engageraient pas. Cependant vous me traitez comme un imposteur insigne, et ainsi vous me forcez à repartir : mais vous savez que cela ne se peut faire sans exposer de nouveau, et même sans découvrir plus à fond les points de votre morale ; en quoi je doute que vous soyez bons politiques. La guerre se fait chez vous et à vos dépens ; et quoique vous ayez pensé qu’en embrouillant les questions par des termes d’École, les réponses en seraient si longues, si obscures, et si épineuses, qu’on en perdrait le goût, cela ne sera peut-être pas tout à fait ainsi, car j’essaierai de vous ennuyer le moins qu’il se peut en ce genre d’écrire. Vos maximes ont je ne sais quoi de divertissant qui réjouit toujours le monde. Souvenez-vous au moins que c’est vous qui m’engagez d’entrer dans cet éclaircissement, et voyons qui se défendra le mieux.

La première de vos impostures est sur l’opinion de Vasquez touchant l’aumône. Souffrez donc que je l’explique nettement, pour ôter toute obscurité de nos disputes. C’est une chose assez connue, mes Pères, que, selon l’esprit de l’Église, il y a deux préceptes touchant l’aumône : l’un, de donner de son superflu dans les nécessités ordinaires des pauvres ; l’autre, de donner même de ce qui est nécessaire, selon sa condition, dans les nécessités extrêmes. C’est ce que dit Cajetan, après saint Thomas : de sorte que, pour faire voir l’esprit de Vasquez touchant l’aumône, il faut montrer comment il a réglé, tant celle qu’on doit faire du superflu, que celle qu’on doit faire du nécessaire.

Celle du superflu, qui est le plus ordinaire secours des pauvres, est entièrement abolie par cette seule maxime De El. c. 4, n. 14, que j’ai rapportée dans mes Lettres. Ce que les gens du monde gardent pour relever leur condition et celle de leurs parents n’est pas appelé superflu. Et ainsi à peine trouvera-t-on qu’il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les Rois. Vous voyez bien, mes Pères, que, par cette définition, tous ceux qui auront de l’ambition n’auront point de superflu ; et qu’ainsi l’aumône en est anéantie à l’égard de la plupart du monde. Mais, quand il arriverait même qu’on en aurait, on serait encore dispensé d’en donner dans les nécessités communes, selon Vasquez, qui s’oppose à ceux qui veulent y obliger les riches. Voici ses termes, c. I, n. 32 : Corduba, dit-il, enseigne que, lorsqu’on a du superflu, on est obligé d’en donner à ceux qui sont dans une nécessité ordinaire, au moins une partie, afin d’accomplir le précepte en quelque chose ; Mais cela ne me plaît : sed hoc non placet : Car nous avons montré le contraire contre Cajetan et Navarre. Ainsi, mes Pères, l’obligation de cette aumône est absolument ruinée, selon ce qu’il plaît à Vasquez.

Pour celle du nécessaire, qu’on est obligé de faire dans les nécessités extrêmes et pressantes, vous verrez, par les conditions qu’il apporte pour former cette obligation, que les plus riches de Paris peuvent n’y être pas engagés une seule fois en leur vie. Je n’en rapporterai que deux : l’une, que l’on sache que le pauvre ne sera secouru d’aucun autre : hoec intelligo et coetera omnia, quando scio nullum alium opem laturum, c. I, n. 28. Qu’en dites-vous, mes Pères ? arrivera-t-il souvent que dans Paris, où il y a tant de gens charitables, on puisse savoir qu’il ne se trouvera personne pour secourir un pauvre qui s’offre à nous ? Et cependant, si on n’a pas cette connaissance, on pourra le renvoyer sans secours, selon Vasquez. L’autre condition est que la nécessité de ce pauvre soit telle, qu’il soit menacé de quelque accident mortel, ou de perdre sa réputation, n. 24 et 26, ce qui est bien peu commun. Mais ce qui en marque encore la rareté, c’est qu’il dit, num. 45, que le pauvre qui est en cet état où il dit qu’on est obligé à lui donner l’aumône, peut voler le riche en conscience. Et ainsi il faut que cela soit bien extraordinaire, si ce n’est qu’il veuille qu’il soit ordinairement permis de voler. De sorte qu’après avoir détruit l’obligation de donner l’aumône du superflu, qui est la plus grande source des charités, il n’oblige les riches d’assister les pauvres de leur nécessaire que lorsqu’il permet aux pauvres de voler les riches. Voilà la doctrine de Vasquez, où vous renvoyez les lecteurs pour leur édification.

