Lorsqu’on pense à la destruction d’une civilisation en Amérique, on pense avant tout aux Incas ou aux Aztèques.
On a ensuite à l’esprit les Amérindiens écrasés par les États-Unis et le Canada (ainsi que la France et l’Angleterre).
Puis, on se souvient qu’il y avait également de nombreuses tribus dispersées en Amérique centrale, ainsi qu’en Amérique du Sud.
En réalité, il existait d’autres peuples très nombreux, dont l’un d’eux consiste en les Mapuches.

Et si la monarchie espagnole a, en quelque sorte, repris de manière totalement différente la domination des Aztèques pour la vice-royauté de Nouvelle-Espagne et celle des Incas pour la vice-royauté du Pérou, les Mapuches ont été quant à eux purement et simplement éliminés.
Et ce processus a duré non pas un ou deux siècles, mais jusqu’au 19e siècle.
La naissance du Chili et son affirmation tiennent à cette colonisation aux dépens des Mapuches ; la dynamique que cela accorde à l’État chilien tient en une nature particulièrement agressive et expansionniste.
C’est même, paradoxalement, l’un des pays latino-américains au régime parmi les plus militarisés.
Paradoxalement, car il ne s’agit pas ici d’avoir simplement un caudillo, un brillant général prenant les commandes du pays.
Dans sa genèse même, le Chili naît comme pays sous contrôle d’une oligarchie capable de centraliser la direction du pays et d’attribuer au développement des caractéristiques véritablement violentes.
C’est que le Chili est né comme conquête en marge de la prise de contrôle de l’empire inca par la monarchie espagnole.
L’empire inca s’était étalé dans le Nord actuel du Chili à la fin du 14e siècle ; il avait été toutefois freiné par la résistance armée des tribus des Mapuches, le principal peuple présent dans une région très peuplée, puisque la population indienne alors présente sur le territoire du Chili actuel était d’environ un million de personnes.

La monarchie espagnole construisant la vice-royauté du Pérou sur les ruines de l’empire inca, les affrontements avec les Mapuches voisins furent immédiats. Et ils ne cesseront plus, s’étalant au total de 1536 à 1810.
La première mauvaise expérience espagnole se produisit dès le départ, avec la première tentative d’exploration, par Diego de Almagro. De manière notable, celui-ci fut ensuite tué pour avoir tenté de s’approprier le pouvoir au Pérou, où il avait été initialement mis de côté.
La conquête du Chili actuel représentait, à l’époque, un vecteur pour les aventuriers, pour une seconde vague de conquistadors.
La grande figure de ce processus est Pedro de Valdivia.

Il parvint en 1541 à établir les fondements d’une première ville, sur les bords du Río Mapocho : Santiago de la Nueva Extremadura.
C’est la future Santiago du Chili ; Nouvelle-Estrémadure était le nom donné à la région nord du Chili.
Ce nom disparaîtra assez rapidement, au profit de celui de Chili, sans qu’on connaisse réellement son origine, très vraisemblablement d’origine indienne.

peinture de Pedro Lira (1888)
Fort de sa lancée, Pedro de Valdivia devint gouverneur en 1541 et le territoire grandissant va dans la foulée être connu comme royaume du Chili, puis Capitainerie générale du Chili.
Pedro de Valdivia mit également en place les bases de nouvelles villes : La Serena (1544), Concepción (1550), Santa María la Blanca de Valdivia ainsi que Santa María Magdalena de Villa Rica et La Imperial (1552), Los Confines et Santiago del Estero (1553).
Plusieurs d’entre elles, ainsi que d’autres, furent détruites par les Mapuches dans le cadre de la grande révolte de 1598, avec notamment la bataille de Curalaba (où périrent 50 Espagnols et 300 Indiens supplétifs).
On retrouve ici la première grande contradiction du Chili naissant. On a les villes qui s’opposent aux campagnes. Mais les villes ne sont pas de véritables villes, ni les campagnes de véritables campagnes. Les villes ne sont pas nées des campagnes et il ne s’agit pas du même peuple dans les deux cas.
Qui sont les Espagnols ? La caste véritablement supérieure chez eux, qui décide de tout, consiste en les Espagnols « péninsulaires », nés en Espagne. Ils relèvent de l’élite politique, militaire, religieuse et intellectuelle.
En dessous d’eux, il y a des Espagnols nés en Amérique, qu’on appelle les criollos, les créoles.
Ils agissent dans le cadre d’une colonisation de peuplement et la couche supérieure chez eux descend directement des premiers conquistadors, à qui on a remis des territoires en récompense, avec le droit d’utiliser la force pour employer la main-d’œuvre indienne (officiellement pour leur édificatio).

