Regardons maintenant la figure du Christ en tant que tel chez Bruegel. On a déjà une peinture en mode grisaille – autrement dit en noir, blanc et gris. Elle fait 24 cm sur 34 cm.
C’est Le Christ et la Femme adultère, où comme on le sait, Jésus la sauve de la lapidation en disant « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle ».
Jésus écrit d’ailleurs par terre « DIE SONDER SONDE IS DIE », soit « Que celui d’entre vous qui est sans péché ».
L’œuvre ne fut pas vendue et fut la seule dont hérita le second fils de Bruegel, Jan Brueghel l’Ancien. On remarquera que la femme est ici très valorisée, ce qui est notable, surtout quand on voit comment il a pu peindre Marie.
Voici une autre grisaille, justement avec Marie : La dormition de la Vierge. On chercherait en vain une célébration à la mode italienne ou espagnole, un quelconque lien avec l’exigence catholique de transcendance.
Un premier tableau avec le Christ, peu connu, est Le Christ et les Apôtres au lac de Tibériade. Il est pareillement très distant dans son rapport avec jésus.
Jésus s’apprête en fait à embarquer sur une barque, après avoir réalisé de nombreuses guérisons. C’est un épisode raconté par Matthieu :
23 Il monta dans la barque, et ses disciples le suivirent.
24 Et voici, il s’éleva sur la mer une si grande tempête que la barque était couverte par les flots. Et lui, il dormait.
25 Les disciples s’étant approchés le réveillèrent, et dirent: Seigneur, sauve-nous, nous périssons!
26 Il leur dit: Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? Alors il se leva, menaça les vents et la mer, et il y eut un grand calme.
27 Ces hommes furent saisis d’étonnement: Quel est celui-ci, disaient-ils, à qui obéissent même les vents et la mer ?
On voit mal cependant quel rapport la peinture peut avoir avec une quelconque tempête. Déjà, Jésus apparaît seul, avec de nombreux animaux.
Cela donne une impression de grand calme, de tranquillité générale.
Les animaux sont à l’aise, ils ne semblent pas qu’ils soient dérangés depuis au moins quelques temps. Il y a même un tronc qui est sur la route et la bloque en partie.
Ces animaux représentent bien entendu le troupeau guidé par Jésus. Mais il n’y a donc pas la tension qu’on trouve dans le texte de la Bible.
Et l’horizon premier du lac exprime plus la tranquillité flamande, avec ses maisons, que le tumulte d’un lac en Orient.
L’œuvre n’est en soi pas directement marquante. Tout autre est Le Portement de Croix (en fait La procession au Calvaire), de 124 cm sur 170 cm. C’est une œuvre qui a extrêmement attirée l’attention.
Il faut dire qu’il y a plus de 500 personnages représentés, et que de manière notable, le Christ portant la croix apparaît seulement comme un élément parmi bien d’autres.
Le Christ est cependant bien au milieu de la scène. Il est à terre, affaibli… humain. Ce qui se passe, c’est qu’il n’est pas au centre de l’attention. C’est un appel, typiquement protestant, à s’arracher personnellement à sa propre démarche pour se tourner vers le message du Christ.
L’un des pivots de l’étrangeté de la scène est le moulin à vent, placé de manière hallucinée sur un rocher avec une forme très particulière. Pour le vent, l’intérêt est pertinent, mais pour le transport du blé et de la farine, ce n’est pas du tout le cas.
La ville qu’on voit à gauche du moulin est censée être Jérusalem. La transformation flamande du paysage est flagrante.
Un autre aspect totalement flamand, c’est la représentation de Marie, entourée de Madeleine et de Marie (femme de Cléophas), avec Jean à côté. Tous les observateurs ont été frappés de comment cela fait écho à la peinture flamande précédant Bruegel.
On trouve également les fameux deux larrons. Ils sont soutenus par… deux religieux catholiques, un franciscain et un dominicain, en habits du 16e siècle.
