Une fois les élections passées et l’entrée de nouveaux ministres communistes au gouvernement, le légitimisme ne va évidemment pas cesser. Le discours de Waziers est réitéré à plusieurs reprises, sous plusieurs formes, voire démultiplié avec par exemple la mise en avant de la « bataille pour l’acier », la « bataille du vin ».
Le 17 février 1946, Maurice Thorez est à Montceau-les-Mines, où il prononce un discours dans l’esprit de celui de Waziers. Voici comment l’événement est raconté par Georges Cogniot, dans l’article « Politique de résultats, politique d’avenir » publié dans L’Humanité.
On notera que le discours de Maurice Thorez a également été diffusé à la radio nationale.
« POLITIQUE DE RÉSULTATS, POLITIQUE D’AVENIR
Le magnifique congrès du Sous-Sol de Montceau-les-Mines s’est achevé dans une atmosphère de virile allégresse et d’enthousiasme réfléchi ; dimanche, au cours d’une manifestation de trente mille personnes, Maurice Thorez a parlé.
Le secrétaire général du Parti Communiste, le vice-président du gouvernement, a développé les idées pour lesquelles, depuis dix-huit mois, il combat inflexiblement.
Il a préconisé une fois de plus la politique de production, la politique de résultats, la politique d’avenir.
Avec son langage direct et franc son sens aigu des réalités et son civisme il, a appelé les mineurs, — après avoir salué leurs efforts et leur victoire, — à dépasser encore leurs résultats. Il leur a demandé 100 kilos de plus par travailleur et par jour pour que la France puisse hausser sa production sidérurgique a 75% du niveau d’avant guerre.
Maurice Thorez a redit comment l’augmentation de la production est la clé la seule clé de tous nos problèmes comment il faut accroître le volume des marchandises pour mettre fin au désordre des prix et aux risques de la monnaie, au marché noir et à la misère.
Les forces ennemies du rétablissement national, elles aussi sont appelées par leur nom dans le discours de Montceau. C’est la gabegie, c’est l’esprit bureaucratique, c’est l’apathie et la défiance à l’égard des énergies populaires, qu’une grande voix de combattant nous exhorte à attaquer à boulet rouge, en unissant tous nos efforts, qui que nous soyons, socialistes, communistes, catholiques.
En vain, la réaction puise dans sa collection de masques. Maurice Thorez les lui arrache l’un après l’autre.
Comme ils s’effondrent sous ses coups, ceux qui voudraient prendre l’apparence d’une entière sécurité et camoufler nos difficultés passagères, et ces autres qui, après avoir été les idéologues de la grande pénitence, se déguisent aujourd’hui en défenseurs des libertés syndicales et ceux-là encore qui, hier partisans de la tyrannique Charte du Travail de Pétain, excitent aujourd’hui à la grève…
Quand la classe ouvrière ne saurait pas que son intérêt est de produire elle s’en apercevrait rien qu’à voir quels sont ceux qui sabotent la production.
A la fin de 1900 à propos du mouvement grandiose des mineurs de Montceau Jean Jaurès s’écriait : « C’est la résurrection de la classe ouvrière depuis vingt ans couchée dans sa servitude comme en un tombeau. »
Un demi-siècle plus tard les syndicats du Sous-Sol font de nouveau des prodiges et, de nouveau, Montceau marquera, une étape sur la voie d’une reprise, d’une remontée, d’une résurrection.
Cette fois, le prolétariat ne se relève plus seulement lui-même. Il joue son rôle, le premier, dans le redressement du pays.
Dans sa volonté de liberté et de progrès, il se range au service de la grande politique nationale inlassablement défendue par Maurice Thorez. »
Quelques jours plus tard, le Parti Communiste Français participait à l’esprit unanime du vote consacrant la propriété dans la constitution. C’est une reconnaissance absolue du capitalisme, une capitulation en rase campagne.
L’article de la constitution est rédigé comme suit :
« La propriété est le droit inviolable et sacré d’user, de jouir et de disposer des biens garantie à chacun par la loi.
Nul ne saurait en être privé, si ce n’est pour cause d’utilité publique légalement constatée et sous la condition d’une juste indemnité fixée conformément à la loi. »
Si on comprend que Maurice Thorez représente une ligne opportuniste de droite, on saisit forcément que tout cela est catastrophique. Il n’y a pourtant absolument personne pour le voir alors dans le Parti et il ne se formera jamais aucune opposition en son sein.

C’est que les militants sont nouveaux, façonnés par l’élan et l’entrain du Front populaire, puis de la Résistance, tous deux interprétés comme une « fusion » populaire et nationale.