Rapidement, les colons espagnols établiront la culture du blé et mettront en place des élevages. Leurs techniques agricoles sont bien plus développées que celles des Indiens, tout comme naturellement leurs armements, leurs tactiques militaires, leur organisation politique, etc.
C’est qu’en face, dans les campagnes, les Indiens sont très loin d’être parvenus au féodalisme. En fait, au sens strict, ils n’en sont même pas encore au stade des cités–États et du mode de production esclavagiste.
Les plus nombreux, les Mapuches, étaient des semi-nomades s’appuyant sur une agriculture extensive.

Si les Chon et les Changos étaient des chasseurs et pêcheurs, les Atacameños élevaient des lamas et des alpagas tout en ayant une agriculture fondée sur l’irrigation et une solide connaissance de l’emploi de l’or, de l’argent et du cuivre.
Les Pazioca (connus sous le nom de Diaguitas) étaient quant à eux passés maîtres dans l’art de la céramique ; ils consistaient en des chasseurs-cueilleurs ayant fait un grand pas dans l’élevage et l’agriculture.
Les Kawésqar étaient nomades, mais sur les mers, vivant sur des canots et des pirogues parfois assemblés. Il en allait de même pour les Yahgan, tandis que les Selknam vivaient principalement de la chasse du guanaco (l’animal sauvage dont descend le lama).
D’autres peuples encore existaient, plus ou moins liés aux Mapuches ; dans tous les cas, on est au niveau d’organisation tribale ou clanique.

La colonisation espagnole put donc s’appuyer sur deux leviers : l’écrasement militaire et la corruption des chefs.
Si on ajoute à cela les maladies apportées par les Espagnols (et inconnues des Indiens) et la mise en semi-esclavage, cela fit que la population indienne du Chili n’était plus composée que de 125 000 à 150 000 personnes au début du 19e siècle.
Tout cela se déroula parallèlement à l’avancée coloniale et à l’établissement des villes, en relation avec le développement économique.
Rancagua est fondée en 1743 (sous le nom de Santa Cruz de Triana), la ville minière de Copiapó en 1744, Punta Arenas en 1848, Puerto Montt en 1853, la ville d’Antofagasta avec son port pour exporter le phosphate en 1868.
Le développement autonome de cette colonisation fut même reconnue par la monarchie espagnole. Ainsi, en 1778, le Chili obtint le statut de capitainerie générale.

Cela signifiait qu’un capitaine général, nommé par la monarchie espagnole, était investi des pouvoirs civils et militaires, alors qu’auparavant c’est la vice-royauté du Pérou qui restait le centre de décision.
En 1798, c’est la séparation de la capitainerie générale du Chili d’avec la vice-royauté du Pérou qui fut officialisée.
Cela veut dire que, avant même que ne s’enclenche un processus d’indépendance, la colonisation du Chili avait pris un caractère spécifique.
Cela implique que l’indépendance du Chili ne modifie pas en soi une tendance déjà présente, relevant d’un élan colonial. Cela se prouve dans les événements qui suivront justement.
Et les difficultés initiales pour l’obtention de l’indépendance ne doivent pas être considérées autrement que comme de simples vicissitudes – inversement, l’idéologie réactionnaire du Chili attribue à cette lutte une nature héroïque, spécifique, de haute valeur, etc.
Le processus a simplement consisté en un va-et-vient.
Lorsque la monarchie espagnole s’effondra sous les coups de l’invasion napoléonienne, la capitainerie générale allait former la base administrative pour la prise du pouvoir par les élites créoles, c’est-à-dire les Espagnols nés en Amérique.
Ceux-ci formaient une véritable aristocratie, avec une véritable logique de caste ; les métis étaient mis à l’écart et formaient une sorte de catégorie intermédiaire, tandis que les Indiens se retrouvaient en bas de l’échelle.
En 1810, le gouverneur fut déposé et une Junte gouvernementale mise en place, pavant la voie à la tenue d’un congrès en 1811 et en 1812 ce fut l’indépendance.

