Blaise Pascal – Les Provinciales, Seizième lettre (1656)

SEIZIÈME LETTRE

Écrite par l’Auteur des Lettres au Provincial

AUX RÉVÉRENDS PÈRES JÉSUITES.

Du 4 décembre 1656.

MES RÉVÉRENDS PÈRES,

Voici la suite de vos calomnies, où je répondrai d’abord à celles qui restent de vos Avertissements. Mais comme tous vos autres livres en sont également remplis, ils me fourniront assez de matière pour vous entretenir sur. ce sujet autant que je le jugerai nécessaire. Je vous dirai donc en un mot, sur cette fable que vous avez semée dans tous vos écrits contre Mr d’Ypres, que vous abusez malicieusement de quelques paroles ambiguës d’une de ses lettres, qui, étant capables d’un bon sens, doivent être prises en bonne part, selon l’esprit de l’Église, et ne peuvent être prises autrement que selon l’esprit de votre Société. Car pourquoi voulez-vous qu’en disant à son ami : Ne vous mettez point tant en peine de votre neveu, je lui fournirai ce qui est nécessaire de l’argent qui est entre mes mains, il ait voulu dire par là qu’il prenait cet argent pour ne le point rendre, et non pas qu’il l’avançait seulement pour le remplacer ? Mais ne faut-il pas que vous soyez bien imprudents d’avoir fourni vous-mêmes la conviction de votre mensonge par les autres lettres de Mr d’Ypres, que vous avez imprimées, qui marquent visiblement que ce n’était en effet que des avances, qu’il devait remplacer ? C’est ce qui paraît dans celle que vous rapportez, du 30 juillet 1619, en ces termes qui vous confondent : Ne vous souciez pas des avances ; il ne lui manquera rien tant qu’il sera ici. Et par celle du 6 janvier 1620, où il dit : Vous avez trop de hâte, et quand il serait question de rendre compte, le peu de crédit que j’ai ici me ferait trouver de l’argent au besoin.

Vous êtes donc des imposteurs, mes Pères, aussi bien sur ce sujet que sur votre conte ridicule du tronc de S. Merry. Car quel avantage pouvez-vous tirer de l’accusation qu’un de vos bons amis suscita à cet ecclésiastique que vous voulez déchirer ? Doit-on conclure qu’un homme est coupable parce qu’il est accusé ? Non, mes Pères. Des gens de piété comme lui pourront toujours être accusés tant qu’il y aura au monde des calomniateurs comme vous. Ce n’est donc pas par l’accusation, mais par l’arrêt qu’il en faut juger. Or, l’arrêt qui en fut rendu le 23 février 1656 le justifie pleinement ; outre que celui qui s’était engagé témérairement dans cette injuste procédure fut désavoué par ses collègues, et forcé lui-même à la rétracter. Et quant à ce que vous dites au même lieu de ce fameux directeur qui se fit riche en un moment de neuf cent mille livres, il suffit de vous renvoyer à MM. les Curés de S. Roch et de S. Paul, qui rendront témoignage à tout Paris de son parfait désintéressement dans cette affaire, et de votre malice inexcusable dans cette imposture. En voilà assez pour des faussetés si vaines. Ce ne sont là que des coups d’essai de vos novices, et non pas les coups d’importance de vos grands profès. J’y viens donc, mes Pères ; je viens à cette calomnie, l’une des plus noires qui soient sorties de votre esprit. Je parle de cette audace insupportable avec laquelle vous avez osé imputer à de saintes religieuses et à leurs docteurs de ne pas croire le mystère de la Transsubstantiation, ni la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Voilà, mes Pères, une imposture digne de vous. Voilà un crime que Dieu seul est capable de punir, comme vous seuls êtes capables de le commettre. Il faut être aussi humble que ces humbles calomniées pour le souffrir avec patience ; et il faut être aussi méchant que de si méchants calomniateurs pour le croire. Je n’entreprends donc pas de les en justifier ; elles n’en sont point suspectes. Si elles avaient besoin de défenseurs, elles en auraient de meilleurs que moi. Ce que j’en dirai ici ne sera pas pour montrer leur innocence, mais pour montrer votre malice. Je veux seulement vous en faire horreur à vous-mêmes, et faire entendre à tout le monde qu’après cela il n’y a rien dont vous ne soyez capables.

Vous ne manquerez pas néanmoins de dire que je suis de Port-Royal ; car c’est la première chose que vous dites à quiconque combat vos excès : comme si on ne trouvait qu’à Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre vous la pureté de la morale chrétienne. Je sais, mes Pères, le mérite de ces pieux solitaires qui s’y étaient retirés, et combien l’Église est redevable à leurs ouvrages si édifiants et si solides. Je sais combien ils ont de piété et de lumière, car, encore que je n’aie jamais eu d’établissement avec eux, comme vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne] laisse pas d’en connaître quelques-uns et d’honorer la vertu de tous. Mais Dieu n’a pas renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu’il veut opposer à vos désordres. J’espère avec son secours, mes Pères, de vous le faire sentir ; et s’il me fait la grâce de me soutenir dans le dessein qu’il me donne d’employer pour lui tout ce que j’ai reçu de lui, je vous parlerai de telle sorte que je vous ferai peut-être regretter de n’avoir pas affaire à un homme de Port-Royal. Et pour vous le témoigner, mes Pères, c’est qu’au lieu que ceux que vous outragez par cette insigne calomnie se contentent d’offrir à Dieu leurs gémissements pour vous en obtenir le pardon, je me sens obligé, moi qui n’ai point de part à cette injure, de vous en faire rougir à la face de toute l’Église, pour vous procurer cette confusion salutaire dont parle l’Écriture, qui est presque l’unique remède d’un endurcissement tel que le vôtre : Imple facies eorum ignominia, el quoerent nomen lotion, Domine.