Je viens maintenant à vos impostures. Vous vous étendez d’abord sur l’obligation que Vasquez impose aux ecclésiastiques de faire l’aumône ; mais je n’en ai point parlé, et j’en parlerai quand il vous plaira ; il n’en est donc pas question ici. Pour les laïques, desquels seuls il s’agit, il semble que vous vouliez faire entendre que Vasquez ne parle en l’endroit que j’ai cité que selon le sens de Cajetan, et non pas selon le sien propre ; mais comme il n’y a rien de plus faux, et que vous ne l’avez pas dit nettement, je veux croire pour votre honneur que vous ne l’avez pas voulu dire.

Vous vous plaignez ensuite hautement de ce qu’après avoir rapporté cette maxime de Vasquez : À peine se trouvera-t-il que les gens du monde, et même les Rois, aient jamais de superflu, j’en ai conclu que les riches sont donc à peine obligés de donner l’aumône de leur superflu. Mais que voulez-vous dire, mes Pères ? S’il est vrai que les riches n’ont presque jamais de superflu, n’est-il pas certain qu’ils ne seront presque jamais obligés de donner l’aumône de leur superflu ? Je vous en ferais un argument en forme, si Diana, qui estime tant Vasquez, qu’il l’appelle le Phénix des esprits, n’avait tiré la même conséquence du même principe. Car, après avoir rapporté cette maxime de Vasquez, il en conclut : Que dans la question, savoir si les riches sont obligés de donner l’aumône de leur superflu, quoique l’opinion qui les y oblige fût véritable, il n’arriverait jamais, ou presque jamais, qu’elle obligeât dans la pratique. Je n’ai fait que suivre mot à mot tout ce discours. Que veut donc dire ceci, mes Pères ? Quand Diana rapporte avec éloge les sentiments de Vasquez, quand il les trouve probables, et très commodes pour les riches, comme il le dit au même lieu, il n’est ni calomniateur ni faussaire, et vous ne vous plaignez point qu’il lui impose : au lieu que, quand je représente ces mêmes sentiments de Vasquez, mais sans le traiter de phénix, je suis un imposteur, un faussaire et un corrupteur de ses maximes. Certainement, mes Pères, vous avez sujet de craindre que la différence de vos traitements envers ceux qui ne diffèrent pas dans le rapport, mais seulement dans l’estime qu’ils font de votre doctrine, ne découvre le fond de votre cœur, et ne fasse juger que vous avez pour principal objet de maintenir le crédit et la gloire de votre Compagnie ; puisque, tandis que votre théologie accommodante passe pour une sage condescendance, vous ne désavouez point ceux qui la publient, et au contraire vous les louez comme contribuant à votre dessein. Mais quand on la fait passer pour un relâchement pernicieux, alors le même intérêt de votre Société vous engage à désavouer des maximes qui vous font tort dans le monde : et ainsi vous les reconnaissez ou les renoncez, non pas selon la vérité qui ne change jamais, mais selon les divers changements des temps, suivant cette parole d’un ancien : Omnia pro tempore, nihil pro veritate. Prenez-y garde, mes Pères ; et afin que vous ne puissiez plus m’accuser d’avoir tiré du principe de Vasquez une conséquence qu’il eût désavouée, sachez qu’il l’a tirée lui-même, c. I, n. 27 : À peine est-on obligé de donner l’aumône, quand on n’est obligé de la donner que de son superflu, selon l’opinion de Cajetan et selon la mienne, et secundum nostram. Confessez donc, mes Pères, par le propre témoignage de Vasquez, que j’ai suivi exactement sa pensée ; et considérez avec quelle conscience vous avez osé dire, que si l’on allait à la source, on verrait avec étonnement qu’il y enseigne tout le contraire.