la proclamation et le serment de l’indépendance de 1812
Il s’ensuivit une victoire puis une défaite, et enfin dans le contexte général en Amérique latine, où les indépendantistes se soutenaient initialement les uns les autres, la défaite des Espagnols.
Le processus d’affirmation coloniale reprit alors son cours, sous la supervision des criollos désormais.
Symbole de cette continuité, une figure majeure de l’indépendance et par ailleurs Director Supremo entre 1817 et 1823 fut Bernardo O’Higgins.
Or, son père Ambrosio O’Higgins, un Irlandais passé au service de la Couronne espagnole, avait été pas moins que vice-roi du Pérou et gouverneur du Chili !
Cela en dit long sur la nature sociale des créoles, qui ne voulaient en pratique que mettre de côté les Espagnols « péninsulaires », nés en Espagne, afin de s’approprier littéralement un pays en pleine expansion.

par José Gil de Castro, 1820
Il faut ici souligner le caractère très restreint sur le plan numérique des affrontements entre troupes indépendantistes et royalistes.
La bataille de Rancagua en 1814 opposa 2000 hommes à 4500 hommes, celle de Maipú en 1818 vit l’engagement total de 12 000 hommes environ.
On est dans un conflit élitiste dès le départ, qui concerne des groupes sociaux qui tentent de mobiliser largement, mais sans jamais parvenir à une dimension de masse.
Cette dernière ne va exister qu’après l’indépendance, et pour le Chili cela va passer par des séries d’initiatives brutalement bureaucratiques.
Cela tient au fait que, par l’élan colonial, la direction chilienne a immédiatement obtenu une certaine cohérence.

Cela n’a pas empêché, bien sûr, le chaos initial et les affrontements internes, car on ne parle pas d’une classe née historiquement à travers un parcours cohérent.
Les criollos forment dès le départ une couche bureaucratique – parasitaire vivant à l’ombre de la domination espagnole. La disparition de celle-ci leur a valu de prendre les commandes et cela ne pouvait se faire que de manière tourmentée.
Néanmoins, le Chili a réussi rapidement à mettre en place un régime défini de manière approfondie, avec une réelle substance conforme aux exigences des criollos.
La figure-clef ici fut Diego Portales (1793-1837), qui fut ministre de la Guerre, ministre des Affaires étrangères et ministre de l’Intérieur, tout en étant le plus grand capitaliste financier du pays.

C’est lui qui fut l’artisan de l’établissement d’un régime présidentiel fort. Le président avait un droit de veto absolu ; il choisissait tous les hauts fonctionnaires, ainsi que les officiers et les diplomates.
Il était à la fois commandant en chef des forces armées du pays et l’inspecteur en chef de la police ; le gouvernement lui-même lui était entièrement subordonné.
Cela ne fut obtenu qu’au prix d’une guerre civile, en 1829-1830, faisant 2000 morts et marquant la défaite des forces libérales représentant la bourgeoisie commerçante et les marchands d’affaires.
Les pelucones (les « gros bonnets ») l’emportèrent sur les pipiolos (les « sans expérience », les « candides »).
La Constitution de 1833 exigeait de ce fait, pour être élu, d’être un homme sachant lire et écrire et remplissant les conditions de propriété.
Il était nécessaire d’avoir un revenu d’au moins 500 pesos pour être élu à la Chambre des députés du Congrès, et d’au moins 2 000 pesos pour être élu au Sénat.
C’était là l’affirmation des grands propriétaires terriens, qui formaient une véritable aristocratie.