Il faut arrêter cette insolence, qui n’épargne point les lieux les plus saints. Car qui pourra être en sûreté après une calomnie de cette nature ? Quoi ! mes Pères, afficher vous-mêmes dans Paris un livre si scandaleux avec le nom de votre Père Meynier à la tête, et sous cet infâme titre : Le Port-Royal et Genève d’intelligence contre le très Saint-Sacrement de l’Autel, où vous accusez de cette apostasie non seulement M. l’abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld, mais aussi la Mère Agnès sa sœur, et toutes les religieuses de ce monastère, dont vous dites, pag. 96, que leur foi est aussi suspecte touchant l’Eucharistie que celle de M. Arnauld, lequel vous soutenez pag. 4 être effectivement calviniste. Je demande là-dessus à tout le monde s’il y a dans l’Église des personnes sur qui vous puissiez faire tomber un si abominable reproche avec moins de vraisemblance. Car, dites-moi, mes Pères, si ces religieuses et leurs directeurs étaient d’intelligence avec Genève contre le très Saint-Sacrement de l’Autel, ce qui est horrible à penser, pourquoi auraient-elles pris pour le principal objet de leur piété ce sacrement qu’elles auraient en abomination ? Pourquoi auraient-elles joint à leur règle l’institution du Saint-Sacrement ? Pourquoi auraient-elles pris l’habit du Saint-Sacrement, pris le nom de filles du Saint-Sacrement, appelé leur église l’Église du Saint-Sacrement ? Pourquoi auraient-elles demandé et obtenu de Rome la confirmation de cette institution, et le pouvoir de dire tous les jeudis l’office du Saint-Sacrement, où la foi de l’Église est si parfaitement exprimée, si elles avaient conjuré avec Genève d’abolir cette foi de l’Église ? Pourquoi se seraient-elles obligées, par une dévotion particulière, approuvée aussi par le Pape, d’avoir sans cesse, nuit et jour, des religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par leurs adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l’impiété de l’hérésie qui l’a voulu anéantir ? Dites-moi donc, mes Pères, si vous le pouvez, pourquoi de tous les mystères de notre religion elles auraient laissé ceux qu’elles croient pour choisir celui qu’elles ne croiraient pas ? Et pourquoi elles se seraient dévouées d’une manière si pleine et si entière à ce mystère de notre foi, si elles le prenaient, comme les hérétiques, pour le mystère d’iniquité ? Que répondez-vous, mes Pères, à des témoignages si évidents, non pas seulement de paroles, mais d’actions ; et non pas de quelques actions particulières, mais de toute la suite d’une vie entièrement consacrée à l’adoration de Jésus-Christ résidant sur nos autels ? Que répondez-vous de même aux livres que vous appelez de Port-Royal, qui sont tout remplis de termes les plus précis dont les Pères et les Conciles se soient servis pour marquer l’essence de ce mystère ? C’est une chose ridicule, mais horrible, de vous y voir répondre dans tout votre libelle en cette sorte : M. Arnauld, dites-vous, parle bien de transsubstantiation ; mais il entend peut-être une transsubstantiation significative. Il témoigne bien croire la présence réelle ; mais qui nous a dit qu’il ne l’entend pas d’une figure vraie et réelle ? Où en sommes-nous, mes Pères ? et qui ne ferez-vous point passer pour Calviniste quand il vous plaira, si on vous laisse la licence de corrompre les expressions les plus canoniques et les plus saintes par les malicieuses subtilités de vos nouvelles équivoques ? Car qui s’est jamais servi d’autres termes que de ceux-là, et surtout dans de simples discours de piété, où il ne s’agit point de controverses ? Et cependant l’amour et le respect qu’ils ont pour ce saint mystère leur en a tellement fait remplir tous leurs écrits, que je vous défie, mes Pères, quelque artificieux que vous soyez, d’y trouver ni la moindre apparence d’ambiguïté, ni la moindre convenance avec les sentiments de Genève.