Enfin, vous faites valoir, par-dessus tout, ce que vous dites que, si Vasquez n’oblige pas les riches de donner l’aumône de leur superflu, il les oblige en récompense de la donner de leur nécessaire. Mais vous avez oublié de marquer l’assemblage des conditions qu’il déclare être nécessaires pour former cette obligation, lesquelles j’ai rapportées, et qui la restreignent si fort, qu’elles l’anéantissent presque entièrement : et au lieu d’expliquer ainsi sincèrement sa doctrine, vous dites généralement, qu’il oblige les riches à donner même ce qui est nécessaire à leur condition. C’est en dire trop, mes Pères : la règle de l’Évangile ne va pas si avant ; ce serait une autre erreur, dont Vasquez est bien éloigné. Pour couvrir son relâchement, vous lui attribuez un excès de sévérité qui le rendrait répréhensible, et par là vous vous ôtez la créance de l’avoir rapporté fidèlement. Mais il n’est pas digne de ce reproche, après avoir établi, comme je l’ai fait voir, que les riches ne sont point obligés, ni par justice, ni par charité, de donner de leur superflu, et encore moins du nécessaire dans tous les besoins ordinaires des pauvres, et qu’ils ne sont obligés de donner du nécessaire qu’en des rencontres si rares, qu’elles n’arrivent presque jamais.

Vous ne m’objectez rien davantage ; de sorte qu’il ne me reste qu’à faire voir combien est faux ce que vous prétendez, que Vasquez est plus sévère que Cajetan ; et cela sera bien facile, puisque ce cardinal enseigne qu’on est obligé par justice de donner l’aumône de son superflu, même dans les communes nécessités des pauvres : parce que, selon les saints Pères, les riches sont seulement dispensateurs de leur superflu, pour le donner à qui ils veulent d’entre ceux qui en ont besoin. Et ainsi, au lieu que Diana dit des maximes de Vasquez qu’elles seront bien commodes et bien agréables aux riches et à leurs confesseurs, ce Cardinal, qui n’a pas une pareille consolation à leur donner, déclare, De Eleem., c. 6, qu’il n’a rien à dire aux riches que ces paroles de Jésus-Christ : Qu’il est plus facile qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, que non pas qu’un riche entre dans le ciel ; et à leurs confesseurs que cette parole du même Sauveur : si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont tous deux dans le précipice ; tant il a trouvé cette obligation indispensable ! Aussi c’est ce que les Pères et tous les saints ont établi comme une vérité constante. Il y a deux cas, dit saint Thomas, 2, 2, q. 118, art. 4, où l’on est obligé de donner l’aumône par un devoir de justice, ex debito legali : l’un quand les pauvres sont en danger, l’autre quand nous possédons des biens superflus. Et q. 87, a. I, : Les troisièmes décimes que les Juifs devaient manger avec les pauvres ont été augmentées dans la loi nouvelle, parce que Jésus-Christ veut que nous donnions aux pauvres, non seulement la dixième partie, mais tout notre superflu. Et cependant il ne plaît pas à Vasquez qu’on soit obligé d’en donner une partie seulement, tant il a de complaisance pour les riches, de dureté pour les pauvres, d’opposition à ces sentiments de charité qui font trouver douce la vérité de ces paroles de saint Grégoire, laquelle parait si rude aux riches du monde : Quand nous donnons aux pauvres ce qui leur est nécessaire, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous que nous leur rendons ce qui est à eux : et c’est un devoir de justice plutôt qu’une œuvre de miséricorde.

C’est de cette sorte que les saints recommandent aux riches de partager avec les pauvres les biens de la terre, s’ils veulent posséder avec eux les biens du ciel. Et au lieu que vous travaillez à entretenir dans les hommes l’ambition, qui fait qu’on n’a jamais de superflu, et l’avarice, qui refuse d’en donner quand on en aurait, les saints ont travaillé au contraire à porter les hommes à donner leur superflu, et à leur faire connaître qu’ils en auront beaucoup, s’ils le mesurent non par la cupidité, qui ne souffre point de bornes, mais par la piété, qui est ingénieuse à se retrancher pour avoir de quoi se répandre dans l’exercice de la charité. Nous avons beaucoup de superflu, dit saint Augustin, si nous ne gardons que le nécessaire ; mais, si nous recherchons les choses vaines, rien ne nous suffira. Recherchez, mes frères, ce qui suffit à l’ouvrage de Dieu, c’est-à-dire à la nature, et non pas ce qui suffit à votre cupidité, qui est l’ouvrage du démon : et souvenez-vous que le superflu des riches est le nécessaire des pauvres.

Je voudrais bien, mes Pères, que ce que je vous dis servît non seulement à me justifier, ce serait peu, mais encore à vous faire sentir et abhorrer ce qu’il y a de corrompu dans les maximes de vos casuistes, afin de nous unir sincèrement dans les saintes règles de l’Évangile, selon lesquelles nous devons tous être jugés.

