Charles Baudelaire, le compte-rendu du Salon de 1845 et la critique soumise à la bourgeoisie

De par son style de vie, Charles Baudelaire était tourné vers les bourgeois bohème menant la même vie que lui, ainsi que les artistes. Pour cette raison, ses premiers écrits correspondent à ce train de vie à la fois riche matériellement et délabré psychologiquement.

Charles Baudelaire raconte ainsi, à 24 ans, le Salon de 1845, sous le pseudonyme de Baudelaire Dufaÿs, décrivant de manière sommaire les œuvres présentes, à savoir les tableaux d’histoire, les portraits, les tableaux de genre, les paysages, les dessins et gravures, les sculptures.

Il se veut impartial et exigeant, tout en soulignant dès le départ qu’il s’oppose de fond en comble au romantisme, dans la mesure où selon lui le mot « bourgeois » n’est pas une insulte, qu’il est erroné de la part des artistes de la Bohème de dénoncer le bourgeois vivant traditionnellement, car lui aussi peut apprécier l’art, etc.

Cela se veut ironique et en fait pas du tout, dans une ambiguïté foncièrement opportuniste.

« Et tout d’abord, à propos de cette impertinente appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne partageons nullement les préjugés de nos grands confrères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs années à jeter l’anathème sur cet être inoffensif qui ne demanderait pas mieux que d’aimer la bonne peinture, si ces messieurs savaient la lui faire comprendre, et si les artistes la lui montraient plus souvent.

Ce mot, qui sent l’argot d’atelier d’une lieue, devrait être supprimé du dictionnaire de la critique.

Il n’y a plus de bourgeois, depuis que le bourgeois — ce qui prouve sa bonne volonté à devenir artistique, à l’égard des feuilletonistes — se sert lui-même de cette injure.

En second lieu le bourgeois — puisque bourgeois il y a — est fort respectable ; car il faut plaire à ceux aux frais de qui l’on veut vivre.

Et enfin, il y a tant de bourgeois parmi les artistes, qu’il vaut mieux, en somme, supprimer un mot qui ne caractérise aucun vice particulier de caste, puisqu’il peut s’appliquer également aux uns, qui ne demandent pas mieux que de ne plus le mériter, et aux autres, qui ne se sont jamais doutés qu’ils en étaient dignes. »

Charles Baudelaire joue ici le rôle de passeur : il est celui qui articule le passage des artistes de la Bohème parisienne, d’esprit romantique, à l’élitisme idéaliste et aux exigences dandys.

William Haussoullier, La Fontaine de Jouvence (1844), oeuvre présente au Salon de 1845

Suivent ainsi des compte-rendus résolument serviles ou foncièrement destructeurs, Charles Baudelaire distribuant les bons et les mauvais points, avec comme critère non plus une quelconque affirmation romantique, de l’envergure, mais une sorte d’exigence précieuse. Voici quelques exemples de ses propos.

« M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. »

[Au sujet du tableau Dernières paroles de Marc-Aurèle de Delacroix] « Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris (…). Nous sommes ici en plein Delacroix, c’est-à-dire que nous avons devant les yeux l’un des spécimens les plus complets de ce que peut le génie dans la peinture.

Cette couleur est d’une science incomparable, il n’y a pas une seule faute, — et, néanmoins, ce ne sont que tours de force — tours de forces invisibles à l’œil inattentif, car l’harmonie est sourde et profonde ; la couleur, loin de perdre son originalité cruelle dans cette science nouvelle et plus complète, est toujours sanguinaire et terrible. »

« Que M. William Haussoullier ne soit point surpris, d’abord, de l’éloge violent que nous allons faire de son tableau »

[Au sujet de Rudolphe Lehmann] « Ses Italiennes de cette année nous font regretter celles de l’année passée. »

« M. Decamps a donc fait une magnifique illustration et de grandioses vignettes à ce poëme étrange de Samson — et cette série de dessins où l’on pourrait peut-être blâmer quelques murs et quelques objets trop bien faits, et le mélange minutieux et rusé de la peinture et du crayon — est, à cause même des intentions nouvelles qui y brillent, une des plus belles surprises que nous ait faites cet artiste prodigieux, qui, sans doute, nous en prépare d’autres. »

[Au sujet de Jésus chez Marthe et Marie de Laviron] « Tableau sérieux plein d’inexpériences pratiques. — Voilà ce que c’est que de trop s’y connaître, — de trop penser et de ne pas assez peindre. »

« M. Robert Fleury reste toujours semblable et égal à lui-même, c’est-à-dire un très-bon et très-curieux peintre. — Sans avoir précisément un mérite éclatant, et, pour ainsi dire, un genre de génie involontaire comme les premiers maîtres, il possède tout ce que donnent la volonté et le bon goût. »

[Au sujet de Granet] « Cela prouve tout simplement que c’est un artiste fort adroit et qui déploie une science très-apprise dans sa spécialité de vieilleries gothiques ou religieuses, un talent très-roué et très-décoratif. »

[Au sujet d’Achille Devéria] « Voilà un beau nom, voilà un noble et vrai artiste à notre sens. »

=>Retour au dossier Charles Baudelaire, la petite-bourgeoisie intellectuelle et la sensation multipliée