Quant aux cadres historiques, ils sont heureux de ne pas être isolés comme le Parti l’était dans les années 1920 et c’est l’alpha et l’oméga de leur vision du monde. Tout sauf les années 1920 est la règle absolue.
À leurs yeux, avoir été 30 000 rejetés par tout le pays était atroce, alors forcément, se retrouver à un million avec la légitimité républicaine, cela change tout pour eux.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas de perplexité, voire de mécontentement profond devant ce qui est souvent considéré comme une tendance trop conciliatrice.

À la mi-1946, la contestation commence à gronder dans les rangs ; d’ici la fin de l’année, le Parti aura perdu 100 000 membres. La direction fut dans l’obligation de maintenir toujours plus fermement sa ligne opportuniste de droite ; elle s’empressa notamment de changer les cadres dirigeants de la Charente, de la Haute-Vienne et du Lot-et-Garonne.
Les 15 et 16 juin 1946, à la session du Comité Central, Maurice Thorez eut même un mal fou à faire passer le maintien de la ligne. Il fut obligé de dénoncer ceux qui « mettent en doute notre ligne générale ».
En plus d’Auguste Lecœur, il est fait allusion ici à André Marty, l’ancien mutin de la Mer Noire et grand organisateur au sein des Brigades Internationales ; il était en URSS pendant la guerre. Il faisait partie des hauts dirigeants, notamment dans le cadre de la question de la mise en place du gouvernement.
Néanmoins, André Marty ne dénonça jamais frontalement les porteurs de la ligne opportuniste de droite ; il prônait seulement une rectification. Il fut rapidement mis de côté dans le Parti lui-même, puis exclu, lui-même passant dans une sorte de mélange d’anarchisme et de révisionnisme.
Il faut dire que la direction du Parti Communiste Français pratiquait la fuite en avant. Il parvint ainsi à un accord avec les socialistes pour proposer un projet de constitution.
Le régime proposé consistait en une seule assemblée, où le président de la République n’avait finalement qu’un rôle honorifique. Cela eut son effet : le projet obtint 309 voix contre 249 à l’Assemblée en avril 1946 et fut donc proposé par référendum.
L’appel de Maurice Thorez relatif à ce projet de constitution est exemplaire de l’opportunisme « républicain » désormais identité profonde du Parti Communiste Français.
Participation à la vie de l’entreprise, protection de la propriété, justificatif par une revue conservatrice britannique, éloge de la stabilité… le document est un véritable drame historique, une honte absolue.
« L’appel de Maurice THOREZ à la Nation française
Français et Françaises,
Dans quelques heures vous fixerez les destinées de la Patrie.
Toutes les raisons du cœur et de l’esprit vous recommandent de voter OUI, de ratifier la Constitution démocratique adoptée par l’Assemblée Nationale.
OUI POUR l’amour de la France et de la République que le sacrifice de nos héros et de nos martyrs, et l’aide de nos alliés, ont fait triompher de l’envahisseur hitlérien et de ses complices vichyssois.
OUI PAR fidélité à l’idéal des combattants de la résistance qui s’étaient unis pour libérer la France et qui doivent le demeurer afin de poursuivre et de mener à bien l’œuvre immense de redressement national.
OUI PAR attachement aux libertés que la Constitution garantit à tous les Français de la métropole et aux ressortissants des territoires d’outre-mer : liberté de pensée et de presse ; liberté de réunion et de défilé dans la rue ; liberté de conscience dans le respect absolu de la laïcité ; liberté d’association ; droits égaux pour la femme et pour l’homme.
OUI POUR rendre effectifs les droits sociaux et économiques inscrits dans la Constitution : intégrité et dignité de la personne humaine ; protection de la famille, de la mère et de l’enfant ; droit à l’instruction pour tous ; droit au travail comme au repos ; droit des salariés de participer à la gestion des entreprises.
OUI POUR sauvegarder la propriété, fruit du travail et de l’épargne, et d’autant mieux garantie que les grandes entreprises des trusts expropriateurs deviennent propriété de la Nation.
OUI POUR ne pas laisser remettre en question les avantages acquis par le monde du travail : le principe des 40 heures et les majorations de salaires pour les heures supplémentaires ; l’organisation des Comités d’entreprises ; la retraite des vieux ; le statut du fermage et du métayage ; le prêt d’installation aux jeunes ménages paysans, etc…
OUI ENFIN, pour sortir du provisoire, pour ne pas laisser sombrer le pays dans le chaos et l’anarchie ; pour que des institutions stables assurent les conditions les plus propres au développement de notre production, source unique de prospérité et de bien-être ;
et pour que le gouvernement de demain soit en mesure de faire aboutir les revendications légitimes de notre pays en matière de sécurité et de réparations, gage d’une paix solide et durable.