Pour le second point, qui regarde la simonie, avant que de répondre aux reproches que vous me faites, je commencerai par l’éclaircissement de votre doctrine sur ce sujet. Comme vous vous êtes trouvés embarrassés entre les Canons de l’Église qui imposent d’horribles peines aux simoniaques, et l’avarice de tant de personnes qui recherchent cet infâme trafic, vous avez suivi votre méthode ordinaire, qui est d’accorder aux hommes ce qu’ils désirent, et donner à Dieu des paroles et des apparences. Car qu’est-ce que demandent les simoniaques, sinon d’avoir de l’argent en donnant leurs bénéfices ? Et c’est cela que vous avez exempté de simonie. Mais parce qu’il faut que le nom de simonie demeure, et qu’il y ait un sujet où il soit attaché, vous avez choisi pour cela une idée imaginaire, qui ne vient jamais dans l’esprit des simoniaques, et qui leur serait inutile, qui est d’estimer l’argent considéré en lui-même autant que le bien spirituel considéré en lui-même. Car qui s’aviserait de comparer des choses si disproportionnées et d’un genre si différent ? Et cependant, pourvu qu’on ne fasse pas cette comparaison métaphysique, on peut donner son bénéfice à un autre, et en recevoir de l’argent sans simonie, selon vos auteurs.

C’est ainsi que vous vous jouez de la religion pour suivre la passion des hommes ; et voyez néanmoins avec quelle gravité votre Père Valentia débite ses songes à l’endroit cité dans mes Lettres, t. 3, disp. 16, p. 3, p. 2044 : On peut, dit-il, donner un temporel pour un spirituel en deux manières : l’une en prisant davantage le temporel que le spirituel, et ce serait simonie : l’autre en prenant le temporel comme le motif et la fin qui porte à donner le spirituel, sans que néanmoins on prise le temporel plus que le spirituel ; et alors ce n’est point simonie. Et la raison en est, que la simonie consiste à recevoir un temporel comme le juste prix d’un spirituel. Donc, si on demande le temporel, si petatur temporale, non pas comme le prix, mais comme le motif qui détermine à le conférer, ce n’est point du tout simonie, encore qu’on ait pour fin et attente principale la possession du temporel : minime erit simonia, etiamsi temporale principaliter intendatur et expectelur. Et votre grand Sanchez n’a-t-il pas eu une pareille révélation, au rapport d’Escobar, tr. 6, ex. 2, n. 40 ? Voici ses mots : Si on donne un bien temporel pour un bien spirituel, non pas comme prix, mais comme un motif qui porte le collateur à le donner, ou comme une reconnaissance, si on l’a déjà reçu est-ce simonie ? Sanchez assure que non. Vos thèses de Caen, de 1644 : C’est une opinion probable, enseignée par plusieurs catholiques, que ce n’est pas simonie de donner un bien temporel pour un spirituel, quand on ne le donne pas comme prix. Et quant à Tannerus, voici sa doctrine, pareille à celle de Valentia, qui fera voir combien vous avez tort de vous plaindre de ce que j’ai dit qu’elle n’est pas conforme à celle de saint Thomas ; puisque lui-même l’avoue au lieu cité dans ma Lettre, t. 3, d. 5, p. 1519 : Il n’y a point, dit-il, proprement et véritablement de simonie, sinon à prendre un bien temporel comme le prix d’un spirituel : mais, quand on le prend comme un motif qui porte à donner le spirituel, ou comme en reconnaissance de ce qu’on l’a donné, ce n’est point simonie, au moins en conscience. Et un peu après : Il faut dire la même chose, encore qu’on regarde le temporel comme sa fin principale, et qu’on le préfère même au spirituel : quoique saint Thomas et d’autres semblent dire le contraire, en ce qu’ils assurent que c’est absolument simonie de donner un bien spirituel pour un temporel, lorsque le temporel en est la fin.