Tout le monde sait, mes Pères, que l’hérésie de Genève consiste essentiellement, comme vous le rapportez vous-mêmes, à croire que Jésus-Christ n’est point enfermé dans ce Sacrement ; qu’il est impossible qu’il soit en plusieurs lieux ; qu’il n’est vraiment que dans le Ciel, et que ce n’est que là où on le doit adorer, et non pas sur l’autel ; que la substance du pain demeure ; que le corps de Jésus-Christ n’entre point dans la bouche ni dans la poitrine ; qu’il n’est mangé que par la foi, et qu’ainsi les méchants ne le mangent point ; et que la Messe n’est point un sacrifice, mais une abomination. Écoutez donc, mes Pères, de quelle manière Port-Royal est d’intelligence avec Genève dans leurs livres. On y lit, à votre confusion : que la chair et le sang de Jésus-Christ sont contenus sous les espèces du pain et du vin, 2. lettre de M. Arnauld, p. 259. Que le Saint des Saints est présent dans le Sanctuaire, et qu’on l’y doit adorer, ibid., p. 243. Que Jésus-Christ habite dans les pécheurs qui communient, par la présence réelle et véritable de son corps dans leur poitrine, quoique non par la présence de son esprit dans leur cœur, Fréq. Com., 3. part., chap. 16. Que les cendres mortes des corps des saints tirent leur principale dignité de cette semence de vie qui leur reste de l’attouchement de la chair immortelle et vivifiante de Jésus-Christ, I. part., ch. 40. Que ce n’est par aucune puissance naturelle, mais par la toute-puissance de Dieu, à laquelle rien n’est impossible, que le corps de Jésus-Christ est enfermé sous l’Hostie et sous la moindre partie de chaque Hostie, Théolog. fam., leç. 15. Que la vertu divine est présente pour produire l’effet que les paroles de la consécration signifient, ibid. Que Jésus-Christ, qui est rabaissé et couché sur l’autel, est en même temps élevé dans sa gloire ; qu’il est, par lui-même et par sa puissance ordinaire, en divers lieux en même temps, au milieu de l’Église triomphante, et au milieu de l’Église militante et voyagère, De la suspension, rais. 21. Que les espèces sacramentales demeurent suspendues, et subsistent extraordinairement sans être appuyées d’aucun sujet ; et que le corps de Jésus-Christ est aussi suspendu sous les espèces ; qu’il ne dépend point d’elles, comme les substances dépendent des accidents, ibid., 23. Que la substance du pain se change en laissant les accidents immuables, Heures dans la prose du S. Sacrement. Que Jésus-Christ repose dans l’Eucharistie avec la même gloire qu’il a dans le Ciel, Lettres de M. de Saint-Cyran, tom. I, let. 93. Que son humanité glorieuse réside dans les tabernacles de l’Église, sous les espèces du pain qui le couvrent visiblement ; et que, sachant que nous sommes grossiers, il nous conduit ainsi à l’adoration de sa divinité présente en tous lieux par celle de son humanité présente en un lieu particulier, ibid. : Que nous recevons le corps de Jésus-Christ sur la langue, et qu’il la sanctifie par son divin attouchement, Lettre 32. Qu’il entre dans la bouche du prêtre, Lettre 72. Que, quoique Jésus-Christ se soit rendu accessible dans le Saint-Sacrement par un effet de son amour et de sa clémence, il ne laisse pas d’y conserver son inaccessibilité comme une condition inséparable de sa nature divine ; parce qu’encore que le seul corps et le seul sang y soient par la vertu des paroles, vi verborum, comme parle l’école, cela n’empêche pas que toute sa divinité, aussi bien que toute son humanité, n’y soit par une conjonction nécessaire, Défense du Chapelet du S. Sacrement, p. 217. Et enfin, que l’Eucharistie est tout ensemble Sacrement et Sacrifice, Théol. fam., leç. 15, et qu’encore que ce Sacrifice soit une commémoration de celui de la Croix, toutefois il y a cette différence, que celui de la Messe n’est offert que pour l’Église seule et pour les fidèles qui sont dans sa communion, au lieu que celui de la Croix a été offert pour tout le monde, comme l’Écriture parle, ibid., p. 153. Cela suffit, mes Pères, pour faire voir clairement qu’il n’y eut peut-être jamais une plus grande impudence que la vôtre. Mais je veux encore vous faire prononcer cet arrêt à vous-mêmes contre vous-mêmes. Car que demandez-vous, afin d’ôter toute apparence qu’un homme soit d’intelligence avec Genève ? Si M. Arnauld, dit votre Père Meynier, p. 83, eût dit qu’en cet adorable mystère il n’y a aucune substance du pain sous les espèces, mais seulement la chair et le sang de Jésus-Christ, j’eusse avoué qu’il se serait déclaré entièrement contre Genève. Avouez-le donc, imposteurs, et faites-lui une réparation publique. Combien de fois l’avez-vous vu dans les passages que je viens de citer ? Mais, de plus, la Théologie familière de M. de Saint-Cyran étant approuvée par M. Arnauld, elle contient les sentiments de l’un et de l’autre. Lisez donc toute la Leçon 15, et surtout l’article second, et vous y trouverez les paroles que vous demandez encore plus formellement que vous-mêmes ne les exprimez. Y a-t-il du pain dans l’Hostie, et du vin dans le Calice ? Non ; car toute substance du pain et du vin sont ôtées pour faire place à celle du corps et du sang de Jésus-Christ, laquelle y demeure seule, couverte des qualités et des espèces du pain et du vin.

Eh bien, mes Pères ! direz-vous encore que le Port-Royal n’enseigne rien que Genève ne reçoive, et que M. Arnauld n’a rien dit, dans sa seconde Lettre, qui ne pût être dit par un ministre de Charenton ? Faites donc parler Mestrezat comme parle M. Arnauld dans cette lettre, pag. 237 et suiv. Faites-lui dire Que c’est un mensonge infâme de l’accuser de nier la transsubstantiation ; qu’il prend pour fondement de ses livres la vérité de la présence réelle du Fils de Dieu, opposée à l’hérésie des Calvinistes ; qu’il se tient heureux d’être en un lieu où l’on adore continuellement le Saint des Saints dans le Sanctuaire, ce qui est beaucoup plus contraire à la créance des Calvinistes que la présence réelle même ; puisque comme dit le cardinal de Richelieu, dans ses Controverses, p. 536 : Les nouveaux Ministres de France s’étant unis avec les Luthériens qui croient la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, ils ont déclaré qu’ils ne demeurent séparés de l’Église, touchant ce mystère, qu’à cause de l’adoration que les Catholiques rendent à l’Eucharistie. Faites signer à Genève tous les passages que je vous ai rapportés des livres de Port-Royal, et non pas seulement les passages, mais les traités entiers touchants ce mystère, comme le livre de la Fréquente Communion, l’Explication des Cérémonies de la messe, l’Exercice durant la messe, les Raisons de la suspension du S. Sacrement, la traduction des Hymnes dans les Heures de Port-Royal, etc. Et enfin faites établir à Charenton cette institution sainte d’adorer sans cesse Jésus-Christ enfermé dans l’Eucharistie, comme on fait à Port-Royal, et ce sera le plus signalé service que vous puissiez rendre à l’Église, puisque alors le Port-Royal ne sera pas d’intelligence avec Genève, mais Genève d’intelligence avec le Port-Royal et toute l’Église.

En vérité, mes Pères, vous ne pouviez plus mal choisir que d’accuser le Port-Royal de ne pas croire l’Eucharistie ; mais je veux faire voir ce qui vous y a engagés. Vous savez que j’entends un peu votre politique. Vous l’avez bien suivie en cette rencontre. Si M. l’abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld n’avaient fait que dire ce qu’on doit croire touchant ce mystère, et non pas ce qu’on doit faire pour s’y préparer, ils auraient été les meilleurs catholiques du monde, et il ne se serait point trouvé d’équivoques dans leurs termes de présence réelle et de transsubstantiation. Mais, parce qu’il faut que tous ceux qui combattent vos relâchements soient hérétiques, et dans le point même où ils les combattent, comment M. Arnauld ne le serait-il pas sur l’Eucharistie, après avoir fait un livre exprès contre les profanations que vous faites de ce sacrement ? Quoi, mes Pères ! il aurait dit impunément : Qu’on ne doit point donner le corps de Jésus-Christ à ceux qui retombent toujours dans les mêmes crimes, et auxquels on ne voit aucune espérance d’amendement ; et qu’on doit les séparer quelque temps de l’autel, pour se purifier par une pénitence sincère, afin de s’en approcher ensuite avec fruit. Ne souffrez pas qu’on parle ainsi, mes Pères ; vous n’auriez pas tant de gens dans vos confessionnaux. Car votre P. Brisacier dit que si vous suiviez cette méthode vous n’appliqueriez le sang de Jésus-Christ sur personne. Il vaut bien mieux pour vous qu’on suive la pratique de votre Société, que votre P. Mascarenhas rapporte dans un livre approuvé par vos docteurs, et même par votre R. P. Général, qui est : Que toutes sortes de personnes, et même les prêtres, peuvent recevoir le Corps de Jésus-Christ le jour même qu’ils se sont souillés par des péchés abominables ; que, bien loin qu’il y ait de l’irrévérence en ces communions, on est louable au contraire d’en user de la sorte ; que les confesseurs ne les en doivent point détourner, et qu’ils doivent au contraire conseiller à ceux qui viennent de commettre ces crimes de communier à l’heure même, parce que encore que l’Église l’ait défendu, cette défense est abolie par la pratique universelle de toute la terre. Mascar. tr. 4, disp. 5, n. 284.