Cet anachronisme est surprenant, et peut-être s’explique-t-il par Luc. En effet, chez cet évangéliste, il n’y a pas seulement deux larrons comme chez Marc et Matthieu, mais un bon larron et un mauvais larron.
L’un des deux se repent, alors que l’autre insulte le Christ. Il y a ici place pour une interprétation, somme toute secondaire : ce qui compte, c’est le contraste.
Voici ce qu’on lit chez Luc, ce qui a son importance surtout pour la première phrase :
35 Le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision et disaient : « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu ! »
36 Les soldats aussi se moquaient de lui ; s’approchant, ils lui présentaient de la boisson vinaigrée,
37 en disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! »
38 Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Juifs. »
39 L’un des malfaiteurs suspendus en croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! »
40 Mais l’autre lui fit de vifs reproches : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi !
41 Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. »
42 Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. »
43 Jésus lui déclara : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »
En effet, le peuple est observateur dans la peinture, et même il est à côté de l’événement, il est agité en tous les sens, sans que cela fasse cohérence. Regardons d’ailleurs la ligne derrière le Christ et son parcours fait jusque-là : elle est composée d’enfants.
Cette ligne d’enfants est strictement parallèle à la ligne des soldats, qui sont en tenue rouge, espagnole. C’est un parallèle très net qui est tracé entre les soldats et les enfants, pour montrer qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, comme il est indiqué dans la Bible.
La composition joue sur ce plan de manière marquée, mais pas seulement.
Que trouve-t-on en effet en-dessous de ces deux lignes ? On a des éléments populaires, avec le travail représenté (notamment le fait de porter). L’un deux, comme dit dans la Bible, est pris de force pour aller aider Jésus à porter la croix. Il y a parmi les éléments populaires par conséquent des soutiens aux soldats.
Le peuple n’est pas protagoniste de la mise à mort.
Mais le peuple est le peuple et, entraîné dans ses mauvais penchants, il se précipite pour aller assister à la crucifixion. C’est cela, le message du tableau, la charge démocratique qu’on y trouve.
Cette peinture préfigure le point de vue politique de Spinoza, il affirme l’existence du peuple, mais également la nécessité qu’il s’oriente selon des valeurs bien déterminées, pour ne pas se perdre.
On notera enfin ce trait particulier. On voit le mouvement de foule vers le lieu de l’exécution. Mais on a aussi tout à droite un arbre utilisé pour les supplices.
Et si on regarde bien, on a justement à droite de cet arbre un autre arbre qui commence à le dépasser. C’est un jeune chêne.
C’est bien entendu une affirmation de la vie qui triomphe de la mort. Il y a là l’affirmation non pas de l’espoir (catholique), mais de la foi (protestante), de la confiance en la victoire sur les forces de l’obscurité, de la souffrance.
Il n’y a pas, chez Bruegel, de nihilisme.
On est dans la culture, pas dans la décadence, et la peinture de Bruegel représente la charge historique des villes, du protestantisme, du jeune capitalisme qui s’élance et démolit l’ancien monde.
On notera à ce titre Le Massacre des innocents, de 1565, de format 109 cm sur 158 cm.
On y retrouve en effet des soldats pareillement habillés en rouge. C’est de nouveau une allusion aux soldats espagnols.
Ils massacrent les nouveaux-nés, conformément à l’épisode biblique de l’assassinat de tous les enfants de moins de deux ans dans la région de Bethléem.
Le fait de placer la scène dans les Pays-Bas d’alors est immanquablement en rapport avec la répression espagnole ayant lieu au même moment. On remarquera que beaucoup d’animaux sont massacrés aussi.
Ce qu’il y a eu une modification par les Habsbourg. Les enfants ont été remplacés par des animaux justement, mais également paquets de linge, des ustensiles de maison, etc. Une copie nous informe de ce qu’on voyait à l’origine.
La peinture de Bruegel n’est pas moraliste, elle est morale. Elle porte le nouveau, contre l’ancien.
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