Voilà, mes Pères, votre doctrine de la simonie enseignée par vos meilleurs auteurs, qui se suivent en cela bien exactement. Il ne me reste donc qu’à répondre à vos impostures. Vous n’avez rien dit sur l’opinion de Valentia, et ainsi sa doctrine subsiste après votre réponse. Mais vous vous arrêtez sur celle de Tannerus, et vous dites qu’il a seulement décidé que ce n’était pas une simonie de droit divin, et vous voulez faire croire que j’ai supprimé de ce passage ces paroles de droit divin. Sur quoi vous n’êtes pas raisonnables, mes Pères, car ces termes, de droit divin, ne furent jamais dans ce passage. Vous ajoutez ensuite que Tannerus déclare que c’est une simonie de droit positif. Vous vous trompez, mes Pères : il n’a pas dit cela généralement, mais sur des cas particuliers, in casibus a jure expressis, comme il le dit en cet endroit. En quoi il fait une exception de ce qu’il avait établi en général dans ce passage, que ce n’est pas simonie en conscience ; ce qui enferme que ce n’en est pas aussi une de droit positif, si vous ne voulez faire Tannerus assez impie pour soutenir qu’une simonie de droit positif n’est pas simonie en conscience. Mais vous recherchez à dessein ces mots de droit divin, droit positif, droit naturel, tribunal intérieur et extérieur, cas exprimés dans le droit, présomption externe, et les autres qui sont peu connus, afin d’échapper sous cette obscurité, et de faire perdre la vue de vos égarements. Vous n’échapperez pas néanmoins, mes Pères, par ces vaines subtilités, car je vous ferai des questions si simples, qu’elles ne seront point sujettes au distinguo. Je vous demande donc, sans parler de droit positif, ni de présomption de tribunal extérieur, si un bénéficier sera simoniaque, selon vos auteurs, en donnant un bénéfice de quatre mille livres de rente, et recevant dix mille francs argent comptant, non pas comme prix du bénéfice, mais comme un motif qui le porte à le donner. Répondez-moi nettement, mes Pères ; que faut-il conclure sur ce cas, selon vos auteurs ? Tannerus ne dira-t-il pas formellement que ce n’est pas simonie en conscience, puisque le temporel n’est point le prix du bénéfice, mais seulement le motif qui le fait donner ? Valentia, vos thèses de Caen, Sanchez et Escobar, ne décideront-ils pas de même, que ce n’est pas simonie par la même raison ? [En] faut-il davantage pour excuser ce bénéficier de simonie ? Et oseriez-vous le traiter de simoniaque dans vos confessionnaux, quelque sentiment que vous en ayez par vous-mêmes, puisqu’il aurait droit de vous fermer la bouche, ayant agi selon l’avis de tant de docteurs graves ? Confessez donc qu’un tel bénéficier est excusé de simonie, selon vous, et défendez maintenant cette doctrine, si vous le pouvez.

Voilà, mes Pères, comment il faut traiter les questions pour les démêler, au lieu de les embrouiller, ou par des termes d’École ou en changeant l’état de la question, comme vous faites dans votre dernier reproche en cette sorte. Tannerus, dites-vous, déclare au moins qu’un tel échange est un grand péché ; et vous me reprochez d’avoir supprimé malicieusement cette circonstance, qui le justifie entièrement, à ce que vous prétendez. Mais vous avez tort, et en plusieurs manières. Car, quand ce que vous dites serait vrai., il ne s’agissait pas, au lieu où j’en parlais, de savoir s’il y avait en cela du péché, mais seulement s’il y avait de la simonie. Or, ce sont deux questions fort séparées ; les péchés n’obligent qu’à se confesser, selon vos maximes ; la simonie oblige à restituer, et il y a des personnes à qui cela paraîtrait assez différent. Car vous avez bien trouvé des expédients pour rendre la confession douce, mais vous n’en avez point trouvé pour rendre la restitution agréable. J’ai à vous dire de plus que le cas que Tannerus accuse de péché n’est pas simplement celui où l’on donne un bien spirituel pour un temporel, qui en est le motif même principal ; mais il ajoute encore que l’on prise plus le temporel que le spirituel, ce qui est ce cas imaginaire dont nous avons parlé. Et il ne fait pas de mal de charger celui-là de péché, puisqu’il faudrait être bien méchant ou bien stupide, pour ne vouloir pas éviter un péché par un moyen aussi facile qu’est celui de s’abstenir de comparer les prix de ces deux choses, lorsqu’il est permis de donner l’une pour l’autre. Outre que Valentia, examinant, au lieu déjà cité, s’il y a du péché à donner un bien spirituel pour un temporel, qui en est le motif principal, rapporte les raisons de ceux qui disent que oui, en ajoutant : sed hoc non videtur mihi salis certum ; cela ne me parait pas assez certain.

