Il existe une différence essentielle entre concentration et centralisation, deux concepts très importants pour étudier l’évolution d’un phénomène.
Une définition erronée serait de dire que le fait de concentrer signifie réunir en un centre ce qui était auparavant dispersé : on ne verrait alors nullement la différence avec le fait de centraliser. De fait, dans l’idéologie bourgeoise tend à assimiler les deux concepts.
Pourtant, on dira que Louis XIV a concentré les pouvoirs, pas qu’il les a centralisés (ce qu’on devrait dire pourtant en réalité), tout comme on dira de l’État français qu’il est historiquement centralisé (alors qu’en réalité il a justement concentré les pouvoirs).
Quelle est la différence entre concentration et centralisation et quelle est son importance ?
Elle tient, de fait, à la question de la synthèse, du saut qualitatif. On peut formuler la chose de la manière suivante : une concentration se produit, alors qu’une centralisation est voulue.
La concentration est un processus d’assemblage, de regroupement, se produisant en quelque sorte de manière naturelle, par la force des choses. Une colère dans une entreprise aboutissant à une grève est le produit d’une concentration de forces, de leur assemblage naturel dans le cadre d’une lutte de classes.
Si, par contre, les travailleurs de l’entreprise avaient choisi de s’unir, de manière consciente, afin de lutter, alors cela aurait été un processus de centralisation.
Dans le mouvement ouvrier, cette question n’avait initialement pas été comprise et une bonne partie de lui défendait alors la conception anarchiste du fédéralisme, de la concentration sur le long terme des forces dispersées des travailleurs.
Le syndicalisme révolutionnaire est l’aboutissement logique de cette démarche où les travailleurs concentrent leurs forces ; l’incapacité de la CNT à savoir quoi faire en Espagne en 1936 témoigne de l’échec de cette approche.
En réalité, les travailleurs doivent centraliser leurs forces, c’est-à-dire non pas simplement les ajouter, mais en former une unité complète dont la conclusion est précisément la révolution socialiste. C’est parce qu’il avait compris le principe de centralisation que Lénine avait pu mener la révolution de 1917, tout comme par la suite, au moyen de cette même compréhension, Staline a pu développer le principe de planification.
Il en va de même pour Mao Zedong avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, qui n’a jamais été une lutte « décentralisée » de rebelles se « fédérant », mais un lutte de classe centralisée suivant une ligne précise.
Citons ici Karl Marx qui, dans Le Capital, aborde cette question de la concentration et de la centralisation dans le cadre du développement du capitalisme.
« L’accumulation du capital social résulte non seulement de l’agrandissement graduel des capitaux individuels, mais encore de l’accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se convertissent en capitaux, soit que des boutures d’anciens capitaux s’en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche.
Enfin de gros capitaux lentement accumulés se fractionnent à un moment donné en plusieurs capitaux distincts, par exemple, à l’occasion d’un partage de succession chez des familles capitalistes.
La concentration est ainsi traversée et par la formation de nouveaux capitaux et par la division d’anciens.
Le mouvement de l’accumulation sociale présente donc d’un côté une concentration croissante, entre les mains d’entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse, et de l’autre la dispersion et la multiplication des foyers d’accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent mutuellement de leurs orbites particulières.
A un certain point du progrès économique, ce morcellement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leur attraction mutuelle.
Ce n’est plus la concentration qui se confond avec l’accumulation, mais bien un procès foncièrement distinct, c’est l’attraction qui réunit différents foyers d’accumulation et de concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d’un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement dite. »
Karl Marx constate ici que, de manière dialectique, il y a dans le capitalisme un processus de concentration dont l’autre aspect est la division. Quand des capitalistes décident d’unir leurs forces dans un projet, il y a concentration ; le décès d’un capitaliste et la division du capital pour les répartir aux héritiers est inversement une dé-concentration.
Il y a toutefois, au bout d’un moment, « à un certain point du progrès économique », un saut qualitatif. La dimension individuelle de la propriété du capital se heurte à un processus de socialisation, que Karl Marx qualifie de « procès foncièrement distinct » : c’est la centralisation.
Les forces sociales ont, en effet, été tellement développés qu’il faut des forces toujours plus colossales pour mettre en branle de nouveaux processus ; le pionnier américain cède la place au monopoles mettant d’immenses moyens pour procéder à des réalisations non plus simplement locales, mais à très grande échelle.
La mise en place, par exemple, de câbles destinés à l’utilisation d’internet ne saurait être réalisée par du capital concentré : il faut une centralisation générale, tant à la source pour disposer unilatéralement de capital, de moyens pour lancer le projet, que dans la réalisation, avec un seul centre de décision.
Voilà pourquoi l’URSS et la Chine populaire disposaient d’un pouvoir centralisé, d’une planification centrale à laquelle il fallait obéir ; voilà pourquoi, inversement, après 1953 et 1976, ces pays devenus capitalistes connaissaient l’existence de capitaux autonomes concentrant leurs forces, la planification n’existant plus.
Il y a donc lieu de bien distinguer concentration et centralisation, le dernier terme devant désigner un saut qualitatif dans l’unification (de forces, d’idées, de moyens, etc.). Lénine, en tant que personne ayant donné une pensée-guide à la révolution russe, n’a pas concentré ses idées sur le marxisme, il les a centralisés.
Et c’est bien la nature de la révolution socialiste que de procéder à des centralisations tout au long de son parcours, et non pas à des concentrations. Le Parti, la pensée-guide, l’idéologie, les organismes générés pour mobiliser les masses : tout cela est nécessairement une centralisation, une synthèse.
La concentration reste ici résolument attachée au spontanéisme, au syndicalisme, à l’économisme, à l’incompréhension du matérialisme dialectique.
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