Français et Françaises,
Votez OUI, pour une Constitution « raisonnable et modérée » comme le reconnaît le Times, le grand journal conservateur anglais, qui ajoute :
« La « dictature de la majorité » – entre guillemets – qui effraye tant la droite, diffère peu des méthodes parlementaires actuellement en usage à la Chambre des Communes ».
Le Times dit encore : « Si le peuple français vote pour la nouvelle Constitution, alors le pays aura renoué avec la tradition de 1789 ».
Français et Françaises.
Le PARTI COMMUNISTE vous appelle avec confiance à voter OUI.
OUI POUR LA FRANCE DE 1789,
OUI, POUR LA RÉPUBLIQUE DÉ
MOCRATIQUE, LAÏQUE ET SOCIALE. »
Le vote national fut un échec. Le 5 mai 1946, il y eut 52,82 % de « non », pour 47,18 % de « oui » (soit 10 584 359 de voix contre 9 454 034), avec 79 % de participation.
La tentative de court-circuiter la question « deux » du référendum de 1945 était un échec. Elle avait permis de rêver pendant plusieurs mois, mais en mai 1946, on retourne à la case départ.
Qui plus est, il était alors nécessaire de refaire des élections pour qu’une nouvelle assemblée soit élue et propose une nouvelle constitution.
Les élections du 2 juin 1946 donnent le rapport suivant :
– les démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire obtiennent 28,22 % des voix (5,5 millions d’électeurs) ;
– le Parti Communiste Français obtient 25,98 % des voix (soit 5,1 millions d’électeurs) ;
– le Parti socialiste-SFIO obtient 21,14 % des voix (soit 4,1 millions d’électeurs) ;
– la droite avec le Parti républicain de la liberté obtient 12,76 % des voix (soit 2,5 millions d’électeurs) ;
– le Rassemblement des gauches républicaines obtient 11,61 % des voix (soit 2,2 millions d’électeurs).
Il y a alors un nouveau projet de constitution, dans l’esprit traditionnel français avec une assemblée, un sénat, etc. Ce fut la dépolitisation massive, puisque le référendum le 13 octobre 1946 était marqué par 32 % d’abstention.
Et le projet fut adopté par 53,24 % des voix (contre 46,76 %).
La victoire fut courte, mais cela suffisait à anéantir tous les efforts du Parti Communiste Français depuis 1945. La nouvelle de Constitution n’avait rien à voir avec celle espérée.
Pire encore, le Parti Communiste Français a considéré… qu’il fallait la soutenir.
C’était un retournement de position totalement opportuniste sur le plan stratégique, mais justement : une fois ancré dans le régime, le Parti Communiste Français n’a qu’une seule obsession, la tactique pour rester dans le jeu politique, à tout prix.
Voici son commentaire suite au résultat.
« Vive la Constitution ! Vive la République !
FRANÇAIS et FRANÇAISES !
Vous venez de remporter une grande victoire républicaine en ratifiant la Constitution.
En votant OUI, vous avez assuré le triomphe de la République et écarté le danger du pouvoir personnel. Vous avez permis ainsi à la France de sortir du provisoire propice aux désordres, aux, scandales, aux aventures.
La France va enfin avoir les institutions stables qui vont permettre de poursuivre à l’intérieur une politique vigoureuse de Renaissance nationale, et à l’extérieur une politique de paix fondée sur l’union des alliés, la sécurité de nos frontières et le paiement des réparations.
Les adversaires de la démocratie espéraient que la victoire des NON leur permettrait de remettre en discussion les principes républicains auxquels le peuple de France est traditionnellement attaché.
La victoire des OUI a mis tous ces plans en échec, mais le danger réactionnaire reste menaçant.
Autour de la nouvelle Constitution adoptée par le peuple et qui doit être la loi pour tous, autour de la République indivisible, laïque, démocratique et sociale, il faut monter une garde vigilante.
Communistes, socialistes et républicains de toute nuance, fermement attachés à la cause de la République inséparable de celle de la France, soyons unis autour de la Constitution pour conduire notre pays vers plus de liberté et de bien-être.
VIVE LA FRANCE ! VIVE LA RÉPUBLIQUE !
Le Parti Communiste Français »
Comme on le voit, le soutien au projet tient au refus des « désordres », des « scandales », des « aventures ». De quoi est-il parlé ici, au juste ?