Mais, depuis, votre P. Erade Bille, professeur des cas de conscience à Caen, a décidé qu’il n’y a en cela aucun péché, car les opinions probables vont toujours en mûrissant. C’est ce qu’il déclare dans ses écrits de 1644, contre lesquels M. Dupré, docteur et professeur à Caen, fit cette belle harangue imprimée, qui est assez connue. Car, quoique ce P. Erade Bille reconnaisse que la doctrine de Valentia, suivie par le P. Milhard, et condamnée en Sorbonne, soit contraire au sentiment commun, suspecte de simonie en plusieurs choses, et punie en justice, quand la pratique en est découverte, il ne laisse pas de dire que c’est une opinion probable, et par conséquent sûre en conscience, et qu’il n’y a en cela ni simonie ni péché. C’est, dit-il, une opinion probable et enseignée par beaucoup de docteurs catholiques, qu’il n’y a aucune simonie, ni aucun péché, à donner de l’argent, ou une autre chose temporelle pour un bénéfice, soit par forme de reconnaissance, soit comme un motif sans lequel on ne le donnerait pas, pourvu qu’on ne le donne pas comme un prix égal au bénéfice. C’est là tout ce qu’on peut désirer. Et selon toutes ces maximes, vous voyez, mes Pères, que la simonie sera si rare, qu’on en aurait exempté Simon même le magicien, qui voulait acheter le Saint-Esprit, en quoi il est l’image des simoniaques qui achètent ; et Giezi, qui reçut de l’argent pour un miracle, en quoi il est la figure des simoniaques qui vendent. Car il est sans doute, que, quand Simon, dans les Actes, offrit de l’argent aux apôtres pour avoir leur puissance, il ne se servit ni des termes d’acheter, ni de vendre, ni de prix, et qu’il ne fit autre chose que d’offrir de l’argent, comme un motif pour se faire donner ce bien spirituel. Ce qui étant exempt de simonie, selon vos auteurs, il se fût bien garanti de l’anathème de saint Pierre, s’il eût été instruit de vos maximes. Et cette ignorance fit aussi grand tort à Giezi, quand il fut frappé de la lèpre par Élisée ; car, n’ayant reçu l’argent de ce prince guéri miraculeusement que comme une reconnaissance, et non pas comme un prix égal à la vertu divine qui avait opéré ce miracle, il eût obligé Élisée à le guérir, sur peine de péché mortel, puisqu’il aurait agi selon tant de docteurs graves, et qu’en pareil cas vos confesseurs sont obligés d’absoudre leurs pénitents et de les laver de la lèpre spirituelle, dont la corporelle n’est que la figure.

Tout de bon, mes Pères, il serait aisé de vous tourner là-dessus en ridicules : je ne sais pourquoi vous vous y exposez. Car je n’aurais qu’à rapporter vos autres maximes, comme celle-ci d’Escobar dans la pratique de la simonie selon la Société de Jésus, si. 40 : Est-ce simonie, lorsque deux religieux s’engagent l’un à l’autre en cette sorte : Donnez-moi votre voix pour me faire élire Provincial, et je vous donnerai la mienne pour vous faire Prieur ? Nullement. Et cet autre, n. 14 : Ce n’est pas simonie de se faire donner un bénéfice en promettant de l’argent, quand on n’a pas dessein de payer en effet ; parce que ce n’est qu’une simonie feinte, qui n’est non plus vraie que du faux or n’est pas du vrai or. C’est par cette subtilité de conscience qu’il a trouvé le moyen, en ajoutant la fourbe à la simonie, de faire avoir des bénéfices sans argent et sans simonie. Mais je n’ai pas le loisir d’en dire davantage ; car il faut que je pense à me défendre contre votre troisième calomnie sur le sujet des banqueroutiers.

