CGT : l’affrontement interne de 1920

Lorsque se tient le quinzième congrès de la CGT, à Orléans du 27 septembre au 2 octobre 1920, les choses ont totalement changé. La majorité de la CGT, qui profite d’une hégémonie significative, a dû faire face à une vaste grève lancée sans elle et même contre elle.

Ce n’est pas tout, puisque, à l’arrière-plan, elle est désormais confrontée à une tendance historique. La révolution mondiale ébranle la France et le Parti socialiste SFIO se prépare à passer, au mois de décembre, dans le camp de l’Internationale Communiste. Cela ne va pas sans malentendus et incompréhension du bolchevisme, mais cela ne change en rien le processus de basculement.

La minorité de la CGT envoya d’ailleurs elle-même deux délégués, les anarchistes Jules Lepetit et Marcel Vergeat, aux côtés du socialiste Raymond Lefebvre, au second congrès de l’Internationale Communiste, en juillet-août 1920 (tous périrent alors qu’ils cherchaient à rentrer en France par leurs propres moyens en mer du Nord).

Raymond Lefebvre

Si au quatorzième congrès en 1919 la question de la lutte contre l’intervention militaire française en Russie pouvait rester en un certain sens une vague et lointaine abstraction, désormais la Russie soviétique se présente clairement au monde et l’Internationale Communiste annonce une nouvelle époque.

Le quinzième congrès, à la fin 1920, ne pouvait qu’être conflictuel, avec d’un côté ceux ayant intégré le réformisme, de l’autre les opposants.

Cependant, il faut bien voir la nature de ces derniers. On y trouvait en effet deux sensibilités : celle des syndicalistes révolutionnaires et celle de ceux tournés vers la révolution russe, se rapprochant du marxisme dans son interprétation bolchevique sans y comprendre grand-chose.

Cette distinction est importante. Ainsi, lorsque Ludovic-Oscar Frossard veut prendre la parole, il y a une vaste opposition en raison du fait qu’il soit le secrétaire général du Parti socialiste SFIO, et elle vient également des rangs des opposants eux-mêmes.

Pourtant, les socialistes français ont toujours été eux-mêmes pour l’autonomie complète de la CGT, ce que Ludovic-Oscar Frossard défend encore. S’adressant aux congressistes, il précise bien que :

« Je suis de ceux qui considèrent, même après ce que l’on a appelé ma conversion, l’autonomie du mouvement syndical comme une nécessité française ; je suis de ceux qui considèrent que la Confédération Générale du Travail ne peut pas se déterminer sous l’influence d’un parti politique, ce parti fut-il le mien ; je suis de ceux qui pensent que si l’on accorde au mouvement syndical français une valeur révolutionnaire, on lui reconnaît en même temps le droit de se déterminer librement, en dehors de toute influence politique.

Vous sentez bien qu’au fond, tout de même, c’est la position qu’a observée vis-à-vis de la Confédération Générale du Travail, depuis quinze ans, le Parti socialiste. »

Seulement, si les socialistes français pensent que les choses peuvent continuer ainsi, les syndicalistes révolutionnaires ne sont pas dupes et connaissent les thèses bolcheviques comme quoi le syndicat a une place inféodée au Parti.

Cela heurte de front le syndicalisme français, qui a théorisé le rejet de la politique dans sa charte d’Amiens en 1906. L’hégémonie anti-politique est telle que, forcément, la direction peut revendiquer en permanence sa légitimité en tant que noyau utilitaire, externe à toute pression.

Cela passe bien entendu par un populisme prétendument ouvrier. Le dirigeant de la CGT, Léon Jouhaux, aux manettes depuis 1909, tient des propos tout à fait représentatifs de son attitude et de celle de ses partisans. Les critiques seraient improductives, ne servant qu’à diviser, elles perdraient de vue l’approche réellement syndicale, etc.

« Camarades, permettez-moi de conclure. Fatigué, je le suis, et je vous demande encore quelques minutes d’indulgence.

Qu’importe que l’on fasse porteur sur moi les appréciations que l’on voudra !

Ministre? Si je l’avais voulu, je l’aurais été, je le serais demain. Ce n’est pas le but que je poursuis. Il m’importe peu, celui-là !

Ce qui m’importe, ce sont les destinées de la classe ouvrière, c’est de réaliser l’idéal que je me suis fixé : remettre entre les mains de la classe ouvrière l’arme de son émancipation, le contrôle et la part de direction dans la production générale ; ce qui m’importe, c’est que la vieille formule à laquelle j’ai voué mes efforts: « l’Atelier remplacera le Gouvernement », devienne demain une réalité vivante !

Il m’importe peu qu’on aille répéter ceci ou cela.

N’a-t-on pas dit que je voulais une place au Bureau International du Travail ?

Fonctionnaire, moi ! Ah non, jamais ! Libre, militant, critiquant, obligé de se courber devant une discipline bureaucratique ! Ah ! Non, je vous laisse cela ! »

L’ironie veut que Léon Jouhaux va justement devenir vice-président du Bureau international du travail en 1946, puis président du « Conseil économique » français l’année suivante, après avoir mis en place la CGT-Force Ouvrière avec l’appui de la CIA. Il recevra même le prix Nobel de la paix en 1951 pour son activité anticommuniste.

Dans une telle matrice, les forces pro-révolution russe ne pouvaient que s’effacer derrière les syndicalistes révolutionnaires, et les syndicalistes révolutionnaires devant les syndicalistes révolutionnaires devenus réformistes.

La motion des syndicats de la minorité de la CGT commence d’ailleurs en ces termes :

« Le Congrès d’Orléans déclare qu’il serait extrêmement fâcheux que ses assises apportent les mêmes désillusions que les deux Congrès précédents, Paris (1918) et Lyon (1919).

A ces deux Congrès, les promesses les plus formelles et les plus solennelles furent entassées par les dirigeants confédéraux tendant à faire croire que la politique d’union sacrée inaugurée pendant la guerre, c’est-à-dire de soumission au pouvoir patronal et bourgeois, était définitivement répudiée et enterrée; un coup de barre à gauche devait être donné : la charte d’Amiens, enfin, devait à nouveau servir de phare au mouvement syndical français.

Tout au contraire, au lendemain de ces deux Congrès, nous avons dû constater que la résolution d’Amiens, cette frappante affirmation de l’esprit révolutionnaire de notre syndicalisme d’avant-guerre, avec sa reconnaissance de l’action directe, avec sa justification de la révolte des travailleurs contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, avec sa proclamation du Syndicat comme groupe essentiel, aujourd’hui groupement de résistance, demain l’émancipation intégrale une fois conquise par la grève générale révolutionnaire groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale, était délibérément piétinée et quotidiennement violée. »

Le rapport moral de la direction connut bien une certaine opposition, avec 1 485 voix pour, 658 contre (54 abstentions et 43 non votants).

Mais la motion de la direction obtint 1 515 mandats, la minorité seulement 552, alors qu’une motion syndicaliste révolutionnaire « ultra » promue par Guillaume Verdier obtint 44 mandats (pour 83 abstentions, 52 non-votants).

C’est très significatif, car on est ici au tout début d’octobre 1920. Deux mois plus tard, la majorité des délégués du Parti socialiste SFIO fit le choix de rejoindre la IIIe Internationale lors du congrès de Tours de 1920. Mais il était clair au vu des résultats dans la CGT que la majorité des ouvriers n’était pas sur cette ligne du tout.

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