Voilà ce que c’est, mes Pères, d’avoir des Jésuites par toute la terre. Voilà la pratique universelle que vous y avez introduite et que vous y voulez maintenir. Il n’importe que les tables de Jésus-Christ soient remplies d’abominations, pourvu que vos églises soient pleines de monde. Rendez donc ceux qui s’y opposent hérétiques sur le Saint-Sacrement : il le faut, à quelque prix que ce soit. Mais comment le pourrez-vous faire après tant de témoignages invincibles qu’ils ont donnés de leur foi ? N’avez-vous point de peur que je rapporte les quatre grandes preuves que vous donnez de leur hérésie ? Vous le devriez, mes Pères, et je ne dois point vous en épargner la honte. Examinons donc la première.

M. de Saint-Cyran, dit le P. Meynier, en consolant un de ses amis sur la mort de sa mère, tom. I, Lettre 14, dit que le plus agréable sacrifice qu’on puisse offrir à Dieu dans ces rencontres est celui de la patience : donc il est Calviniste. Cela est bien subtil, mes Pères, et je ne sais si personne en voit la raison. Apprenons-la donc de lui : Parce, dit ce grand controversiste, qu’il ne croit donc pas le sacrifice de la Messe. Car c’est celui-là qui est le plus agréable à Dieu de tous. Que l’on dise maintenant que les Jésuites ne savent pas raisonner. Ils le savent de telle sorte, qu’ils rendront hérétique tout ce qu’ils voudront, et même l’Écriture sainte. Car ne serait-ce pas une hérésie de dire, comme fait l’Ecclésiastique : Il n’y a rien de pire que d’aimer l’argent, nihil est iniquius quam amare pecuniam ; comme si les adultères, les homicides et l’idolâtrie n’étaient pas de plus grands crimes ? Et à qui n’arrive-t-il point de dire à toute heure des choses semblables ; et que, par exemple, le sacrifice d’un cœur contrit et humilié est le plus agréable aux yeux de Dieu ; parce qu’en ces discours on ne pense qu’à comparer quelques vertus intérieures les unes aux autres, et non pas au sacrifice de la Messe, qui est d’un ordre tout différent et infiniment plus relevé ? N’êtes-vous donc pas ridicules, mes Pères, et faut-il, pour achever de vous confondre, que je vous représente les termes de cette même Lettre où M. de Saint-Cyran parle du sacrifice de la Messe comme du plus excellent de tous, en disant : Qu’on offre à Dieu tous les jours et en tous lieux le sacrifice du corps de son Fils, qui n’a point trouvé de plus excellent moyen que celui-là pour honorer son Père ? Et ensuite : Que Jésus-Christ nous a obligés de prendre en mourant son corps sacrifié, pour rendre plus agréable à Dieu le sacrifice du nôtre, et pour se joindre [à nous] lorsque nous mourons, afin de nous fortifier en sanctifiant par sa présence le dernier sacrifice que nous faisons à Dieu de notre vie et de notre corps. Dissimulez tout cela, mes Pères, et ne laissez pas de dire qu’il détournait de communier à la mort, comme vous faites, p. 33, et qu’il ne croyait pas le sacrifice de la Messe : car rien n’est trop hardi pour des calomniateurs de profession.

Votre seconde preuve en est un grand témoignage. Pour rendre Calviniste feu M. de Saint-Cyran, à qui vous attribuez le livre de Petrus Aurelius, vous vous servez d’un passage où Aurelius explique, pag. 89, de quelle manière l’Église se conduit à l’égard des prêtres, et même des évêques qu’elle veut déposer ou dégrader. L’Église, dit-il, ne pouvant pas leur ôter la puissance de l’Ordre, parce que le caractère est ineffaçable, elle fait ce qui est en elle ; elle ôte de sa mémoire ce caractère qu’elle ne peut ôter de l’âme de ceux qui l’ont reçu : elle les considère comme s’ils n’étaient plus prêtres ou évêques ; de sorte que, selon le langage ordinaire de l’Église, on peut dire qu’ils ne le sont plus, quoiqu’ils le soient toujours quant au caractère : Ob indelebilitatem characteris. Vous voyez mes Pères, que cet auteur, approuvé par trois Assemblées générales du Clergé de France, dit clairement que le caractère de la Prêtrise est ineffaçable, et cependant vous lui faites dire tout au contraire, en ce lieu même, que le caractère de la Prêtrise n’est pas ineffaçable. Voilà une insigne calomnie, c’est-à-dire, selon vous, un petit péché véniel. Car ce livre vous avait fait tort, ayant réfuté les hérésies de vos confrères d’Angleterre touchant l’autorité épiscopale. Mais voici une insigne extravagance : c’est qu’ayant faussement supposé que M. de Saint-Cyran tient que ce caractère est effaçable, vous en concluez qu’il ne croit donc pas la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie.