Plus particulièrement au Chili s’est mis en place l’inquilinat, où des personnes endettées devaient travailler gratuitement pour un propriétaire terrien (dans l’élevage, l’abattage surtout) en échange d’un lopin de terre.
L’inquilinat ne disparaîtra que dans les années 1960, les forces productives rendant caduc ce véritable servage relevant du semi-esclavage. Et ce n’était qu’un aspect de la réalité féodale du Chili.
En 1868, 2 300 propriétaires possédaient 70 % des terres cultivées, le reste étant aux mains de 27 000 petits et moyens propriétaires, qui bien entendu tombaient aisément dans les mains des usuriers.
Quant au reste, l’écrasante majorité des paysans, soit la moitié de la population, n’avait aucune terre.
Le régime présidentiel fort n’était ainsi que le masque d’une terrible oppression, où l’on n’avait pas simplement les criollos au pouvoir, mais en fait une véritable oligarchie structurée.
Rapidement, l’opposition entre les pelucones et les pipiolos devint secondaire ; les grands propriétaires terriens avaient l’hégémonie, mais il est évident que les forces féodales convergeaient avec les capitalistes toujours moins nationaux et toujours plus liés aux Britanniques, et inversement.
Cette convergence fut dénoncée dans le roman Don Guillermo, de 1860 et dans une perspective satirique et fantastique. Écrit par José Victorino Lastarría, on trouve le périple de Don Guillermo, un aristocrate, au pays d’Espelunco (anagramme de « pelucones »).

José Victorino Lastarría dut s’exiler à Lima, en raison de son action dans le cadre de la Sociedad de la Igualdad (Société de l’Égalité) fondée par Francisco Bilbao et Santiago Arcos sur une base libérale-démocratique tournée vers le peuple.
Fondée en avril 1850, elle eut immédiatement un vif succès, avec 4000 adhérents, menant une vaste campagne d’agitation.
Dès novembre de la même année, le régime ordonna l’état de siège dans la capitale Santiago et procéda à son interdiction.
La révolte libérale que cela provoqua immédiatement à Santiago et La Serena ne parvint à aucun succès ; une seconde révolte dans la capitale, où Benjamín Vicuña Mackenna joua un rôle important, fut pareillement écrasée un an plus tard.
Le parcours de Benjamín Vicuña Mackenna est ici significatif. Il fut effectivement un acteur majeur en 1851, alors qu’il avait été nommé à 19 ans le secrétaire de la Société de l’Égalité.
Mais il était le petit-fils de l’Irlandais Juan Mackenna, général de l’armée chilienne lors de l’indépendance ; son père Francisco Ramón Vicuña Larraín avait également joué un grand rôle politique.
Et lorsque les libéraux furent « intégrés » au régime par les conservateurs par la suite, Benjamín Vicuña Mackenna accepta de se soumettre, et devint l’intendant de la capitale.

Cela montre la faiblesse du libéralisme, porté par des idées bourgeoises européennes, mais sans réelle bourgeoisie nationale pour les porter.
La tentative de révolte libérale en 1859, par 2000 hommes en armes, n’eut une porte historique qu’anecdotique.
Au Chili, les féodaux avaient le dessus dès le départ, avec les libéraux désormais liés au Royaume-Uni mis de côté se sont soumis, avec un Chili devenant semi-féodal semi-colonial, tandis qu’une petite fraction, relevant réellement de la bourgeoisie nationale, a tenté de se soulever, sans succès.
L’échec de 1850-1851 conditionne le développement du Chili, marqué par une centralisation au service d’une oligarchie qui, de simple force féodale, a réussi à constituer un véritable capitalisme bureaucratique.
Cela implique une agressivité très active, avec des initiatives ininterrompues du régime.

Celui-ci fit la guerre au Pérou de 1836 à 1839, occupant notamment Lima, afin d’empêcher la mise en place d’une confédération entre celui-ci et la Bolivie.
Il mena la « pacification de l’Araucanie » de 1861 à 1883, écrasant la dernière poche contrôlée par les Mapuches.
Il mena la guerre du Pacifique contre le Pérou et la Bolivie entre 1879 et 1884, annexant une partie du territoire de ces deux pays. La « chilenisation » fut particulièrement brutale et systématique.
Il annexa l’île de Pâques en 1888 et revendiqua une partie de l’Antarctique.