Tout simplement du retour politique de Charles de Gaulle. Celui-ci était à la tête du gouvernement provisoire depuis juin 1944 ; il avait conservé son poste après les élections de 1945. Mais le 20 janvier 1946, il avait démissionné.
Son motif : il était pour un régime centralisé ; de fait, il vient de la droite la plus autoritaire, confinant au fascisme. Son explication est sans ambiguïtés par ailleurs :
« Le régime exclusif des partis est reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d’établir par la force une dictature dont je ne veux pas, et qui sans doute tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. »
Charles de Gaulle théorisa son refus de la quatrième république dans un premier discours à Bayeux le 16 juin 1946 (il s’agit de la première ville libérée par le débarquement et de Gaulle était présent deux ans auparavant, tenant un discours), et surtout dans un second discours à Épinal du 29 septembre 1946, où il expliqua la nécessité d’un « État fort ».
En voici les extraits les plus significatifs.
« La République a été sauvée en même temps que la patrie (…). Entre-temps, nous avons gouverné, en appelant à nos côtés des hommes de toutes origines.
Nous l’avons fait, certes, avec autorité, parce que rien ne marche autrement, et nous avons sans rémission, mais non sans peine, brisé ou dissous à mesure toutes les tentatives intérieures ou extérieures d’établir quelque pouvoir que ce fût en dehors de celui du Gouvernement de la République.
Peu à peu, la nation avait bien voulu nous entendre et nous suivre. Ainsi furent sauvés la maison et même quelques meubles. Ainsi le pays put-il recouvrer le trésor intact de sa souveraineté vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres.
C’est pourquoi – soit dit en passant – nous accueillons avec un mépris de fer les dérisoires imputations d’ambitions dictatoriales, que certains, aujourd’hui, prodiguent à notre égard et qui sont exactement les mêmes que celles dont, depuis le 18 juin 1940, nous fûmes comblé, sans en être accablé, par l’ennemi et ses complices, par la tourbe des intrigants mal satisfaits, enfin par certains étrangers qui visaient à travers notre personne l’indépendance de la France et l’intégrité de ses droits.
Mais, si la République est sauvée, il reste à la rebâtir (…).Il nous parait nécessaire que l’état démocratique soit l’état démocratique, c’est-à-dire que chacun des trois pouvoirs publics : exécutif, législatif, judiciaire, soit un pouvoir mais un seul pouvoir, que sa tâche se trouve limitée et séparée de celle des autres et qu’il en soit seul, mais pleinement, responsable.
Cela afin d’empêcher qu’il règne dans les pouvoirs de l’État cette confusion qui les dégrade et les paralyse ; cela aussi afin de faire en sorte que l’équilibre établi entre eux ne permette à aucun d’en écraser aucun autre, ce qui conduirait à l’anarchie d’abord et, ensuite, à la tyrannie, soit d’un homme, soit d’un groupe d’hommes, soit d’un parti, soit d’un groupement de partis.
Il nous paraît nécessaire que le Chef de l’État en soit un, c’est-à-dire qu’il soit élu et choisi pour représenter réellement la France et l’Union Française, qu’il lui appartienne, dans notre pays si divisé, si affaibli et si menacé, d’assurer au-dessus des partis le fonctionnement régulier des institutions et de faire valoir, au milieu des contingences politiques, les intérêts permanents de la nation (…).Nous ne résoudrons les vastes problèmes du présent et de l’avenir : conditions de la vie des personnes et des familles et, d’abord, des moins avantagées, activité économique du pays, restauration financière, réformes sociales et familiales, organisation de l’Union Française, défense nationale, refonte de l’administration, position et action de la France dans le monde, que sous la conduite d’un État juste et fort.
Ces convictions-là sont les nôtres. Elles n’ont pas de parti. Elles ne sont ni de gauche, ni de droite. »
Le Parti Communiste Français voit ainsi en Charles de Gaulle une menace, d’où son appel finalement à soutenir le second projet de constitution, qui aurait au moins le mérite de ne pas être centralisé.
C’est une « constitution démocratique » afin d’éviter « le provisoire propice aux aventures ».
Le Parti Communiste Français ne le sait pas encore, mais une telle politique de soumission au régime va permettre à Charles de Gaulle de se positionner en sauveur face à une quatrième république chaotique, d’abord en fondant un « Rassemblement du peuple français » en avril 1947, puis avec le coup d’État en 1958.
Qui plus est, tout cela entraîne dans une logique impitoyable : le Parti Communiste Français est pour les améliorations démocratiques, donc s’il y a des améliorations démocratiques c’est que le Parti Communiste Français est pour.
Son identité est alors forgée, comme aile « républicaine sociale » du régime, que cela soit la quatrième ou la cinquième république.
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