N’attendez pas que je vous réponde là-dessus, mes Pères. Si vous n’avez point de sens commun, je ne puis pas vous en donner. Tous ceux qui en ont se moqueront assez de vous aussi bien que de votre troisième preuve, qui est fondée sur ces paroles de la Fréq. Comm., 3. p., ch. II : que Dieu nous donne dans l’Eucharistie la même viande qu’aux saints dans le Ciel, sans qu’il y ait d’autre différence, sinon qu’ici il nous en ôte la vue et le goût sensible, réservant l’un et l’autre pour le ciel. En vérité, mes Pères ces paroles expriment si naïvement le sens de l’Église, que j’oublie à toute heure par où vous vous y prenez pour en abuser. Car je n’y vois autre chose, sinon ce que le Concile de Trente enseigne, Sess. 13, c. 8, qu’il n’y a point d’autre différence entre Jésus-Christ dans l’Eucharistie et Jésus-Christ dans le ciel, sinon qu’il est ici voilé, et non pas là. M. Arnauld ne dit pas qu’il n’y a point d’autre différence en la manière de recevoir Jésus-Christ, mais seulement qu’il n’y en a point d’autre en Jésus-Christ que l’on reçoit. Et cependant vous voulez, contre toute raison, lui faire dire par ce passage qu’on ne mange non plus ici Jésus-Christ de bouche que dans le ciel : d’où vous concluez son hérésie.

Vous me faites pitié, mes Pères. Faut-il vous expliquer cela davantage ? Pourquoi confondez-vous cette nourriture divine avec la manière de la recevoir ? Il n’y a qu’une seule différence, comme je le viens de dire, dans cette nourriture sur la terre et dans le ciel, qui est qu’elle est ici cachée sous des voiles qui nous en ôtent la vue et le goût sensible : mais il y a plusieurs différences dans la manière de la recevoir ici et là, dont la principale est que, comme dit M. Arnauld, 3e part., ch. 16, il entre ici dans la bouche et dans la poitrine et des bons et des méchants, ce qui n’est pas dans le Ciel.

Et si vous ignorez la raison de cette diversité, je vous dirai, mes Pères, que la cause pour laquelle Dieu a établi ces différentes manières de recevoir une même viande, est la différence qui se trouve entre l’état des Chrétiens en cette vie et celui des bienheureux dans le Ciel. L’état des Chrétiens, comme dit le cardinal Du Perron après les Pères, tient le milieu entre l’état des bienheureux et l’état des Juifs. Les bienheureux possèdent Jésus-Christ réellement sans figure et sans voile. Les Juifs n’ont possédé de Jésus-Christ que les figures et les voiles, comme était la manne et l’agneau pascal. Et les Chrétiens possèdent Jésus-Christ dans l’Eucharistie véritablement et réellement, mais encore couvert de voiles. Dieu, dit saint Eucher, s’est fait trois tabernacles : la synagogue, qui n’a eu que les ombres sans vérité ; l’Église, qui a la vérité et les ombres ; et le Ciel où il n’y a point d’ombres, mais la seule vérité. Nous sortirions de l’état où nous sommes, qui est l’état de foi, que saint Paul oppose tant à la loi qu’à la claire vision, si nous ne possédions que les figures sans Jésus-Christ, parce que c’est le propre de la loi de n’avoir que l’ombre, et non la substance des choses. Et nous en sortirions encore, si nous le possédions visiblement ; parce que la foi, comme dit le même Apôtre, n’est point des choses qui se voient. Et ainsi l’Eucharistie est parfaitement proportionnée à notre état de foi, parce qu’elle enferme véritablement Jésus-Christ, mais voilé. De sorte que cet état serait détruit, si Jésus-Christ n’était pas réellement sous les espèces du pain et du vin, comme le prétendent les hérétiques : et il serait détruit encore, si nous le recevions à découvert comme dans le Ciel ; puisque ce serait confondre notre état, ou avec l’état du Judaïsme, ou avec celui de la gloire. Voilà, mes Pères, la raison mystérieuse et divine de ce mystère tout divin. Voilà ce qui nous fait abhorrer les Calvinistes, comme nous réduisant à la condition des Juifs ; et ce qui nous fait aspirer à la gloire des bienheureux, qui nous donnera la pleine et éternelle jouissance de Jésus-Christ. Par où vous voyez qu’il y a plusieurs différences entre la manière dont il se communique aux Chrétiens et aux bienheureux, et qu’entre autres on le reçoit ici de bouche et non dans le Ciel ; mais qu’elles dépendent toutes de la seule différence qui est entre l’état de la foi où nous sommes et l’état de la claire vision où ils sont. Et c’est, mes Pères, ce que M. Arnauld a dit si clairement en ces termes : qu’il faut qu’il n’y ait point d’autre différence entre la pureté de ceux qui reçoivent Jésus-Christ dans l’Eucharistie, et celle des bienheureux, qu’autant qu’il y en a entre la foi et la claire vision de Dieu, de laquelle seule dépend la différente manière dont on le mange dans la terre et dans le Ciel. Vous devriez, mes Pères, avoir révéré dans ces paroles ces saintes vérités, au lieu de les corrompre pour y trouver une hérésie qui n’y fut jamais, et qui n’y saurait être, qui est qu’on ne mange Jésus-Christ que par la foi, et non par la bouche, comme le disent malicieusement vos Pères Annat et Meynier, qui en font le capital de leur accusation.