Ce processus expansionniste accompagnait l’insertion de l’économie chilienne au service de la principale puissance alors, le Royaume-Uni.
Fort de sa situation, l’oligarchie associa sa dimension féodale à une ouverture avec les capitalistes britanniques, donnant au Chili une nature semi-coloniale.
Dès 1840, les mines de cuivre chiliennes alimentaient les fonderies britanniques, au prix bien entendu de l’exploitation la plus dure des travailleurs.
Dès les années 1860, il y avait au Chili 1500 mines de cuivre, couvrant quasiment 50 % de la production mondiale.
En 1870, des gisements d’argent ont été découverts à Caracoles, dans le désert d’Atacama, au nord du Chili, provoquant un réel développement en ce domaine, le Chili étant au premier rang des exportateurs.

Le Chili exportait également le guano et le salpêtre ; l’extraction du charbon fut mise en place (notamment utilisé pour les mines de cuivre, le charbon étant auparavant britannique).
Tout cela contribua fortement à la mise en place d’une réelle industrie (chaussures, meubles, etc.) et le chemin de fer apparut pour la première fois en 1852 dans le nord du pays, reliant la ville minière de Copiapó à la ville portuaire de Caldera.
Naturellement, ce chemin de fer était sous contrôle du capital britannique, comme beaucoup d’entreprises minières et bien sûr l’industrie du salpêtre (à 84%). 45 % des importations chiliennes étaient britanniques.

Cette avancée tout au long du 19e siècle ne pouvait toutefois aller sans déséquilibre.
Le président José Manuel Balmaceda Fernández tenta de s’arroger tellement de prérogatives que cela déboucha sur un conflit avec le parlement. L’armée de terre soutint le premier, la marine le second et cela produisit la guerre civile de 1891, avec 10 000 morts.
Le parlement l’emporta et encadra par la suite la présidence jusqu’en 1925, date où l’armée imposa une nouvelle constitution à la suite du coup d’État militaire du 11 septembre 1924.
Cette date rappelle immédiatement celle du 11 septembre 1973, où l’armée fit pareillement un coup d’État, sous la direction du général Augusto Pinochet.
Et, concrètement, les deux coups d’État ont une nature similaire.
En 1924, le pays était en crise, parce que tout l’élan économique du 19e siècle était épuisé.
Le cours du cuivre avait baissé, le salpêtre n’était plus nécessaire car on pouvait en produire de manière synthétique, les dettes devenaient trop grandes.
Cela voulait dire un renforcement de la contradiction entre les forces féodales et celles liées à la dimension semi-coloniale du pays.
En 1973, le gouvernement de Salvador Allende s’appuyait sur la petite-bourgeoisie pour faire basculer le pays dans un rapprochement avec le social-impérialisme soviétique.
Là encore cela renforçait la contradiction entre les forces féodales et celles liées à la dimension semi-coloniale du pays.
Pourquoi cela ? Pour une raison très simple.
La partie des couches dominantes qui est liée le plus directement à la dimension semi-coloniale doit toujours ajuster sa propre réalité, afin de rester au service de forces impérialistes.
Par contre, la partie des couches dominantes qui repose sur le féodalisme se doit de toujours aller dans le sens de renforcer le conservatisme.
On a en apparence une même opposition conservateurs/modernistes dans les pays capitalistes, par exemple entre les Républicains et les Démocrates aux États-Unis.
Néanmoins, on parle là d’une opposition entre des secteurs capitalistes.
Dans un pays semi-féodal semi-colonial comme le Chili, cette opposition n’a pas la même nature.
Elle n’exprime pas le fruit d’un développement capitaliste « naturel », avec une perspective offensive de développement, mais une tentative de colmater les brèches et de maintenir un équilibre entre deux forces fondamentales « contrôlant » le pays au moyen d’un capitalisme bureaucratique.