Pour celle-ci, mes Pères, il n’y a rien de plus grossier. Vous me traitez d’imposteur sur le sujet d’un sentiment de Lessius, que je n’ai point cité de moi-même, mais qui se trouve allégué par Escobar, dans un passage que j’en rapporte ; et ainsi, quand il serait vrai que Lessius ne serait pas de l’avis qu’Escobar lui attribue, qu’y a-t-il de plus injuste que de s’en prendre à moi ? Quand je cite Lessius et vos autres auteurs de moi-même, je consens d’en répondre. Mais comme Escobar a ramassé les opinions des 24 de vos Pères, je vous demande si je dois être garant d’autre chose que de ce que je cite de lui ; et s’il faut, outre cela, que je réponde des citations qu’il fait lui-même dans les passages que j’en ai pris. Cela ne serait pas raisonnable. Or, c’est de quoi il s’agit en cet endroit. J’ai rapporté dans ma Lettre ce passage d’Escobar, traduit fort fidèlement, et sur lequel aussi vous ne dites rien : Celui qui fait banqueroute peut-il en sûreté de conscience retenir de ses biens autant qu’il est nécessaire pour vivre avec honneur, ne indecore vivat ? Je réponds que oui avec Lessisus, cum lessio assero posse, etc. Sur cela vous me dites que Lessius n’est pas de ce sentiment. Mais pensez un peu où vous vous engagez. Car, s’il est vrai qu’il en est, on vous appellera imposteurs, d’avoir assuré le contraire ; et s’il n’en est pas, Escobar sera l’imposteur : de sorte qu’il faut maintenant, par nécessité, que quelqu’un de la Société soit convaincu d’imposture. Voyez un peu quel scandale ! Aussi vous ne savez prévoir la suite des choses. Il vous semble qu’il n’y a qu’à dire des injures aux personnes, sans penser sur qui elles retombent. Que ne faisiez-vous savoir votre difficulté à Escobar, avant que de la publier ? Il vous eût satisfait. Il n’est pas si malaisé d’avoir des nouvelles de Valladolid, où il est en parfaite santé, et où il achève sa grande Théologie morale en six volumes, sur les premiers desquels je vous pourrai dire un jour quelque chose. On lui a envoyé les dix premières Lettres, vous pouviez aussi lui envoyer votre objection, et je m’assure qu’il y eût bien répondu : car il a vu sans doute dans Lessius ce passage, d’où il a pris le ne indecore vivat. Lisez-le bien, mes Pères, et vous l’y trouverez comme moi, lib. 2, c. 16, n. 45 : Idem colligitur aperte ex juribus citatis, maxime quoad ea bona quoe post cessionem acquirit, de quibus is qui debilor est etiam ex delicto, potest retinere quantum necessarium est, ut pro sua conditione non indecore vivat. Petes an leges id permittant de bonis quoe tempore insiantis cessionis habebat ? Ita vidécur colligi ex DD.

Je ne m’arrêterai pas à vous montrer que Lessius, pour autoriser cette maxime, abuse de la loi qui n’accorde que le simple vivre aux banqueroutiers, et non pas de quoi subsister avec honneur. Il suffit d’avoir justifié Escobar contre une telle accusation ; c’est plus que je ne devais faire. Mais vous, mes Pères, vous ne faites pas ce que vous devez : car il est question de répondre au passage d’Escobar, dont les décisions sont commodes, en ce qu’étant indépendantes du devant et de la suite, et toutes renfermées en de petits articles, elles ne sont pas sujettes à vos distinctions. Je vous ai cité son passage entier, qui permet à ceux qui font cession de retenir de leurs biens, quoique acquis injustement, pour faire subsister leur famille avec honneur. Sur quoi je me suis écrié dans mes Lettres : Comment ! mes Pères, par quelle étrange charité voulez-vous que les biens appartiennent plutôt à ceux qui les ont mal acquis qu’aux créanciers légitimes ? C’est à quoi il faut répondre : mais c’est ce qui vous met dans un fâcheux embarras, que vous essayez en vain d’éluder en détournant la question, et citant d’autres passages de Lessius, desquels il ne s’agit point. Je vous demande donc si cette maxime d’Escobar peut être suivie en conscience par ceux qui font banqueroute ? Et prenez garde à ce que vous direz. Car si vous répondez que non, que deviendra votre docteur, et votre doctrine de la probabilité ? Et si vous dites que oui, je vous renvoie au Parlement.

Je vous laisse dans cette peine, mes Pères ; car je n’ai plus ici de place pour entreprendre l’Imposture suivante sur le passage de Lessius touchant l’homicide ; ce sera pour la première fois, et le reste ensuite.

Je ne vous dirai rien cependant sur les Avertissements pleins de faussetés scandaleuses par où vous finissez chaque imposture : je repartirai à tout cela dans la Lettre où j’espère montrer la source de vos calomnies. Je vous plains, mes Pères, d’avoir recours à de tels remèdes. Les injures que vous me dites n’éclairciront pas nos différends, et les menaces que vous me faites en tant de façons ne m’empêcheront pas de me défendre. Vous croyez avoir la force et l’impunité, mais je crois avoir la vérité et l’innocence. C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque : au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même.

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