Vous voilà donc bien mal en preuves, mes Pères ; et c’est pourquoi vous avez eu recours à un nouvel artifice, qui a été de falsifier le Concile de Trente, afin de faire que M. Arnauld n’y fût pas conforme, tant vous avez de moyens de rendre le monde hérétique. C’est ce que fait le P. Meynier en cinquante endroits de son livre, et huit ou dix fois en la seule p. 54, où il prétend que, pour s’exprimer en catholique, ce n’est pas assez de dire : je crois que Jésus-Christ est présent réellement dans l’Eucharistie ; mais qu’il faut dire : Je crois, avec le concile, qu’il y est présent d’une vraie présence locale, ou localement. Et sur cela il cite le Concile, Sess. 13, can. 3, can. 4, can. 6. Qui ne croirait en voyant le mot de présence locale cité de trois Canons d’un Concile Universel, qu’il y serait effectivement ? Cela vous a pu servir avant ma quinzième lettre ; mais à présent, mes Pères, on ne s’y prend plus. On va voir le Concile, et on trouve que vous êtes des imposteurs ; car ces termes de présence locale, localement, localité, n’y furent jamais : et je vous déclare de plus, mes Pères, qu’ils ne sont dans aucun autre lieu de ce Concile, ni dans aucun autre Concile précédent, ni dans aucun Père de l’Église. Je vous prie donc sur cela, mes Pères, de dire si vous prétendez rendre suspects de Calvinisme tous ceux qui n’ont point usé de ce terme ? Si cela est, le Concile de Trente en est suspect, et tous les saints Pères sans exception. N’avez-vous, point d’autre voie pour rendre M. Arnauld hérétique, sans offenser tant de gens qui ne vous ont point fait de mal, et entre autres saint Thomas, qui est un des plus grands défenseurs de l’Eucharistie, et qui s’est si peu servi de ce terme, qu’il l’a rejeté au contraire, 3 p, q. 76, a 5, où il dit : Nullo modo corpus Christi est in hoc sacramento localiter ? Qui êtes-vous donc, mes Pères, pour imposer de votre autorité de nouveaux termes, dont vous ordonnez de se servir pour bien exprimer sa foi : comme si la profession de foi dressée par les Papes, selon l’ordre du Concile, où ce terme ne se trouve point, était défectueuse, et laissait une ambiguïté dans la créance des fidèles, que vous seuls eussiez découverte ? Quelle témérité de prescrire ces termes aux docteurs mêmes ! Quelle fausseté de les imposer à des Conciles généraux ! Et quelle ignorance de ne savoir pas les difficultés que les saints les plus éclairés ont fait de les recevoir ! Rougissez, mes Pères, de vos impostures ignorantes, comme dit l’Écriture aux imposteurs ignorants comme vous : De mendacio ineruditionis tuoe confundere.

N’entreprenez donc plus de faire les maîtres ; vous n’avez ni le caractère ni la suffisance pour cela. Mais, si vous voulez faire vos propositions plus modestement, on pourra les écouter ; car, encore que ce mot de présence locale ait été rejeté par saint Thomas, comme vous avez vu, à cause que le corps de Jésus-Christ n’est pas en l’Eucharistie dans l’étendue ordinaire des corps en leur lieu, néanmoins ce terme a été reçu par quelques nouveaux auteurs de controverse, parce qu’ils entendent seulement par là que le corps de Jésus-Christ est vraiment sous les espèces, lesquelles étant en un lieu particulier, le corps de Jésus-Christ y est aussi. Et en ce sens M. Arnauld ne fera point de difficulté de l’admettre, puisque M. de Saint-Cyran et lui ont déclaré tant de fois que Jésus-Christ, dans l’Eucharistie, est véritablement en un lieu particulier, et miraculeusement en plusieurs lieux à la fois. Ainsi tous vos raffinements tombent par terre, et vous n’avez pu donner la moindre apparence à une accusation qu’il n’eût été permis d’avancer qu’avec des preuves invincibles.

Mais à quoi sert, mes Pères, d’opposer leur innocence à vos calomnies ? Vous ne leur attribuez pas ces erreurs dans la croyance qu’ils les soutiennent, mais dans la croyance qu’ils vous nuisent. C’en est assez, selon votre théologie, pour les calomnier sans crime ; et vous pouvez, sans confession ni pénitence, dire la messe en même temps que vous imputez à des prêtres qui la disent tous les jours de croire que c’est une pure idolâtrie : ce qui serait un si horrible sacrilège, que vous-mêmes avez fait pendre en effigie votre propre Père Jarrige, sur ce qu’il avait dit la messe au temps où il était d’intelligence avec Genève.

Je m’étonne donc, non pas de ce que vous leur imposez avec si peu de scrupule des crimes si grands et si faux, mais de ce que vous leur imposez avec si peu de prudence des crimes si peu vraisemblables : car vous disposez bien des péchés à votre gré ; mais pensez-vous disposer de même de la créance des hommes ? En vérité, mes Pères, s’il fallait que le soupçon de Calvinisme tombât sur eux ou sur vous, je vous trouverais en mauvais termes. Leurs discours sont aussi catholiques que les vôtres ; mais leur conduite confirme leur foi, et la vôtre la dément : car, si vous croyez aussi bien qu’eux que ce pain est réellement changé au corps de Jésus-Christ, pourquoi ne demandez-vous pas comme eux que le cœur de pierre et de glace de ceux à qui vous conseillez de s’en approcher soit sincèrement changé en un cœur de chair et d’amour ? Si vous croyez que Jésus-Christ y est dans un état de mort, pour apprendre à ceux qui s’en approchent à mourir au monde, au péché et à eux-mêmes, pourquoi portez-vous à en approcher ceux en qui les vices et les passions criminelles sont encore toutes vivantes ? Et comment jugez-vous dignes de manger le pain du Ciel ceux qui ne le seraient pas de manger celui de la terre ?

Ô grands vénérateurs de ce saint mystère, dont le zèle s’emploie à persécuter ceux qui l’honorent par tant de communions saintes, et à flatter ceux qui le déshonorent par tant de communions sacrilèges ! Qu’il est digne de ces défenseurs d’un si pur et si adorable sacrifice de faire environner la table de Jésus-Christ de pécheurs envieillis tout sortant de leurs infamies, et de placer au milieu d’eux un prêtre que son confesseur même envoie de ses impudicités à l’autel, pour y offrir, en la place de Jésus-Christ, cette victime toute sainte au Dieu de sainteté, et la porter de ses mains souillées en ces bouches toutes souillées ! Ne sied-il pas bien à ceux qui pratiquent cette conduite par toute la terre, selon des maximes approuvées de leur propre Général, d’imputer à l’auteur de la Fréquente Communion et aux Filles du Saint-Sacrement de ne pas croire le Saint-Sacrement ?