On a une preuve très simple de cela avec la constitution de 1980. Elle est rédigée par la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Un référendum l’approuva la même année, par 69 % de oui contre 31 % de non.
Il va de soi que la fraude fut de rigueur. Cependant, même si la constitution de 1980 fut largement amendée, elle est toujours en vigueur.
Une tentative de la « gauche » de la remplacer en 2020 fut rejetée par 62 % des voix contre 38 % (avec 85 % de participation).
Une seconde tentative de la remplacer, en 2023 et cette fois venant de la « droite », fut elle aussi rejetée, par 55,7 % des voix contre 44,3 % des voix (avec 84,5 % de participation).
Il y a la surface du régime, avec l’équilibre institutionnel entre les forces liées au féodalisme, celles liées au colonialisme, les deux formant le capitalisme bureaucratique.
Et il y a la base réelle, où cohabitent le semi-féodalisme et le semi-colonialisme comme deux aspects contradictoires, avec l’armée faisant basculer les choses d’un côté ou de l’autre.
De par l’importance de la superpuissance impérialiste américaine, qui a remplacé le Royaume-Uni, on se doute que c’est par la fuite en avant que se résolvent les problèmes.
Cependant, c’est vrai à la base même. Le Chili est né comme projet colonial en expansion et c’est cela qui a façonné historiquement les « élites ».
Le Chili a ainsi toujours été une sorte de « démocratie des élites », avec des scènes de conflit qui, finalement, aboutissent toujours à la convergence et à la collusion.

C’est la raison pour laquelle le Parti Communiste a dès le départ été réprimé dans le sang ; entre 1927 et 1931, c’est par centaines que les communistes sont torturés, emprisonnés, exilés.
Il existera jusqu’en 1938 de manière relativement clandestine. Suivra une petite accalmie avant une interdiction en 1947, accompagné de l’établissement d’un camp de concentration à Pisagua.
Pour cette raison et de par l’ampleur de la répression qui a suivi en 1973, l’opposition révolutionnaire aujourd’hui au Chili est constituée de mouvements levant le drapeau mapuche et d’une très forte scène anarchiste insurrectionnaliste prônant la lutte armée.
Il s’agit là de deux forces qui naissent sur le seul terrain laissé libre sur le plan des idées et de la pratique par l’oligarchie chilienne et son régime « d’équilibre ».
Il va de soi que c’est erroné, car les Mapuches n’ont pas été une nation, et que l’anarchisme vise un capitalisme qui est en fait bureaucratique (ce qui fait que les anarchistes expriment en réalité un libéralisme réel, de type capitaliste).
Néanmoins, cela reflète une véritable résistance à la nature fondamentale de l’État chilien, né par et pour l’expansion, focalisé sur les questions militaires et il ne peut pas en être autrement.

Pourquoi ? Car le Chili fait 4 265 kilomètres de long, pour une largeur d’entre 15 et 350 km. C’est une catastrophe stratégique du point de vue militaire.
Il faut donc entretenir, par définition même, une puissante armée. Les soldats retraités ont leur propre caisse de retraite, à hauteur de 15 % du budget des armées, qui lui-même forme 7 % des dépenses publiques.
Le Chili a moitié moins d’habitants que l’Argentine (19,7 contre 45,7), mais son budget militaire est plus élevé (4,1 milliards de dollars contre 3,1).
Il faut ajouter à cela l’existence des Carabineros, strict équivalent des Carabinieri italiens, étant donc une force paramilitaire présente non pas simplement dans les campagnes (comme les gendarmes français) mais également dans les villes.
Les Carabineros ont été mis en place en 1927, dans le prolongement de la mise en place de la constitution de 1925.
Ils reflètent l’esprit militaire qui prédomine au Chili, dans le cadre d’un État né par et pour l’expansion.
Le régime est toujours obligé d’aller de l’avant dans cette perspective : c’est là sa principale faiblesse, source de ses déséquilibres auxquels il répond nécessairement par l’intermédiaire de l’armée comme « arbitre » du rapport entre l’aspect semi-féodal et l’aspect semi-colonial.

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Les pays issus de la colonisation espagnole de l’Amérique