Cependant cela ne leur suffit pas encore ; il faut, pour satisfaire leur passion, qu’ils les accusent enfin d’avoir renoncé à Jésus-Christ et à leur baptême. Ce ne sont pas là, mes Pères, des contes en l’air comme les vôtres ; ce sont les funestes emportements par où vous avez comblé la mesure de vos calomnies. Une si insigne fausseté n’eût pas été en des mains dignes de la soutenir en demeurant en celles de votre bon ami Filleau, par qui vous l’avez fait naître : votre Société se l’est attribuée ouvertement ; et votre Père Meynier vient de soutenir, comme une vérité certaine, que Port-Royal forme une cabale secrète depuis trente-cinq ans, dont M. de Saint-Cyran et M. d’Ypres ont été les chefs, pour ruiner le mystère de l’Incarnation, faire passer l’Évangile pour une histoire apocryphe, exterminer la religion chrétienne, et élever le Déisme sur les ruines du Christianisme. Est-ce là tout, mes Pères ? Serez-vous satisfaits si l’on croit tout cela de ceux que vous haïssez ? Votre animosité serait-elle enfin assouvie, si vous les aviez mis en horreur non seulement à tous ceux qui sont dans l’Église, par l’intelligence avec Genève, dont vous les accusez, mais encore à tous ceux qui croient en Jésus-Christ, quoique hors l’Église, par le Déisme que vous leur imputez ?

Mais à qui prétendez-vous persuader, sur votre seule parole, sans la moindre apparence de preuve, et avec toutes les contradictions imaginables, que des prêtres qui ne prêchent que la grâce de Jésus-Christ, la pureté de l’Évangile et les obligations du baptême, ont renoncé à leur baptême, à l’Évangile et à Jésus-Christ ? Qui le croira, mes Pères ? Le croyez-vous vous-mêmes, misérables que vous êtes ? Et à quelle extrémité êtes-vous réduits, puisqu’il faut nécessairement ou que vous prouviez qu’ils ne croient pas en Jésus-Christ, ou que vous passiez pour les plus abandonnés calomniateurs qui furent jamais ! Prouvez-le donc, mes Pères. Nommez cet ecclésiastique de mérite, que vous dites avoir assisté à cette Assemblée de Bourg-Fontaine en 1621, et avoir découvert à votre Filleau le dessein qui y fut pris de détruire la religion chrétienne ; nommez ces six personnes que vous dites y avoir formé cette conspiration ; nommez celui qui est désigné par ces lettres A. A., que vous dites, p. 15, n’être pas Antoine Arnauld, parce qu’il vous a convaincus qu’il n’avait alors que neuf ans, mais un autre que vous dites être encore en vie, et trop bon ami de M. Arnauld pour lui être inconnu. Vous le connaissez donc, mes Pères ; et par conséquent, si vous n’êtes vous-mêmes sans religion, vous êtes obligés de déférer cet impie au Roi et au Parlement, pour le faire punir comme il le mériterait. Il faut parler, mes Pères ; il faut le nommer, ou souffrir la confusion de n’être plus regardés que comme des menteurs indignes d’être jamais crus. C’est en cette manière que le bon P. Valérien nous a appris qu’il fallait mettre à la gêne et pousser à bout de tels imposteurs. Votre silence là-dessus sera une pleine et entière conviction de cette calomnie diabolique. Les plus aveugles de vos amis seront contraints d’avouer que ce ne sera point un effet de votre vertu, mais de votre impuissance, et d’admirer que vous ayez été si méchants que de l’étendre jusqu’aux religieuses de Port-Royal, et de dire, comme vous faites, p. 14, que le Chapelet secret du Saint-Sacrement, composé par l’une d’elles, a été le premier fruit de cette conspiration contre Jésus-Christ ; et dans la page 95, qu’on leur a inspiré toutes les détestables maximes de cet écrit, qui est, selon vous, une instruction de Déisme. On a déjà ruiné invinciblement vos impostures sur cet écrit, dans la défense de la Censure de feu M. l’archevêque de Paris contre votre P. Brisacier. Vous n’avez rien à y repartir ; et vous ne laissez pas d’en abuser encore d’une manière plus honteuse que jamais, pour attribuer à des filles d’une piété connue de tout le monde le comble de l’impiété. Cruels et lâches persécuteurs, faut-il donc que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos calomnies ! Pendant que ces saintes Vierges adorent nuit et jour Jésus-Christ au Saint Sacrement, selon leur institution, vous ne cessez nuit et jour de publier qu’elles ne croient pas qu’il soit ni dans l’Eucharistie, ni même à la droite de son Père ; et vous les retranchez publiquement de l’Église pendant qu’elles prient dans le secret pour vous et pour toute l’Église. Vous calomniez celles qui n’ont point d’oreilles pour vous ouïr, ni de bouche pour vous répondre. Mais Jésus-Christ, en qui elles sont cachées pour ne paraître qu’un jour avec lui, vous écoute, et répond pour elles. On l’entend aujourd’hui, cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et qui console l’Église. Et je crains, mes Pères, que ceux qui endurcissent leurs cœurs, et qui refusent avec opiniâtreté de l’ouïr quand il parle en Dieu, ne soient forcés de l’ouïr avec effroi quand il leur parlera en Juge.

Car enfin, mes Pères, quel compte lui pourrez-vous rendre de tant de calomnies lorsqu’il les examinera non sur les fantaisies de vos Pères Dicastillus, Gans et Pennalossa, qui les excusent, mais sur les règles de sa vérité éternelle et sur les saintes ordonnances de son Église, qui, bien loin d’excuser ce crime, l’abhorre tellement qu’elle l’a puni de même qu’un homicide volontaire ? Car elle a différé aux calomniateurs, aussi bien qu’aux meurtriers, la communion jusques à la mort, par le I. et II. Concile d’Arles. Le Concile de Latran a jugé indignes de l’état ecclésiastique ceux qui en ont été convaincus, quoiqu’ils s’en fussent corrigés. Les Papes ont même menacé ceux qui auraient calomnié des évêques, des prêtres ou des diacres, de ne leur point donner la communion à la mort. Et les auteurs d’un écrit diffamatoire, qui ne peuvent prouver ce qu’ils ont avancé, sont condamnés par le Pape Adrien à être fouettés, mes Révérends Pères, flagellentur, tant l’Église a toujours été éloignée des erreurs de votre Société si corrompue, qu’elle excuse d’aussi grands crimes que la calomnie, pour les commettre elle-même avec plus de liberté.

Certainement, mes Pères, vous seriez capables de produire par là beaucoup de maux, si Dieu n’avait permis que vous ayez fourni vous-mêmes les moyens de les empêcher et de rendre toutes vos impostures sans effet ; car il ne faut que publier cette étrange maxime qui les exempte de crime, pour vous ôter toute créance. La calomnie est inutile, si elle n’est jointe à une grande réputation de sincérité. Un médisant ne peut réussir, s’il n’est en estime d’abhorrer la médisance comme un crime dont il est incapable. Et ainsi, mes Pères, votre propre principe vous trahit. Vous l’avez établi pour assurer votre conscience ; car vous vouliez médire sans être damnés, et être de ces saints et pieux calomniateurs dont parle saint Athanase. Vous avez donc embrassé, pour vous sauver de l’Enfer, cette maxime, qui vous en sauve sur la foi de vos docteurs : mais cette maxime même, qui vous garantit, selon eux, des maux que vous craignez en l’autre vie, vous ôte en celle-ci l’utilité que vous en espériez : de sorte qu’en pensant éviter le vice de la médisance vous en avez perdu le fruit : tant le mal est contraire à soi-même, et tant il s’embarrasse et se détruit par sa propre malice.

Vous calomnieriez donc plus utilement pour vous, en faisant profession de dire avec saint Paul que les simples médisants, maledici, sont indignes de voir Dieu, puisque au moins vos médisances en seraient plutôt crues, quoique à la vérité vous vous condamneriez vous-mêmes. Mais en disant, comme vous faites, que la calomnie contre vos ennemis n’est pas un crime, vos médisances ne seront point crues, et vous ne laisserez pas de vous damner : car il est certain, mes Pères, et que vos auteurs graves n’anéantiront pas la justice de Dieu, et que vous ne pouviez donner une preuve plus certaine que vous n’êtes pas dans la vérité qu’en recourant au mensonge. Si la vérité était pour vous, elle combattrait pour vous, elle vaincrait pour vous ; et, quelques ennemis que vous eussiez, la vérité vous en délivrerait, selon sa promesse. Vous n’avez recours au mensonge que pour soutenir les erreurs dont vous flattez les pécheurs du monde, et pour appuyer les calomnies dont vous opprimez les personnes de piété qui s’y opposent. La vérité étant contraire à vos fins, il a fallu mettre votre confiance au mensonge, comme dit un Prophète : Vous avez dit : Les malheurs qui affligent les hommes ne viendront pas jusques à nous : car nous avons espéré au mensonge, et le mensonge nous protégera. Mais que leur répond le Prophète ? D’autant, dit-il, que vous avez mis votre espérance en la calomnie et au tumulte, sperastis in calumnia et in tumultu, cette iniquité vous sera imputée, et votre ruine sera semblable à celle d’une haute muraille qui tombe d’une chute imprévue, et à celle d’un vaisseau de terre qu’on brise et qu’on écrase en toutes ses parties par un effort si puissant et si universel qu’il n’en restera pas un test avec lequel on puisse puiser un peu d’eau ou porter un peu de feu : parce que, comme dit un autre Prophète, vous avez affligé le cœur du juste, que je n’ai point affligé moi-même ; et vous avez flatté et fortifié la malice des impies. Je retirerai donc mon peuple de vos mains, et je ferai connaître que je suis leur Seigneur et le vôtre.

Oui, mes Pères, il faut espérer que, si vous ne changez d’esprit, Dieu retirera de vos mains ceux que vous trompez depuis si longtemps, soit en les laissant dans leurs désordres par votre mauvaise conduite, soit en les empoisonnant par vos médisances. Il fera concevoir aux uns que les fausses règles de vos casuistes ne les mettront point à couvert de sa colère, et il imprimera dans l’esprit des autres la juste crainte de se perdre en vous écoutant et en ajoutant foi à vos impostures, comme vous vous perdez vous-mêmes en les inventant et en les semant dans le monde. Car il ne s’y faut pas tromper : on ne se moque point de Dieu, et on ne viole point impunément le commandement qu’il nous a fait dans l’Évangile, de ne point condamner notre prochain sans être bien assuré qu’il est coupable. Et ainsi, quelque profession de piété que fassent ceux qui se rendent faciles à recevoir vos mensonges, et sous quelque prétexte de dévotion qu’ils le fassent, ils doivent appréhender d’être exclus du royaume de Dieu pour ce seul crime, d’avoir imputé d’aussi grands crimes que l’hérésie et le schisme à des prêtres catholiques et à de saintes religieuses sans autres preuves que des impostures aussi grossières que les vôtres. Le démon, dit M. de Genève, est sur la langue de celui qui médit, et dans l’oreille de celui qui l’écoute. Et la médisance, dit saint Bernard, Cant. 24, est un poison qui éteint la charité en l’un et en l’autre. De sorte qu’une seule calomnie peut être mortelle à une infinité d’âmes, puisqu’elle tue non seulement ceux qui la publient, mais encore tous ceux qui ne la rejettent pas.

Mes Révérends Pères, mes Lettres n’avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d’être si étendues. Le peu de temps que j’ai eu a été cause de l’un et de l’autre. Je n’ai fait celle-ci plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte. La raison qui m’a obligé de me hâter vous est mieux connue qu’à moi. Vos réponses vous réussissaient mal. Vous avez bien fait de changer de méthode ; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le monde ne dira pas que vous avez eu peur des Bénédictins.

Je viens d’apprendre que celui que tout le monde faisait auteur de vos Apologies les désavoue, et se fâche qu’on les lui attribue. Il a raison et j’ai eu tort de l’en avoir soupçonné ; car, quelque assurance qu’on m’en eût donnée, je devais penser qu’il avait trop de jugement pour croire vos impostures, et trop d’honneur pour les publier sans les croire. Il y a peu de gens du monde capables de ces excès qui vous sont propres, et qui marquent trop votre caractère, pour me rendre excusable de ne vous y avoir pas reconnus. Le bruit commun m’avait emporté : mais cette excuse, qui serait trop bonne pour vous, n’est pas suffisante pour moi, qui fais profession de ne rien dire sans preuve certaine, et qui n’en ai dit aucune que celle-là. Je m’en repens, je la désavoue, et je souhaite que vous profitiez de mon exemple.

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